Algérie

Espoirs féminins de Constantine à Oran



Espoirs féminins de Constantine à Oran
Le deuxième roman de Zahra Farah, La maison en haut de la côte, Editions Média-Plus, met en scène Mouni et sa fille Fella, leurs attentes et leurs espoirs, face aux pesanteurs que la société veut leur imposer. El Watan Week-end vous en propose des bonnes feuilles.Véritable nid d'aigle, donnant de plain-pied sur une vaste terrasse à ciel ouvert, l'appartement loué par Mouni se trouvait être le dernier logement de l'ultime étage d'un immeuble campé tout en haut d'une côte. Construit tout de guingois, de sorte qu'on se demandait par quel miracle il avait pu tenir jusque-là, le bâtiment se situait à la limite du quartier juif, ?uvre terminale de l'ultime chemin débouchant sur un champ inculte ne menant nulle part.Compte tenu de sa position, l'endroit n'était fréquenté que par ses «insulaires» qui cultivaient l'illusion de vivre sur une île où l'étranger ne s'aventurait que pour une solide raison. L'emplacement avait été baptisé avec beaucoup d'à-propos du nom espagnol «Montafiica» : petit mont.De tout le quartier juif, seule la «rue de la côte», là-haut sur la Montafiica, était en majorité occupée par la plèbe d'«Arabes», un peu comme une tentative de les refouler afin de les soustraire à la vue du reste de la société urbaine.Une situation qu'ils avaient paradoxalement réussi à retourner en leur faveur. De fait, les sujets de ce no man's land, loin de se sentir retranchés, se rengorgeaient en disant : «Nous sommes les enfants de la côte».Tirant un réel orgueil de leur rue qui leur conférait un statut d'appartenance à une espèce de caste, ils avaient établi leurs propres normes de fonctionnement et s'en accommodaient parfaitement.Installé tel une échauguette, le petit deux pièces- cuisine de Mouni, maintenu dans une propreté méticuleuse, était meublé avec une simplicité monacale. Le mobilier se résumait au strict indispensable, le «vivre» se conjuguant avec dénuement. Les pièces lumineuses comportant chacune une haute fenêtre s'ouvrant sur la même façade offraient la richesse d'une vue imprenable. Aucune maison en vis-à-vis n'obstruait l'étendue du vaste panorama.Par delà l'immense potager planté sur la déclivité d'un ravin prenant naissance au bord de la rue, se dressait l'Aïdour, mastodonte boisé semblant surgir des flots bleus de la Méditerranée et dissimulant dans les profondeurs ténébreuses des entrailles de la terre un volcan en sommeil.Des masures aux toitures de tôle ondulée, séparées par d'étroites allées de terre battue, s'entassaient pêle-mêle sur son versant comme semées à la hâte au «p'tit bonheur la chance» comme à l'aveuglette, abritaient un petit peuple de déshérités, ceux qui sans doute avaient été éloignés pour ne pas obscurcir de leur pouillerie la beauté de la coruscante et bourgeoise cité moderne.Sur le faîte de la montagne aux pics tronqués, deux édifices peu distants l'un de l'autre dominaient la ville : l'un, petite koubba ovoïde sans aucune prétention édifiée sur une plate-forme et peinte simplement à la chaux d'un blanc immaculé, hébergeait le cénotaphe d'un saint homme. Du terre-plein de la «Montafiica», on pouvait y distinguer par beau temps les voiles blancs des femmes déployés et claquant aux vents, goélettes ailées voguant entre ciel et terre.Elles grimpaient en cohortes inspirées, solliciter de l'âme sacrée du «Bienheureux» une bénédiction ou de menus services : un travail, une guérison, une grossesse... des petits miracles en somme, en mesure de rendre les difficultés de la vie de ces humbles femmes plus tolérables.L'autre édifice, un monument de forme quasi cubique, authentique forteresse solidement plantée dans le roc, paraissait faire corps avec la montagne. Erigé du temps des conquistadors, témoin séculaire de l'histoire, le fort défiait les règnes de sa masse imposante percée de sombres meurtrières devenues pacifiques.Au-dessus de l'immensité d'une mer turquoise, lovée dans une cavité en aval de l'imposante bâtisse comme dans un sein hospitalier, on pouvait voir une basilique surmontée d'une statue de femme tendant ses bras. Fella, derrière sa fenêtre, ne pouvait s'empêcher de penser en la contemplant : «On dirait une maman qui se prépare à étreindre son enfant».Ses obligations ménagères accomplies, la fillette s'asseyait en retrait de la croisée et passait de longues heures face à l'imposante montagne qui semblait émerger des flots.La nouveauté du spectacle du ciel et de la mer se mêlant dans un inaccessible lointain pour ne former qu'un unique horizon ne cessait de l'émerveiller. Il advenait qu'une brume s'élevât vers les cimes, escamotant la Dame de la montagne qui se fondait dans le brouillard. Fella attendait patiemment son retour en scrutant l'immensité du ciel à portée de main, persuadée qu'un tel personnage ne saurait relâcher longtemps sa vigilance.De son observatoire, derrière les carreaux, il lui semblait que sa maison jouxtait le firmament. Elle n'avait qu'un geste à faire pour saisir les nuages de coton qui passaient juste au-dessus d'elle. Selon sa volonté, les paisibles cumulus devenaient chiens, ours, éléphants ou oiseaux majestueux à l'envergure démesurée, agrandis par les jumelles militaires de Hocine son père, butin de guerre que Mouni avait rapporté dans son exode.Elle avait le pouvoir de modeler les célestes cumulus à sa guise et s'employait à les transformer en animaux pareils aux illustrations des livres d'images qu'elle feuilletait jadis avec Hélène à l'ombre des pampres touffus de la vigne et des bouquets de jasmin blanc, sur le flanc de son Rocher, là-bas chez khalti Baya. Les souvenirs fidèlement conservés dans son esprit demeuraient toujours vivaces, incrustés, inoubliables.Lorsque ses yeux fatigués par l'effort lui faisaient perdre la puissance du pouvoir qu'elle détenait sur eux, les cumulus délivrés de son charme se métamorphosaient en monstres écumants prêts à fondre sur elle dans une débandade effrénée. Alors, elle baissait vite les paupières pour éloigner les maléfices. Les yeux fermés, le c?ur battant, elle pouvait encore reproduire fidèlement dans sa mémoire les plus infimes détails de ses «créations».Toute une vie dont les rumeurs montaient jusqu'à son juchoir et que le vertige l'empêchait de voir se déroulait à ses pieds, au bas de la rue : le marchand ambulant vantant la fraîcheur de ses primeurs, le poissonnier louant les vertus de ses sardines «sorties tout droit du grand large et encore frétillantes», assurait-il en s'époumonant, et de temps à autre, le chahut des voisines se chicanant à propos de tout et de rien.Et lorsque survenaient les moments de sortie des enfants de l'école, un sentiment diffus l'envahissait. Leurs cavalcades accompagnées de conversations animées lui rappelaient ses maigres souvenirs.Qu'étaient devenus ses amis ' Se souvenaient-ils encore d'elle ' Et tante Baya ' S'était-elle consolée de son absence ' Telle une aïeule esseulée en proie à une nostalgie automnale, elle meublait son isolement en collant bout à bout les morceaux de souvenirs de son passé d'enfant, sa ville et tout ce qui avait constitué son micro-monde, en prenant pourtant bien soin de gommer les pénibles remembrances. Elle revoyait ses poupées de chiffon et ses osselets éparpillés dans la resserre le jour de son départ et s'en voulait de les avoir abandonnés : ils lui auraient été bien utiles à présent.Mais pouvait-elle s'élever contre les injonctions de Mouni 'Gagnée par la lassitude, elle finissait par se ratatiner sur sa couche ; le rappel des êtres chers rendait sa solitude plus tolérable. Lovée au sein de son imaginaire, elle se laissait bercer par un demi-sommeil flâneur, un vague sourire sur les lèvres, jusqu'au retour de Mouni.Les lettres de Salim arrivaient avec une prodigieuse régularité. Mouni ouvrait l'enveloppe avec délicatesse, comme s'il s'agissait d'un objet précieux, sans chercher à dissimuler son émotion.Pendant ces minutes enchanteresses, elle était reconnaissante à ses frères à qui elle avait servi de pionne, désignée par Zouïna, pour veiller sur leur travail et grâce à qui aujourd'hui elle pouvait déchiffrer les missives de son fils. Plongée dans un complet ravissement, elle rayonnait de bonheur en ânonnant. A travers les lignes, elle imaginait son enfant lui parler. La lecture terminée, elle repliait la missive en veillant à respecter les plis et la remettait pieusement dans l'enveloppe en concluant à chaque fois par la rituelle certitude : «Je suis sûre qu'il sera le premier de sa classe, c'est un bon garçon.Enfin, bientôt il passera les derniers examens de l'année et je le ferai venir.» Fella aussi espérait la venue de Salim. Elle admirait ce frère tant magnifié, qui réussissait si bien tout ce qu'il entreprenait, contrairement à elle si empotée, si gauche, si sotte comparée à lui ! Au demeurant, on lui avait suffisamment répété qu'elle n'était bonne à rien, qu'elle n'était que la «bouche supplémentaire à nourrir».Et par conséquent, elle en avait pris forcément son parti. A chacun des courriers, après avoir bien écouté la mère lire les bribes de vie sorties de la plume du stylo à pompe de Salim et couchées sur une mince feuille de cahier d'écolier, elle demandait à la mère :«C'est sûr ' Il va venir habiter avec nous '»La réponse était toujours la même :«Il me manque tellement. Dès qu'il sera en vacances, il nous rejoindra. Ensuite nous Verrons...»Fella avait hâte de voir Salim. Non qu'il lui manquât vraiment à elle, leurs relations s'étant toujours résumées à pas grand-chose ; ils n'avaient jamais partagé le moindre jeu malgré l'insistance dont elle avait parfois fait preuve. D'ailleurs, son frère ne jouait pas, il était trop sage pour s'adonner à des activités puériles. Les yeux en permanence rivés sur ses cahiers, il arguait toujours le manque de temps.Mais Fella le soupçonnait de ne pas savoir jouer à quoi que ce fût, ne l'ayant jamais vu taper dans un ballon ou collectionner des billes dans un sac. Il est vrai aussi que Mouni n'aurait pas apprécié le voir perdre son temps à des occupations infantiles, il avait autre chose à faire, lui. Néanmoins, le vide pesait tellement à Fella qu'elle aspirait malgré tout à sa présence, juste sa présence à défaut de sa compagnie. «Nous lui donnerons la chambre du fond pour qu'il ne soit pas dérangé ...Il pourra y étudier tranquillement», avait décrété la mère.La chambre du fond était précisément celle qu'occupait Fella. Il fallait la céder et déplacer ses pénates autre part. C'était dans l'ordre naturel des choses et elle le fit spontanément, non seulement au nom de la fratrie et du droit d'aînesse, mais de surcroît, il était Salim à qui on ne devait rien refuser.Du reste, elle n'avait que faire d'un coin de retraite, elle, tandis que par essence, un érudit doit se retrouver face à lui-même pour s'adonner à la réflexion. Dans la perspective de la venue du fils, Mouni fit l'acquisition d'une table de travail, d'une chaise et d'un lit métallique, tout neufs. Elle dut signer des traites qui amputeraient ses appointements durant des mois. Mais que lui importait !«On économisera sur autre chose, pourvu qu'il soit à son aise».Elles vivaient déjà de peu, le superflu étant hors d'atteinte, elles ne purent donc qu'économiser sur le nécessaire ... Mais devant le bien-être de son garçon, les restrictions comptaient si peu au regard de Mouni.Avec la fenêtre parée de rideaux à carreaux, le lit habillé de draps immaculés et amidonnés, la pièce complètement transformée s'apprêta longtemps à l'avance à recevoir l'éminent pensionnaire. Mouni avait pris soin de disposer sur la table de travail des crayons de différentes couleurs, des gros cahiers et même un globe-terrestre en guise de taille-crayon, une curiosité «géographique» pour Fella qui fut désignée pour sa part à l'époussetage et au lavage quotidien «à grande eau» de la chambre de son grand frère et qui en profitait pour appointer les mines au creux de la calotte polaire...De son observatoire, Fella voyait l'été venir. Ici, il n'était pas pareil à celui de sa ville. Ici, la mer scintillait à perte vue et sous les effleurements du soleil sa surface émeraude se paraît d'étincelles argentées. Une légère brise marine vivifiait l'air de la «Montafiica » où l'on ne souffrait pas de la chaleur. Le soir venu, le paysage revêtait une apparence d'irréel, se maquillant de couleur terre de sienne et de tons d'ors rougeoyants. Du haut de son promontoire, vigie immuable, la Dame ouvrant inlassablement les bras comblait de sa présence l'immensité du désert de Fella, suspendu entre ciel et terre.L'atmosphère générale était empreinte d'agitation fébrile. Avec la rentrée scolaire s'engageait la sempiternelle lutte entre parents et enfants. Pour ces derniers, l'étalement de leur richesse à travers les cartables, les trousses parfaitement garnies, les tabliers flambant neufs et les chaussures crissant sous leurs pas s'avérait d'un intérêt vital. Leur position et leur prestige de toute l'année en dépendaient. Bien sûr, les parents redoublaient de privations et s'efforçaient au prix de mille acrobaties de les contenter.Mais trop souvent, hélas, ils se trouvaient forcés de se rabattre sur des fournitures de médiocre qualité, leurs ressources pécuniaires ne permettant pas d'en faire davantage. Mais tous, sans exception, rêvaient de réussite pour leurs rejetons.Les garçons de la rue de la côte n'échappaient pas à l'ambiance générale. Malgré les vitres fermées, Fella les entendait faire l'inventaire de leurs affaires de classe et se questionner mutuellement sur les prix de leurs acquisitions. Les renchérissements allaient bon train et les plus banales fournitures finissaient par atteindre des coûts exorbitants ! Ils crânaient pour masquer la pauvreté du contenu de leurs vieilles sacoches. Lorsqu'une somme énoncée par l'un d'eux paraissait exorbitante, tous le traitaient de menteur et l'escalade se terminait en chamaille.Durant tout l'été, Salim avait travaillé d'arrache-pied, s'imposant une vie d'ermite pour se préparer à une année studieuse. A présent, le moment était venu pour lui d'opter si sa mère lui donnait le choix de retourner à Constantine poursuivre sa scolarité ou s'inscrire en qualité d'externe dans un lycée de la ville :«Je pense que tu as eu le temps de réfléchir. Tu es assez mûr pour prendre la décision qui te convient le mieux. En choisissant de rester ici, tu t'éviteras les voyages et bien sûr je pourrai te voir tous les jours. Mais si tu préfères partir...»Elle occultait délibérément l'aspect financier pour ne pas infléchir la décision de son garçon. Dût-elle se tuer au travail de jour et de nuit, elle ferait face aux dépenses d'internat s'il décidait de s'en retourner là- bas, loin d'elle.L'adolescent avait disséqué et mûri son projet depuis des semaines. Il ne répondit pourtant pas immédiatement. Mouni lui recommandait toujours de tourner sept fois la langue dans sa bouche pour éviter de dire n'importe quoi qu'on puisse regretter après coup. Et il appliquait fidèlement le précepte. Voyant qu'il ne disait rien, elle poursuivit:«Je comprendrais que tu ne veuilles pas rester avec moi. Abandonner ton lycée, tes camarades, tes habitudes, la ville dans laquelle tu es né, en échange de l'inconnu, je comprends que cela soit difficile pour toi...»Lui savait aussi les sacrifices supplémentaires qu'exigeait l'internat et ne désirait pas les infliger davantage à sa mère. Mettant fin à son inquiétude, il lui annonça son intention, succinctement :«Je resterai ici, mère. Cela t'occasionnera moins de frais. »Les frais, elle s'y était préparée.Elle avait mis au mont-de-piété sa paire de bracelets en or et réclamé une avance à ses employeurs sur le mois à venir. Elle avait toujours été prévoyante, elle tenait cette qualité de Zouïna sa mère et en convenait bien volontiers.Elle se sentit pourtant soulagée qu'il prît le parti de rester à Oran en même temps qu'elle éprouvait une immense fierté de ce fils qui se souciait d'elle avant son intérêt personnel. Il précéda sa préoccupation. Il savait ce qu'elle allait lui demander : «Je n'ai pas besoin de grand-chose, j'ai fait le point. Il me faudrait seulement quelques cahiers.Pour les bouquins, nous verrons si nous pouvons en acheter d'occasion.» Salim l'économe s'était rendu compte depuis longtemps que la qualité du matériel scolaire n'avait strictement rien à voir avec les résultats obtenus.




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