Algérie

Entretien avec le réalisateur Mohamed Latrèche :«Vingt années à la recherche de Zinet»



Publié le 12.10.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie

SARAH HAIDAR

Mohamed Latrèche est le réalisateur d’un portrait multiple d’un autre réalisateur, décédé il y a trente ans et dont l’unique œuvre cinématographique hante encore les cinéphiles algériens. Mohamed Zinet raconté par Mohamed Latrèche, cela donne Zinet, Alger, le bonheur, un film passionné et passionnant qui tutoie respectueusement l’intimité d’un artiste et de son œuvre à travers les témoignages bouleversants de celles et ceux qui l’ont connu mais surtout le destin prométhéen de son film devenu mythique, Tahia ya Didou. Présent au 12e Festival du film arabe d’Oran où son documentaire est en compétition officielle, Mohamed Latrèche nous parle ici de son obsession pour Zinet et de son travail sur un récit qui explore à la fois le parcours d’un artiste hors-normes et le rapport à l’art en tant qu’acte suprême de liberté.
Le Soir d’Algérie : Le choix du «je» dans la narration de votre film ainsi que votre façon de courir après Zinet et son Tahia ya Didou à travers les rues d’Alger nous font penser d’emblée au récit d’une obsession et à une volonté de sortir des sentiers battus…

Mohamed Latrèche : Je voudrais rebondir particulièrement sur le parti-pris formel de mon documentaire, les matériaux étaient si singuliers que le travail sur la forme, et notamment le choix d’une narration intimiste, se sont imposés à moi dès le début. C’est un journal de bord qui oscille entre le présent et le passé avec une attention particulière pour la photographie et la ville. Ce film n’est d’autant pas classique qu’il aborde le parcours et l’œuvre d’un réalisateur iconoclaste. Zinet nous a démontré que le cinéma, c’est aussi expérimenter, s’amuser, tenter des choses nouvelles, mélanger les genres, quitte à se tromper. Il était donc question d’approcher au mieux l’esprit Zinet, mêler documentaire et création et explorer quelques idées de fiction dans la narration.

Votre film est également caractérisé par une volonté de mouvement, tant dans le récit que dans la ville. On y retrouve aussi un côté «enquête». Cette dernière était-elle ficelée d’avance où y avait-il une part d’improvisation, de rencontres imprévues ?

En fait, c’est un film de marcheur. C’est un projet que je porte depuis plus de dix ans, pendant lesquels j’ai beaucoup déambulé à Alger, une ville que je pense connaître assez bien, grâce à l’obsession que j’avais pour Zinet et pour son film. Ce rythme de marche s’est intensifié pendant la longue préparation du film qui s’est construit au fil de cette exploration physique de la ville et des réflexions qu’elle suscitait (sur le paysage, le cadre, la photo…). Mon film était en effet en perpétuel mouvement, tout comme la vie et l’œuvre de Mohamed Zinet. Pour ce qui est de l’enquête, elle a duré vingt ans en réalité. Il fallait par la suite la restituer dans un documentaire de soixante minutes, d’où la scénarisation qui emprunte à la fiction.

Au-delà d’un film sur les traces de Zinet, diriez-vous que votre documentaire explore également le rapport à la création ?

J’ai découvert très tôt que parler de Tahia ya Didou et de Zinet allait nous entraîner dans des problématiques bien plus larges, plus troublantes aussi. Le filon politique et historique était évident au vu du parcours de Zinet qui épouse des pans importants de l’Histoire algérienne.
En revanche, il fallait être particulièrement attentif aux questions intimes qui représentent à la fois les matériaux les plus forts du film mais aussi les plus délicats. Approcher la vie d’un artiste disparu et celle de ses proches n’est pas chose facile.
Par exemple, Anne Papillaud, qui était la compagne de Zinet à l’époque où il a tourné Tahia ya Didou, n’a jamais voulu parler de cette expérience qui était assez douloureuse pour elle. J’ai mis quatorze ans pour gagner sa confiance, mais, jusqu’au dernier moment, je n’étais pas sûr qu’elle allait me livrer, face caméra, ses souvenirs et ses émotions. Ce fut le cas également avec Redouane (le neveu de Zinet qui a joué dans Tahia ya Didou alors qu’il avait trois ans). Son témoignage bouleversant était le fruit d’une relation de confiance que j’ai mis du temps à établir.

Dans ce genre de films qui se veut à la fois biographique et intimiste, comment fait-on pour garder la distance nécessaire, ne pas basculer dans le voyeurisme mais en même temps préserver sa liberté en tant que réalisateur ?

Quand j’ai commencé à travailler sur Zinet, je me suis posé la question de ma légitimité au-delà de la cinéphilie et du fait que je sois réalisateur comme lui. Mais au fil du temps, j’ai tissé des liens avec ses proches, notamment sa défunte épouse et son fils. Ce dernier était la première personne à qui j’ai montré la mouture finale de mon film afin d’avoir son assentiment et, éventuellement, ses réserves. J’étais prêt à opérer des changements dans le cas où il aurait trouvé certains détails impudiques ou problématiques. Mais il était très content du film. Pour ce qui est de ma liberté de création et le désir d’explorer la vie de Zinet dans tous ses aspects, je n’ai pas eu de contraintes. Par exemple, je ne me suis pas autocensuré quant à la période de son hospitalisation d’autant que j’ai retrouvé une archive où son épouse en parlait franchement et que j’ai fait moi-même des repérages à l’hôpital psychiatrique où il a passé ses dernières années. Cette séquence n’apparaît pas dans mon film pour une simple question de rythme et de manque de matière.

Vous présentez également au Festival d’Oran votre documentaire Boudjemaâ et la maison cinéma (2019) qui est une longue discussion avec Boudjemaâ Karèche, l’ancien directeur de la Cinémathèque dont les apparitions publiques sont assez rares. Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai rencontré Boudjemaâ Karèche en 2003 quand j’ai fait mon premier court-métrage. Nous nous sommes liés d’amitié au fil de nos discussions, notamment sur Zinet dont il est un brillant narrateur. Lorsque j’ai eu envie de faire un film sur Boudjemaâ, j’avais des appréhensions car j’ai toujours entendu dire qu’il refusait d’être filmé.
Or, quand je le lui ai proposé, il a tout de suite accepté. Nous nous sommes donc donné rendez-vous dans six mois. Le parti-pris de mise en scène était assez clair pour moi : je filmerai uniquement Boudjemaâ et je n’utiliserai ni images d’archives ni extraits de films. Sa parole allait suffire, je savais qu’elle était cinématographique en soi tant elle est incarnée, spectaculaire.
Propos recueillis par Sarah Haidar




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