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Entretien avec l'écrivaine Keltoum STAALI



Entretien avec l'écrivaine Keltoum STAALI
Réalisé par Abdelmadjid KaouahKeltoum Staali est née à Salon, en France, où elle a grandi et construit une grande partie de sa vie. Après des études de lettres modernes à l'université d'Aix-en-Provence, elle décide de s'installer en Algérie, son pays d'origine. Elle a travaillé comme journaliste à l'hebdomadaire Révolution Africaine puis au quotidien Alger Républicain. Retournée en France suite aux tragiques événements des années 1990, elle anime une bibliothèque de quartier et se forme aux ateliers d'écriture, avant de se tourner vers l'enseignement des lettres. Elle exerce dans un collège ZEP du sud de la France tout en continuant à collaborer dans divers journaux, revues et sites web : L'Humanité, Recherches Internationales, Le Matin, Esprit Bavard... Elle est l'auteur de deux recueils de poésie, Talisman (éditions Alba 2005) et Identité Majeure (2010), ainsi que d'un récit, Le Mimosa de décembre (2011, préface de Gilles Perrault), republié en Italie en 2014 dans la traduction de Karim Métref. Elle vient de signer un roman, Cœur Noir, aux éditions Marsa. Une œuvre qui replonge le lecteur dans le drame des massacres de Raïs Hamidou et Bentalha (1997). C'est l'histoire pathétique de Lila, une photographe qui arrive en France juste après cette tragédie. Elle y fait la connaissance d'un Libanais, lui aussi rescapé des massacres de Sabra et Chatila... «Il me fallait voyager les détours, travailler les enchevêtrements pour une forme d'héritage...»Le Soir d'Algérie : Keltoum Staali, après deux recueils de poésie, vous êtes passée au récit et au roman. Le premier, Le Mimosa de décembre, a été préfacé par Gilles Perrault qui n'est plus à présenter et qui l'a trouvé, selon son mot, «enthousiasmant». C'est un récit qui est largement autobiographique et qui se donne, n'est-ce pas, à lire en tant que tel. Entre témoignage et reconstruction mémorielle, une première ouverture vers le roman 'Keltoum Staali : Il s'agit d'un témoignage personnel, une tranche de vie, dans lequel je raconte comment un événement familial tragique, la mort de mon petit frère, est fondateur dans ma trajectoire.Ce décès brutal, survenu dans le bateau du retour des vacances au pays, alors que j'étais enfant, a été longtemps entouré de silences douloureux. Il m'a fallu trouver des éléments glanés dans la mémoire des uns et des autres pour en faire un récit cohérent, seul moyen d'accepter cette mort, d'en comprendre les tenants et les aboutissants, de mettre un terme à ces non-dits. Il paraît que les histoires sont une façon pour les humains de surmonter leurs traumatismes. De fait, raconter une histoire, c'est mettre de l'ordre et à partir d'une structure narrative, c'est donner congé aux fantasmes, aux fantèmes. Plus de quarante ans après, j'ai pu enfin ranger cet événement dans le rayon du passé, et comprendre le lien entre cette disparition (pour la petite enfant que j'étais, c'était une disparition très brutale, sans explication) et les choix de vie que j'ai faits plus tard, entre autres le choix peut-être le plus important, celui de vivre dans le pays de mes parents.Le Mimosa est donc la tentative de raconter un événement dont il ne reste absolument aucune trace, si ce n'est dans la mémoire de mes parents et de ma sœur aînée. Aucune trace, cela veut dire aussi aucune tombe. L'écriture de ce récit est une sorte de sépulture que je devais à ce petit frère, disparu à l'âge de dix-huit mois.Il est mort entre les deux rives, dans un aller-retour fatal. Ma vie est dans la continuité de ce voyage ininterrompu, un aller-retour perpétuel, moitié rêvé, moitié vécu, entre les deux pays qui sont les miens.Les thèmes de la quête identitaire et de la mémoire entre les deux rives de la Méditerranée habitent votre écriture et constituent la matière de prédilection de votre travail d'écriture, en vers ou en prose...La question identitaire est en effet au cœur de mon écriture, bien que le terme soit un peu éculé et que je l'utilise avec réticence. L'identité n'est pas à appréhender comme une entité immuable et définitive qu'on chercherait à atteindre. Ni même comme un retour à une origine mythifiée. Ce serait plutôt une construction incessante et mouvante dans laquelle on recherche un équilibre. Je ne me demande pas qui je suis, et je ne me sens pas tiraillée entre deux pays. Je revendique mon appartenance et mon attachement aux deux, même si j'admets que mes rapports avec l'Algérie sont pétris de nostalgie, de mythes et de fantasmes. Mais j'éprouve une sorte de ressentiment d'avoir été privée de mon histoire, de ma langue, de mes racines. L'émigration est la conséquence de l'histoire coloniale et donc ma naissance, le mode de vie qui m'a été donné sont aussi le résultat de cette histoire. J'ai toujours voulu combattre les circonstances qui entouraient mon existence pour avoir le sentiment de maîtriser le cours des choses. Je refusais d'être le jouet de l'histoire avec sa «grande hache», comme dit Perec. C'est pourquoi j'ai choisi de quitter la France comme pour réparer cet outrage. Cela m'a donné un sentiment inouà? de toute-puissance. Et de fierté. Quand on est issu de l'émigration post-coloniale en France, la fierté est un sentiment qui vaut de l'or.L'Algérie, mi-réelle, mi-fantasmée, c'est aussi et surtout un formidable sujet littéraire qui me permet, tout en vivant loin d'elle, de continuer à lui appartenir, à vivre en elle. Et à écrire des histoires qui me donnent le sentiment de décider de la marche des événements. C'est quelque chose de très excitant.C'est aussi un regard acéré sur la France des «années Mitterrand» dont l'arrivée au pouvoir avait autorisé de grandes espérances pour la condition de l'émigration. La voix d'une nouvelle génération se faisait entendre, dans les médias, la musique, la littérature. Mais dans les banlieues, le changement se faisait attendre tandis que les vieux réflexes reprennent vite le dessus 'A la fin des années 1980, alors que la France élit un président de gauche, un socialiste qui est loin d'être un inconnu pour les Algériens, soit dit en passant, je termine mes études et me prépare à «rentrer» au pays. C'est une époque qui restera marquée par la montée du Front national, une aubaine pour la gauche socialiste qui rêve de rester aux affaires, et par la recrudescence des crimes racistes. Bavures policières, assassinats, les Maghrébins, qu'on n'appelle plus les Nord-Africains et pas encore les musulmans, subissent une violence et une criminalité que la justice ne punit jamais. Des jeunes, des adolescents, parfois des enfants, sont tués au pied de leur immeuble. Un touriste algérien est pris à partie dans un train par des légionnaires ivres qui le tabassent avant de le défenestrer. J'ai le souvenir d'avoir passé une partie de mon temps à manifester contre ces crimes, et une autre à avoir peur pour mes frères.La France a-t-elle changé depuis ' De fait, elle a un peu changé en surface. Les Nord- Africains se sont transformés en musulmans dans le discours des médias et des politiques qui fabriquent l'opinion. Certes, le nombre de crimes racistes et de bavures policières a baissé mais les discriminations restent très fortes. Passée l'euphorie de la Coupe du monde de 1998 où la France se découvrait Black-Blanc-Beur, les vieux réflexes racistes reprennent le dessus.Ces dix dernières années, on assiste à une augmentation d'un racisme de type nouveau, l'islamophobie, que le sociologue Saïd Bouamama qualifie de «racisme acceptable». Cette nouvelle forme de racisme qui ne dit pas son nom a atteint toutes les couches de la société et pas seulement les électeurs traditionnels de l'extrême droite. Les milieux de gauche eux-mêmes se laissent séduire par cette islamophobie au nom d'une laïcité dévoyée, devenue elle-même une nouvelle religion dominante. Dans une telle société, où selon le Bureau international du travail, quatre patrons sur cinq reconnaissent préférer embaucher un «Blanc» plutôt qu'un Arabe, difficile de considérer que les choses ont changé même si certaines choses ont changé. A mon époque, les gens avaient peur de se faire expulser.Aujourd'hui, cette peur est remplacée par une citoyenneté assumée qui se manifeste différemment selon qu'on est jeune, femme, diplômé, chômeur, etc. Les gens issus de l'immigration post-coloniale ont envie de se faire entendre et leurs revendications, y compris lorsqu'elles sont d'ordre religieux ou cultuel, sont le signe d'une citoyenneté assumée. C'est quelque chose qu'on a parfois du mal à comprendre en Algérie. Pourtant, je considère que le port du foulard en France relèverait presque d'un acte de résistance, tellement on se heurte à une hystérisation de la société française autour des questions vestimentaires des femmes arabes. Il faut avoir du courage pour sortir dans la rue avec un foulard au risque de se faire insulter, cracher dessus ou agresser. Oui, la France a changé. Lorsque j'étais jeune, il y avait une très grande liberté vestimentaire. Aujourd'hui, des filles sont renvoyées de leur collège parce qu'elles portent une jupe jugée trop longue. Lorsqu'une société commence à vouloir régenter la façon de s'habiller des femmes, c'est le signe que ça va vraiment mal.Mimosa de décembre tout en étant le récit d'une aventure personnelle est aussi un regard porté par vous-même, la narratrice — devenue journaliste — sur la société de l'autre côté de la Méditerranée à laquelle elle s'identifie, qu'elle mythifie parfois avant de la découvrir dans toutes ses contradictions. Elle va vivre des moments historiques, Octobre 1988, les débuts de la tragique décennie 1990. Comment l'avez-vous vécue personnellement et quelles leçons en avez-vous tirées 'Lorsque je suis arrivée à Alger en 1986, j'ai découvert un pays dont j'ignorais la diversité et la complexité. La seule Algérie que je connaissais jusque-là , c'était celle de mes parents, une Algérie rurale, conservatrice, voire rigoriste. Je découvrais tout à coup un pays éblouissant à travers le milieu de la presse, je croisais des personnalités incroyables, des intellectuels, des artistes, des universitaires, moi dont la famille est issue d'une frange très pauvre de la campagne. Cela existait donc pour de vrai, des gens brillants qui n'étaient pas des Français. Je me souviens avoir été particulièrement frappée par ma rencontre avec des femmes remarquables, journalistes, intellectuelles, militantes, féministes... Dans mon for intérieur je me disais que les Françaises que j'avais connues ne leur arrivaient pas à la cheville. Je continue à le penser souvent.Le récit du Mimosa avait aussi pour fonction de rétablir ma vérité sur l'immigration. Il se disait et s'écrivait tant de choses dans lesquelles je ne me reconnaissais pas que j'ai eu envie de raconter ma propre histoire. Une façon de prendre la parole, d'être un sujet et non plus un thème, un objet. Ecrire c'est aussi cela. Ne plus accepter que les autres parlent de vous, à votre place.A Alger, la fin des années 1980 était souvent vécue comme un désenchantement pour beaucoup d'Algériens. Lorsque les émeutes de 88 ont éclaté, le ciel m'est tombé sur la tête. Je réalisai, soudain, que tout pouvait arriver.La stabilité politique n'était qu'une illusion. La violence n'était pas juste un fait historique appartenant au passé. Elle pouvait resurgir à tout moment. Lorsque les premiers témoignages sur la torture ont commencé à être connus, ce fut terrible. Les fantèmes du passé revenaient. Des Algériens avaient torturé des Algériens.Puis il y a eu cette période incroyable post- 88, avec les nouvelles lois sur la liberté de la presse, puis celle des associations et des partis politiques. Il y avait alors une réelle euphorie qui s'est emparée de nous, les journalistes. Le Mouvement des journalistes algériens fut créé et nous découvrions alors la solidarité, l'esprit de conquête pour de nouvelles libertés, l'impertinence et une forme d'exaltation à son plus haut sommet. J'ai rejoint avec un certain nombre de jeunes collègues le journal historique Alger Républicain, non sans un certain romantisme. Ce furent des années riches, difficiles, lumineuses. J'étais loin, nous étions loin d'imaginer vers quel précipice nous nous hâtions.Cœur Noir, votre dernier roman, s'appuie aussi sur des éléments autobiographiques mais se veut, au-delà , une création littéraire. Il ne relève donc pas d'une intention autobiographique, conforme aux règles du fameux pacte autobiographique...Ecrire Cœur Noir c'était écrire encore et toujours sur l'Algérie, mon sujet préféré, inépuisable. C'est vrai qu'on peut y voir des similitudes avec Le Mimosa et pourtant il ne s'agit pas d'une autobiographie. Il n'y a pas de pacte, pas de projet autobiographique à l'origine. Mais on peut y trouver, on y trouve des accents personnels. Forcément puisque le personnage principal, Lila, est photographe, elle appartient au milieu de la presse que j'ai connu.Ce roman se voulait une tentative de parler de la violence des années noires de 1992 à 2000. Bien que d'autres avant moi aient abordé ce sujet abondamment, j'ai éprouvé la nécessité de parler de cette barbarie, parce qu'elle m'a laissée sans voix. Les témoignages des enfants rescapés de Raïs et Bentalha m'ont poussée dans cette entreprise. J'ai vu un documentaire dans lequel ils tentent avec l'aide de psychologues, à travers le dessin notamment, de raconter ces instants de folie humaine. Je me suis saisi de ces bribes de récits, de leurs dessins de personnages dont le cou laissait dégouliner une écharpe rouge, pour tenter de faire quelque chose avec cette horreur. J'avais été également marquée par un roman de Wajdi Mouawad, Anima, qui évoque les massacres de Sabra et Chatila. Le premier texte que j'ai écrit sur les massacres de Raïs et Bentalha était un poème dont la structure fracassée tentait de dire ces instants d'épouvante qu'on a fait subir à des enfants, témoins directs de l'égorgement de leurs parents. Mais le roman parle aussi de ces thèmes qui me touchent et que j'ai voulu explorer.La féminité, la maternité, l'avortement, la vieillesse... Comment des destins individuels croisent l'histoire, comment un personnage parvient à mettre à distance ses fantèmes, comment la vie reprend ses droits, toujours. Au fond c'est un roman sur la vie.Vous utilisez souvent dans le corps du roman des mots en arabe dont vous donnez de façon poétique la définition. Par le passé un tel recours avait été jugé par trop ethnographique... A quoi vise ce procédé chez vous 'Dans ce roman, je recours à des mots d'arabe en effet. C'est un procédé qui n'est pas nouveau, que j'utilise de plus en plus. C'est presque avec une sorte de jubilation que je le fais, notamment dans une nouvelle expérience poétique en cours. Chacun sait que les langues ne sont pas équivalentes et qu'elles ont une appréhension différente du monde. Pourquoi me priver d'utiliser un mot en arabe pour dire ce que le français ne peut pas dire ' Ma relation aux langues est marquée par mon histoire et je m'intéresse beaucoup aux enjeux qui sont à l'œuvre dans ces différentes langues. J'aime beaucoup la manière dont Jorge Semprun par exemple utilise l'espagnol, sa langue maternelle, pour dire dans ses ouvrages écrits en français la beauté d'une femme : tiene del angel, tienne del duende. Si pour le lecteur cela peut être déroutant, c'est aussi une façon de l'entraîner avec soi dans cette recherche incessante du mot le plus juste. Bien sûr, cela nécessite de sa part un effort.La langue dans l'écriture c'est aussi un bain qu'on offre au lecteur, qui, s'il se laisse entraîner, va peut-être se retrouver dans la situation de l'enfant (infans) dans cet entre-deux, avant que la parole soit acquise. Point n'est alors besoin de recourir au dictionnaire. Il existe une possibilité de percevoir la langue autrement que de façon cérébrale. C'est cela que je veux expérimenter, un peu comme lorsqu'on va au cinéma pour voir un film en version originale, quelle que soit la langue. Au bout d'un moment, on finit par se mouvoir dans cette langue, et on n'a presque plus besoin des sous-titres.Cet intérêt me vient, encore une fois, de mon histoire avec ma langue, avec mes langues et aux rivalités qu'elles entretiennent. Aux efforts que j'ai dû fournir pour me réapproprier ma langue dite maternelle.Aux rapports de domination qui sous-tendent les langues. A la dimension idéologique, pédagogique, mais surtout poétique de la langue. On voit bien aujourd'hui, avec la polémique en Algérie autour de l'enseignement de la langue, à quel point c'est un sujet crucial.




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