Algérie

Entretien avec l’écrivain Ahmed Gasmia :«Le bouclier de Massinissa, c’est aussi une histoire d’amour entre un Numide et une Romaine»


Publié le 25.05.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Entretien réalisé par Kader Bakou
Ahmed Gasmia est journaliste et écrivain. Il vit et travaille à Alger. Il est, notamment, l’auteur des romans historiques Complot à Alger et Promesse de bandit et du roman de science-fiction Les peuples du ciel, finaliste du prix Orange de littérature en Afrique en 2020. Le bouclier de Massinissa (éditions Frantz-Fanon) est le titre de son nouveau roman.

Le Soir d’Algérie : L’histoire dans Le bouclier de Massinissa, votre nouveau roman, se déroule durant la période romaine, peu présente ou quasiment absente dans les romans algériens. Qu’est-ce qui vous a motivé à choisir cette période ?

Ahmed Gasmia : C’est une époque fascinante qui offre beaucoup de possibilités aussi bien pour la littérature que pour le cinéma. C’est une période de l’histoire qui m’a toujours intéressé. Elle est lointaine et familière à la fois. Mais ce qui m’a poussé à écrire Le bouclier de Massinissa, c’est surtout une proposition que m’avait faite mon éditeur, Amar Ingrachen. Il m’avait demandé si cela m’intéressait d’écrire un roman sur un personnage historique tel que Jugurtha.
L’idée était tentante mais le fait d’écrire au sujet d’un personnage historique limitait ma marge de manœuvre car cela laissait assez peu d’espace à l’imagination. J’ai finalement opté pour une fiction qui se déroulerait dans un cadre historique réel. Et pour Le bouclier de Massinissa, il s’agissait de l’époque de Juba II, dans l’actuelle ville de Cherchell, avec un groupe d’aventuriers qui se lance à la recherche d’un bouclier magique qui aurait appartenu au roi Massinissa.

Vous avez certainement fait des recherches sur cette époque…
Tout à fait. Je me suis documenté pendant des mois pour faire en sorte que mon histoire soit crédible aussi bien aux yeux du lecteur ordinaire que des spécialistes. L’aventure que relate le roman se déroule à Cherchell et dans sa périphérie mais aussi un peu plus loin au sud. J’ai fait beaucoup de recherches pour donner au lecteur quelque chose de sérieux sur le plan historique même si le récit lui-même est fictif. J’ai laissé libre cours à mon imagination, mais il fallait que Cherchell soit bien la Cherchell d’il y a 2000 ans, autrement dit Caesarea, la capitale de Juba II qui gouvernait sous la tutelle d’Auguste, premier empereur romain. J’ai étudié la ville sur la base de travaux d’archéologues et je l’ai décrite à peu près comme elle l’était il y a vingt siècles. Mes recherches ont englobé également ses habitants, aussi bien les Romains que les Numides. J’ai collecté des informations sur leur façon de s’habiller, leur façon de vivre, les prénoms et les noms qu’ils portaient, etc. En somme, en lisant Le bouclier de Massinissa, vous découvrez la ville de Cherchell telle qu’elle a été décrite par les historiens et les archéologues.
Évidemment, ce n’est pas un travail académique, mais vous avez une description relativement fidèle de la ville et de ceux qui l’habitaient…

êtes-vous allé à Cherchell ?
Oui. J’ai visité Cherchell pour identifier les endroits où mes personnages évoluent à travers les pages du roman. J’ai fait le tour de cette ville qui porte encore les vestiges de l’époque romaine partout dans ses rues. J’ai également visité le musée de Cherchell où j’ai appris beaucoup de choses. Je suis journaliste de métier et c’était un peu normal de me rendre sur le «terrain» pour collecter des informations en plus de la documentation qui m’a beaucoup servi.
Donneriez-vous votre accord pour une éventuelle adaptation du roman le bouclier de Massinissa pour en faire en quelque sorte le premier péplum algérien ?
Évidemment. Ce serait intéressant de regarder, sur écran, l’aventure de ce groupe d’hommes parti affronter les dangers pour retrouver le bouclier magique grâce auquel le peuple numide pourrait vaincre les armées romaines. Mais je pense que l’adaptation d’un tel roman sera assez coûteuse, entre les équipements, les décors et certaines scènes qui exigent des effets spéciaux. Oui, parce qu’il y a aussi de la magie dans cette histoire, à côté de la science et de la philosophie…

L’enfant Takfarinas qui défie Ayrad, le héros du roman, ne serait-il pas le Takfarinas de l’histoire ?

Oui, c’est bien lui. Dans le roman Le bouclier de Massinissa, il n’y a pas que le décor qui est réel. Il y a aussi certains personnages, tels que Juba II, mais aussi, assez brièvement, Takfarinas. J’ai fait le calcul, et à l’époque où se déroule le roman, c’est-à-dire à peu près en l’an un de notre ère, Takfarinas était un enfant. Il ne déclenchera sa révolte que seize ans plus tard, si je me fie aux récits historiques. Et en lisant le roman, on comprend presque que la révolte de Takfarinas était une suite logique au mécontentement général ressenti par la population face à la présence romaine, aux taxes imposées par l’empire et à la confiscation continue des terres. Au moment où Takfarinas croise le chemin d’Ayrad, il n’est encore qu’un enfant avec un glaive en bois qui se prépare, tout en jouant, à devenir le guerrier qu’il sera quelques années plus tard.

L’enfant qui a réalisé des miracles en Orient et dont beaucoup de gens semblent parler à Caesarea, est-ce bien Jésus ?

Des soldats romains qui étaient stationnés en Orient et qui viennent d’arriver en Afrique du Nord racontent cette histoire fascinante au sujet d’un enfant qui aurait été l’auteur de miracles et qui aurait parlé à son entourage alors qu’il était encore enveloppé dans ses langes. Là encore, c’est la réalité historique qui s’introduit dans le récit fictif du roman. C’était aussi une façon d’aider le lecteur à situer l’époque, avec plus ou moins de précision, à laquelle se déroule l’histoire.

Le punique que parle Baricbale, l’un des personnages du roman, ressemble, en fait, au parler algérien d’aujourd’hui…

Oui, il y a une théorie selon laquelle l’arabe algérien est en partie un héritage de la langue punique. Je rends ici hommage au linguiste Abdou Elimam qui nous a malheureusement quittés. J’ai lu son livre Le maghribi, alias “ed-darija”- La langue consensuelle du Maghreb que j’ai beaucoup apprécié et qui comporte un dictionnaire punique-français-arabe tout simplement remarquable. J’ai d’ailleurs utilisé ce dictionnaire pour former quelques phrases en punique dans le roman. Je m’intéresse beaucoup aux langues et j’aime en découvrir les origines et les différences. Dans Le bouclier de Massinissa, il y a quelques phrases en punique mais aussi en latin, la langue des Romains. Cela ajoute à l’authenticité d’un récit, je trouve, que d’introduire des éléments linguistiques propres à certains locuteurs et à une époque donnée de l’histoire.

Dans votre roman, il y a aussi un message de rationalité contre différentes formes d’obscurantisme…

Le bouclier de Massinissa, c’est le roman des contrastes. J’y mets face à face les mythes antiques et la logique. Ayrad, le personnage principal, est quelqu’un de rationnel qui a cessé de croire aux mythes de son peuple. Le problème, c’est que parmi ceux qui l’accompagnent dans sa quête du bouclier de Massinissa, il y a un sorcier qui semble avoir de véritables pouvoirs. Ainsi, en plus de lutter contre tout ce que représente l’occupant romain, il doit aussi lutter contre ce doute que le sorcier va semer en lui… Son père, pourtant, lui a appris à ne jamais se laisser aveugler par les illusionnistes, tous les illusionnistes, quelle que soit leur nature…

En plus du message principal que le lecteur découvre dans le roman, il y a peut-être aussi l’idée que malgré la période de paix (Pax Romana) que l’on vivait à cette époque, le rejet de l’occupant est toujours présent dans les esprits…

Exactement, personne n’aime voir son pays occupé par une puissance étrangère. Dans le roman, les Numides savent parfaitement qui ils sont et ne semblent avoir jamais accepté la présence romaine. À l’époque où se déroule l’histoire, les lois romaines étaient assez claires : un Numide, comme Ayrad, ne pouvait pas épouser une Romaine car il avait un statut inférieur. Pour obtenir la citoyenneté romaine, il fallait passer 25 ans dans l’armée. En somme, à cette époque précise, s’il vous arrivait d’oublier que vous n’êtes pas Romain, les lois de Rome vous le rappelleraient. Il faudrait attendre encore deux siècles pour que les choses changent un peu avec l’Edit de Caracalla selon lequel tous les hommes libres nés dans un territoire relevant de l’autorité de Rome devenaient citoyens romains. Mais cela n’a pas empêché les peuples dominés par Rome de se révolter.

Comment le public a-t-il accueilli le roman ?

Les échos que j’ai eus sont assez positifs, jusqu’à présent. Pour certains lecteurs, la période de Juba II est particulièrement captivante car ce roi n’était pas qu’un souverain, c’était aussi un savant reconnu, un scientifique à l’affût de nouvelles découvertes. Pour d’autres, c’est l’héritage de Massinissa qui est mis en avant. En plus de tout cela, il ne faut pas oublier que Le bouclier de Massinissa, c’est aussi une histoire d’amour entre un Numide et une Romaine, Ayrad et Tullia, que tout sépare, spécialement cette loi romaine qui interdit le mariage entre les Romains et les pérégrins, autrement dit ceux qui n’ont pas la citoyenneté romaine.

Un autre roman en projet ?

J’ai deux idées en ce moment. Je pense encore une fois à une histoire qui se déroule dans le futur, un peu comme Les peuples du ciel sorti fin 2019. Je pense aussi à un recueil de nouvelles. Et c’est probablement par ce recueil que je vais commencer. Ce sera un exercice tout à fait nouveau pour moi.
K. B.

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