Double ou difficulté multiple que de vouloir être - être dans le monde-, et d?être soi-même, pas un autre, pas un possédé de ce monde. Beaucoup se plaignent de la complexité de la vie, du monde et de ses innovations.Ils aimeraient mener une vie simple, harmonieuse, sans déchirements. Tous ne sont pas dans le monde de la même manière : il y a ceux qui subissent, d?autres qui agissent; ceux qui se retrouvent, d?autres qui se perdent, etc. Il y a subir et subir : il n?en coûte pas, il n?en revient pas de même pour tous. Il y a les nouvelles masses des Sud avec leur appétit démesuré qui sont jetées dans le monde et les élites (les « premiers », les « élus ») qui, parce qu?elles sont incapables de faire une voie, doivent se contenter de la place que leur fait le système du monde. A la mode anglo-saxonne, le monde intègre les élites et « désintègre » les masses (désamorce les bombes démographiques, etc.) : aidez-nous à nous, vous diriger. L?ancienne intégration de classe veut se poursuivre mais son projet vacille, doute. Et puis, il y a jusqu?aux problèmes d?indigestion qui nous empêchent d?être de simples tubes de digestion, et d?autres encore.Une source majeure de nos problèmes réside dans le fait que nous ne savons pas comment intégrer le monde, comment nous donner le monde et y tracer notre voie, ce qui nous contraint à le subir sans pouvoir nous l?approprier. Nous distinguons mieux ce que nous refusons de ce que nous voulons. Une telle disposition : le refus d?un destin que l?on n?aurait pas construit soi-même, ne peut être durable, car il exténue l?être s?il n?est pas renforcé par la construction d?un projet de soi. Nous avons besoin d?un éveil qui nous ferait regarder le monde comme le nôtre aussi bien que le leur (ou plus modestement le nôtre d?abord, le leur ensuite), d?une nouvelle association du savoir et du vouloir.Le monde ancien a été construit sur la base d?une division entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, ceux qui pensent et ceux qui mettent en oeuvre. Cette division a poussé la rationalisation de la vie sociale et matérielle à des points jamais égalés.Les élites (primas inter pares), les « propriétaires » du monde, la nouvelle société du savoir, tout comme l?ancienne sinon davantage, refusent le monde à ses masses juvéniles malgré la démocratisation du savoir. Ils l?engagent dans une surpolitisation, des combats suicidaires sinon sans enjeux réels. Nulle stratégie d?intégration de la jeunesse au monde : à une dynamique de masse, telle que l?a connue la société industrielle, s?est substituée une dynamique de cantonnement des masses. C?est que les masses n?ont plus d?autre destin dans la société de réseaux à venir et que le modèle ancien de développement s?épuise. Je me demande, aujourd?hui, comment et pour quelles raisons a pu être lâché, en Chine, le mot d?ordre : « enrichissez-vous », qui a apporté une nouvelle dynamique sociale et conduit au bouleversement des « rapports de production » à l?échelle du monde.Ces derniers temps, des phénomènes tels le pluripartisme, le terrorisme, l?évangélisation, compliquent singulièrement l?existence de nos concitoyens. En fait, à force de subir le monde, ils refusent de voir que la maison, le pays, la société nationale, comme réalités vivantes et non fossiles, sont des microcosmes du monde, des interfaces, plus ou moins riches, qui règlent nos échanges, par lesquels nous nous ouvrons et nous fermons au monde, nous nous protégeons et nous nous approprions le monde. L?évangélisation est le dernier choc (temps de la médiatisation des chocs, non des débats).A force de reculer, de faire semblant d?avancer, une nouvelle partie du monde, que nous faisions semblant d?ignorer, fait intrusion chez nous. Peu y voit une plus grande proximité, une occasion de confrontation pacifique à domicile, une occasion de connaissance du monde, de son apprivoisement, d?enrichissement, ou même davantage pour les plus ambitieux. Nous craignons, à nouveau, d?être colonisés, nous défendons notre territoire comme jadis nos aînés. A l?ère de la globalisation, on ne peut se défendre du monde de n?importe quelle manière. Il faut savoir le recevoir, recevoir son pluralisme, lui offrir une hospitalité; il faut savoir y entrer, trouver sa place dans sa diversité. Tel peut être énoncé un principe de construction du microcosme social, défini comme double rapport au monde et à soi.On peut entrevoir déjà différents modèles sociaux. Pour notre part, il y a comme un accueil factice du monde : nous construisons des leurres par lesquels nous croyons pouvoir le neutraliser, nous soustraire à ses prises et nous épargner des engagements, en attendant qu?il puisse en être autrement ou que cela nous conduise à un affrontement physique.Si les musulmans, en cela pas très originaux, ont pour principe l?exclusion de celui qui choisit de sortir de la loi de la communauté, voire son anéantissement dans certaines conditions, cela ne peut les empêcher de réfléchir sur les causes d?une rébellion, d?une extension de l?insoumission à la loi, d?une sortie de la religion, en même temps qu?ils doivent prendre en compte l?existence des autres religions. De son point de vue, la communauté musulmane doit assumer un certain rapport de coexistence avec les autres communautés religieuses, certains échanges avec elles. Parce qu?il n?y a pas de distinction entre le temporel et l?intemporel en islam mahométan, c?est la culture islamique qui doit être prise en compte dans son ensemble plutôt qu?une de ses composantes, la Chari?a que l?on veut substantialiser pour l?occasion alors qu?elle ne correspond, en réalité, qu?à une codification historique. Certains intellectuels occidentaux ou occidentalisés parlent bien légèrement de liberté de conscience et de religion en ce qui concerne les autres communautés dont ils méprisent l?histoire, les équilibres, sans regarder et voir comment celles-ci vivent ces libertés, doivent gérer leur vivre-ensemble.L?intrusion du protestantisme en Algérie, à l?ère de la globalisation, a paradoxalement quelque chose à voir avec l?absence de liberté religieuse. Des avis autorisés laissent penser que la gestion de la religion y ait pour quelque chose. Ils relèvent que ce que la colonisation n?a pas réussi à faire, les élites laïques de l?indépendance l?ont rendu possible grâce au « désarmement » des élites religieuses pour cause de compétition interne. Le « désarmement » interne (contrairement à la période coloniale) ayant fini par se transformer en vulnérabilité interne. Nous avons besoin de rapports plus fermes vis-à-vis des convictions qui nous portent et plus détendus vis-à-vis de celles des autres.La construction de la société ne peut se faire que dans le monde, à l?intérieur d?un modèle de développement du monde. Quant au modèle de développement dominant, on se rend compte que le modèle de consommation et de production européen et nord américain ne pourra soutenir longtemps l?assaut des nouveaux pays émergents. Un nouveau modèle commence à être pressenti, même si l?ancien modèle espère encore triompher, se refuse à reconnaître que « l?occidentalisation du monde » porte, en elle-même, les germes de sa dissolution. Bref, parce que le mode de vie américain n?est pas universalisable bien qu?imitable, parce qu?il ne peut rester un attribut européen et américain, il ne peut durer. Ceci du côté de l?ancien.Du côté du nouveau modèle, celui-ci doit prendre en compte certains aspects de l?ancien qui a accueilli le monde pendant plusieurs siècles. Il ne peut tout réinventer, il héritera le monde de l?ancien modèle. Il ne faut pas sous-estimer ce point : le nouveau pour prendre la place de l?ancien doit hériter de lui. On ne peut « habiter » le monde et ignorer son ancien « occupant ». On ne fait pas démarrer ou arrêter l?Histoire quand il nous plaît. Le problème est que restera-t-il de l?ancien : le meilleur ou le pire ? Le patrimoine de l?humanité s?en trouvera-t-il enrichi ou appauvri ? Mieux nous aurons compris, plus nos choix seront éclairés. La construction de la société, ne pouvant se faire que dans le monde, aussi relève-t-elle d?un projet de monde et l?on ne peut exclure la concurrence de projets de monde dans cette construction. Cependant, afin que cette compétition puisse rester d?ordre pacifique, ces projets de monde et de société doivent pouvoir être explicités afin que leur pertinence puisse être évaluée. Le projet pertinent aurait ainsi des chances d?avancer pacifiquement dans le monde et la société. Il faut voir que la violence dominante (issue des forces du passé qui s?arc-boutent sur le présent) a pour but, précisément, de faire croire que le projet dominant est le projet pertinent pour le monde.Or, il n?a jamais été aussi évident que le monde ne peut pas continuer son expansion sur la base du modèle de développement dominant. Son extension à la Chine et à l?Inde commence à donner les prémices d?une telle impossibilité. Il devient évident que le monde devra développer un autre modèle et une autre vision de lui-même qui puissent faire place à une nouvelle expansion. Certaines puissances disposent de plus de ressources que n?en auraient d?autres pour produire un modèle alternatif.Certaines savent, malgré les apparences de l?heure, fonctionner avec beaucoup moins d?énergie fossile que d?autres, mais il faut se rappeler que le nouveau modèle sera composé d?un passé qui dure et que les nouveaux héritiers tiendront davantage du monde qu?ils n?ont tenu d?une unique civilisation.Il restera, toutefois, que la compréhension réelle d?une civilisation est la seule façon pour l?homme de comprendre les autres civilisations. De ce point de vue, comme l?affirmait Marx du capitalisme, l?occidentale a-t-elle une certaine « hauteur » d?avance, mais on n?oubliera pas, de manière générale, que la quête de soi et la découverte d?autrui n?ont jamais été aussi solidaires.
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Posté Le : 22/05/2008
Posté par : sofiane
Ecrit par : Derguini Arezki
Source : www.lequotidien-oran.com