Algérie

Entretien avec Kamel Beniaiche (journaliste et spécialiste du dossier de Mai 1945) «Le temps de la dénégation et de la falsification de l’Histoire est révolu»



Publié le 07.05.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
IMED SELLAMI

Entretien réalisé par Imed Sellami
Seul journaliste à éplucher l’épineux et volumineux chapitre de Mai 1945, notre confrère Kamel Beniaiche poursuit sa quête de la vérité historique. Il a aimablement accepté d’accorder au Soir d’Algérie un long et instructif entretien…

Le Soir d’Algérie : Une année après la publication de Massacres de Mai 1945 en Algérie /la vérité mystifiée aux éditions El-Watan El Youm en mars 2023, vous récidivez avec Le complot prémédité, un film-documentaire de 52 minutes.

Kamel Beniaiche : Le présent projet est une nouvelle pièce à conviction. Le complot prémédité est une nouvelle approche mettant la lumière sur une autre partie de l’épisode traumatique de Mai 1945. Le texte est extrait du deuxième ouvrage Massacres de Mai 1945 en Algérie/La vérité mystifiée. L’idée de l’artiste Toufik Mezaache (président de l’association culturelle Ibdaa Oua Tamayouz) donne naissance à un nouveau document pléthorique en informations inédites.

Quels sont les principaux axes du sujet ?

Le complot prémédité est une autre forme de transmission de la mémoire. Il débusque le calvaire de milliers de petits orphelins, déconstruit le simulacre de la reddition de Melbou - organisé de façon à frapper l’imaginaire de milliers d’indigènes terrifiés. Il déterre - archives à l’appui, la razzia qui a siphonné les biens de centaines de familles d’innombrables bourgs et bourgades du Nord-Constantinois. Il met le doigt sur la «récompense» du 7e RTA (7e régiment des tirailleurs algériens) ostracisé et discriminé.

Quelle est la particularité d’un tel projet ?

Le documentaire-témoignage restaure la mémoire d’un pont important de notre histoire contemporaine. À travers un récit minutieux et pertinent, le film démontre l’implacable rouleau compresseur, met à nu les thèses de l’ordre colonial. Comportant des témoignages, des documents inédits, interventions et images poignantes, Le complot prémédité lève le voile sur plusieurs zones d’ombre. Mêlant archives françaises, anglaises, et interventions, le film apporte un nouvel éclairage sur le plus horrible pogrom perpétué par la France coloniale, quelques heures après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le traitement «médiatique» du cataclysme de Mai 1945 et la tragédie de Ghaza est l’autre fait saillant du projet réalisé avec peu de moyens.

Le 8 Mai 1945 est un complot prémédité ?

Après un long séjour à Londres, le général de Gaulle débarque à Alger, le 30 mai 1943 où il fait connaissance avec toutes les composantes d’une colonie en ébullition. En quittant Alger, le 14 Août 1944, de Gaulle ne concevait pas le règlement du problème algérien, en dehors du discours du 12 décembre 1943 et de l’ordonnance du 7 mars 1944 faisant d’une minorité d’Algériens citoyens français, lesquels sont en outre inscrits dans les listes électorales. Avant de prendre l’avion, il met en garde le général Henri Martin — commandant du 19e corps d’armée — coordinateur des forces terrestres de l’Afrique du Nord : «Évitez que l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts pendant que nous libérons la France.»
L’instruction ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Henri Martin expose les grands axes du plan de défense contre une éventuelle insurrection et sont énoncées dans la note de service du 18 janvier 1945. Il dirige un exercice sur carte les 13 et 14 février 1945, à Alger, en présence des représentants des états-majors de Rabat, Tunis et Alger. L’armée française organise par la suite des manœuvres d’entraînement et d’intimidation de la population, dans la région de Chenoua (tipasa), puis le 24 et le 25 avril à Biskra, ensuite les 4 et 5 mai 1945 en Grande Kabylie où certaines exactions sont signalées. Entre-temps, le 1er avril, un peloton de la compagnie saharienne portée de la légion a été déplacé d’Aïn Sefra vers Tolga.

C’est pour toutes ces raisons que vous continuez à dire que l’épreuve traumatique de Mai 1945 n’a pas révélé tous ses secrets ?

Cette tentative d’extermination ethnique n’occupe toujours pas la place qui lui sied dans les programmes et manuels scolaires. Elle est pratiquement absente des livres d’histoire. Le grand public, singulièrement les jeunes générations, n’a aucune idée des incidents de Ksar Chellala (ex-Reibel). La réunion prévue le 7 avril 1945 à Ksar Chellala où Messali est placé en résidence est un élément important de l’équation. Devant débattre les résolutions du congrès des AML (Amis du manifeste et de liberté) tenu les 2, 3 et 4 mars 1945 à Alger où l’on a réitéré le principe de la reconnaissance de la nationalité algérienne, l’établissement d’une Constitution algérienne démocratique et républicaine, le conclave chapeauté par Saad Dahleb, Zitouni Ali, Menaceri Mohamed et Benabderahmane Mohamed, s’est transformé en bras de fer.
L’administration coloniale qui voulait saborder le rendez-vous et arrêter les quatre militants essuie, ce jour-là, un véritable camouflet. Revenant à la charge, le 10 avril 1945, l’autorité coloniale place les quatre militants dans le sinistre centre d’internement de Bossuet. Les crimes commis par les milices dont celle de Guelma créée par le sous-préfet André Achiary, le 14 avril, soit quelques semaines avant le début de la boucherie, n’ont pas été exploités, étudiés et analysés comme il se doit. À travers un télégramme estampillé «Secret et très urgent», envoyé à Paris le 8 mai 1945 à 15 heures, les services du gouverneur général Yves Châtaigneau n’ont pas attendu le début des hostilités de Guelma, jugent et condamnent Ferhat Abbas. Le jour même, le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel, à 15h20, passe en catimini à l’autorité militaire les pouvoirs de la police pour l’arrondissement de Sétif. Le rétablissement de l’ordre public n’est pas la vocation principale de l’armée française qui s’est chargée d’une telle mission jusqu’à mi-septembre 1945.

Pour quelles raisons la France demeure réticente face à la reconnaissance de ses crimes ?

La France a mis plus de 37 ans à se rendre à l’évidence que la glorieuse révolution de Novembre 1954 était la «Guerre d’Algérie». 62 ans après l’indépendance de l’Algérie, l’ex-colonisateur refuse de regarder en face son histoire coloniale. Il éprouve des difficultés à assumer ce passé, à affronter ces périodes dramatiques. Comme le passif est lourd, la France trouve encore du mal à franchir le pas. Les nostalgiques de la colonisation, l’aile dure des rapatriés d’Algérie et les partis de droite et d’extrême droite, posent leur veto. Ils refusent toute idée de reconnaissance n’ayant rien à voir avec la «repentance», un vocable utilisé à des fins politico-politiciennes par une certaine presse et une grande partie de la classe politique française. Cette même classe politique n’admet pas le retour en force de notre pays notamment sur la scène internationale et diplomatique. Otage d’une partie de son électorat, la France officielle a peur de s’engouffrer dans ce sable mouvant.

Sept ans après la publication de Sétif, la fosse commune vous revenez avec Massacres de Mai 1945 /La vérité mystifiée. Quel est votre sentiment en mettant entre les mains des lecteurs un essai historique précieux ?

Ce deuxième opus est le prolongement d’une enquête journalistique entamée en 2005. La poursuite des investigations m’a permis de dévisser de nouveaux ressorts de l’épisode traumatique miné par la désinformation et l’histoire à sens unique. En dépit des difficultés auxquelles je me suis heurté, j’arrive à explorer de nouvelles pistes, à aller là où personne n’est jamais allé, à remettre en cause nombre de fausses certitudes.
L’ouvrage est la résultante de milliers d’heures de travail, d’efforts inlassables et de sacrifices incommensurables. Un essai historique aussi important a nécessité une montagne de documents (archives, ouvrages, journaux) et plusieurs témoignages aussi précieux les uns que les autres. Je suis fier et heureux de mettre entre les mains du grand public et des initiés d’ici et d’ailleurs un document-témoignage dédié à mes défunts parents.

Votre ouvrage fourmille d’informations précieuses, de témoignages poignants, a recours à une importante pile d’archives. L’accès aux archives n’est-il pas un véritable parcours du combattant pour un chercheur algérien, journaliste de
surcroît ?

La vérité ne peut jaillir sans accès aux archives publiques et fonds privés. Indispensables, de tels outils permettent aux chercheurs de croiser les sources, de réaliser correctement leur travail. Malheureusement, les chercheurs algériens et français ne sont pas logés à la même enseigne. Les archives ne sont pas toutes communicables aussi bien à Vincennes qu’à Aix-en-Provence. On ne peut accéder à certaines archives frappées du sceau «secret». Alors que les chercheurs français ont plus de facilité d’accéder aux dossiers «confidentiels». Les documents privés, c’est la croix et la bannière. Les questions inhérentes au visa, aux frais de voyage et la prise en charge d’un séjour coûteux en rajoutent une couche. Pillé puis expédié par navires de guerre, l’archive, instrument important pour l’écriture de l’histoire, est un patrimoine algérien qu’il va falloir décoloniser un jour. Une grande partie de l’archive militaire a été nettoyée. L’historienne Annie-Rey Goldzeiguer le souligne notamment pour la tragédie de Mai 1945 : «La correspondance du général Duval, commandant de la division du Constantinois, a été tronquée de la période du 8 au 11 mai 1945.»

«La mission civilisatrice» de 1830-1962, un préambule qui s’apparente à une mise au point du journaliste, non ?

L’Algérie existe en tant qu’État depuis au moins 2500 ans. Le nier serait une offense à l’Histoire. Chantres de la désinformation, les nostalgiques de l’Algérie française ne veulent pas admettre que ce pays existe depuis trois millénaires. Ighilde (le maître), le roi numide durant 54 ans de règne, a réussi à instaurer un système agricole efficace, à créer une monnaie à son effigie, à poser les jalons d’une grande politique culturelle, à tisser des liens avec les puissances de l’époque. A la fin du Xe siècle, l’État Ziride de la tribu Sanhadja régnait comme seul maître du grand Maghreb, laissant à ses cousins Hammadites le Maghreb central avec deux capitales la Kalaâ (M’Sila) et Bedjaya (Bejaïa). Cette dernière a connu une fabuleuse renaissance scientifique et culturelle de plus de six siècles. Cette période a été l’autre âge d’or de la science, de la connaissance, de la culture et des arts du pays. Du XIIIe au XVe siècle, la tribu Zenata ayant fait de Tlemcen sa capitale a donné naissance à une civilisation unique et intrinsèque. Dire que l’Algérie n’existe que depuis 1830 est une grotesque et gravissime invention des porteurs de la mémoire coloniale, lesquels oublient que l’Algérie et la France étaient depuis 1579 liés par 59 traités.
La mission civilisatrice est une mystification. Elle avait pour but, l’effacement de la dette envers la régence d’Alger qui lui avait vendu à crédit des cargaisons de blé et pillage des trésors et richesses du pays. La vengeance de l’insulte à la France, commise par le dey d’Alger (le soufflet porté au consul Duval) est une autre grotesque contrevérité. En 1830, les Algériens n’étaient pas si illettrés qu’ont voulu le faire croire les idéologues de la colonisation. En 1830, il y avait 100 écoles primaires à Alger, 86 à Constantine et 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient chacune 6 à 7 collèges secondaires. L’alphabétisation des Algériens est passée de plus de 60% en 1830 à 15% en 1962. Le temps de la dénégation, de la falsification de l’Histoire, de la propagande et de l’occultation idéologique est révolu.

Avec Massacres de Mai 1945 en Algérie/la vérité mystifiée, vous sortez des sentiers battus ?

Le 8 Mai, des hommes ont été tués à Annaba, Blida et dans plusieurs villes et villages du pays. Les troubles ont écumé tout le pays d’Est en Ouest. Des milliers de sympathisants du mouvement national, des élus locaux, des érudits, des fonctionnaires et de simples citoyens des quatre coins de l’Algérie passent à la trappe. Des centaines de bourgs et bourgades sont rayés de la carte. Des tribus entières sont décimées. Des vies et des familles sont brisées et cassées. Il n’est plus possible désormais de restreindre l’espace géographique de la tragédie à uniquement Sétif, Guelma et Kherrata.
Les nouveaux témoignages recueillis et la montagne de documents rassemblée m’ont permis d’explorer des pistes inexploitées, d’aller où personne n’est jamais allé, de débusquer des contre-vérités, et d’apporter un nouvel éclairage. L’opus rétablit les faits, déconstruit les allégations de l’histoire à sens unique. L’exploitation d’une mine d’archives m’a permis de démolir la controverse des 45 000 victimes, une œuvre des principaux architectes du complot.

Un mot sur cette controverse…

L’archive est le témoin qui ne meurt jamais. Principaux commanditaires du crime, les généraux Henri Martin, Raymond Duval, le colonel Bourdilla, Yves Chataingeau et Lestrade-Carbonnel qui ont tout fait pour masquer les traces des massacres sont démasqués et désavoués par leurs propres archives. «Le bilan mutilé», contenu du 15e chapitre de mon deuxième ouvrage, étaye de tels propos…
I. S.

IMED SELLAMI




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