Algérie

Et la mer prend feu



Mon ami, le regretté Ammar Belahcène, auteur notamment du recueil de nouvelles Et la mer prend feu, aimait beaucoup le cinéma, tout particulièrement Le secret de Santa Vittoria, film dans lequel Anthony Quinn éclate pour de vrai dans le role d'un paysan italien. Il était en admiration de celui-ci, si naïf et ingénu, qui avait réussi a ridiculiser les militaires allemands venus occuper son village durant plusieurs semaines. En fait, ceux-ci voulaient mettre la main sur un trésor particulier, qui n'était autre que le vin rouge que produit le village de Santa Vittoria. Les villageois, suivant le conseil du vieux paysan, se précipitent aussitôt pour cacher leur trésor dans un lieu sûr, dans les montagnes environnantes, refusant ainsi d'obtempérer à l'ordre d'indiquer le lieu de la cachette où ils avaient stocké plus d'un million de bouteilles du précieux breuvage. Pas question pour eux de céder aux menaces, même s'ils devaient voir l'un d'entre eux fusillé sur la place publique du village ou connaître les affres du supplice physique et moral.Les militaires allemands, sous la férule d'un chef sans vergogne, usant de psychologie parfois, recourant à la violence d'autres fois, se mettent donc à chercher frénétiquement le grand trésor, mais en vain. Pour eux, il faut absolument complaire à leurs chefs de Berlin et les satisfaire, surtout au retour d'une bataille gagnée quelque part sur le front européen. Toute honte bue, la horde sauvage finit par jeter l'éponge et quitter le village. Bien qu'il savait que j'avais vu le film à plusieurs reprises, mon talentueux nouvelliste se mettait quand même à me décrire telle scène ou telle autre, en remontant volontairement ses sourcils ou en adoucissant sa voix mélodieuse d'enfant du haut pays, puis souriait non sans moquerie en disant sur un ton de victoire : le petit paysan a fini par tourner en ridicule les sbires de Hitler, Goering, Goebels et de tant d'autres bandits de la vieille Europe !Le souvenir de mon ami Bellahcène est revenu à ma mémoire, alors que je regardais, pour la sixième fois, Anthony Quinn évoluer sur la placette du village de Santa Vittoria en compagnie de la superbe Anna Magnani. De suite, je le revis sur son lit d'hôpital à Aïn Naadja où il devait se soumettre au bistouri du chirurgien pour extraire une mauvaise tumeur de son estomac. « Merzac, me dit-il sur un ton résigné, j'ai peur de m'endormir à tout jamais ». C'est alors que je l'entendis partir de sa voix vraiment mélodieuse et comme enveloppée d'un halo étrange, récitant le verset suivant du Saint Coran : « Et rappelle toi, Ayoub, Notre serviteur, lorsqu'il appela son Seigneur : le diable m'a infligé détresse et souffrance. » J'aurais aimé sur l'instant lui raconter l'histoire du film, à ma façon, avec l'espoir de prendre, avec lui, une toute autre bifurcation.Ses larmes scintillèrent, et à l'instar de tous les êtres humains, je compris aussitôt que la douleur, aussi bien physique que morale, est ce qu'il y a de plus méchant dans l'ici-bas. Mon ami Bellahcène devait quitter l'hôpital pour vivre une année encore, alors que moi-même j'y fus admis pour en sortir, quelques jours plus tard, plus ou moins indemne, grâce à Dieu. Au même moment où Bellahcène rendait l'âme à la fin du mois d'août 1993, un autre ami, d'enfance celui-là, trouvait la mort dans une prison de son pays après avoir été accusé d'être terroriste ! Décidément, on a beau vouloir redonner du lustre à nos souvenirs, en faire une activité plus ou moins quotidienne, s'apparentant véritablement aux mathématiques, il y a toujours un grain de rien du tout qui glisse dans la superbe machine de l'existence pour tout remettre en question.


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