Algérie

Entretien avec Aicha Kassoul, universitaire et romancière : « L'écriture comme survie, tant qu'il y a de la vie »



Entretien avec Aicha Kassoul, universitaire et romancière : « L'écriture comme survie, tant qu'il y a de la vie »
Aicha Kassoul, qui a été professeure de littérature française et francophone à l'Université d'Alger, puis consule à Besançon (2010-2015) et animatrice à la radio chaine III, est aussi romancière à ses heures. Elle fait partie de ces écrivains qui, selon elle, «ne peuvent pas échapper au rendu de leur vécu, y compris dans la plus fantastique des fictions». Ici un entretien avec la romancière qui nous fait part des aspects méconnus de son parcours professionnel ainsi que des messages contenus dans ses écrits..

El Moudjahid : Vos romans —«Chronique de l'impure», «Le pied de Hanane», «La colombe de Kant» et d'autres écrits moins connus du public— semblent avoir pour dénominateur commun le concept de réflexion sur les expériences du passé, pour ne pas dire sur la remembrance au sens de l'écriture de l'histoire de notre pays : concept qui, au demeurant, s'articule ici autour d'au moins trois événements majeurs : les périodes protohistorique et antique ainsi que celle, ultérieure et plutôt contemporaine, que l'on qualifie de post indépendance. Peut-on parler d'une sorte de pari, pour une romancière telle que vous, de précéder l'usure du temps en restituant du mieux qu'elle peut un vécu, si fragmenté soit-il, des plus déterminants pour la suite de l'histoire ?
Aicha Kassoul : Il n'est pas étonnant pour moi que le roman soit plus apte, surtout dans des pays comme le nôtre, à faire passer des idées. La réflexion se fait sur un support moins lourd que l'essai ou tout autre texte «sérieux». Réflexion, oui. Ce qui fait dire à certains que «La Colombe de Kant» et, dans une moindre mesure les autres récits, n'est pas un roman. Mais, de mon point de vue, le roman est là, un roman national, un roman algérien, qui ne peut faire l'économie du passé dans la tourmente de notre actualité, bouillonnante et confuse, nous faisant violence, donnant une sensation terrible d'impuissance.
Je crois en la littérature qui procède par fragmentation et espère surplomber le chaos. Dans chacune des «petites vies», la mienne, celle des personnages historiques que je réinvente, je vois une image de notre condition d'être algérien, comme dans un miroir vénitien aux multiples alvéoles.

Quel que ce soit le roman publié, on constate que les dimensions historique et mémorielle sont particulièrement convoquées dans vos récits. Pensez-vous, à ce titre, que la littérature peut, elle aussi, être touchée par l'histoire?
Non seulement touchée mais indissociablement liée à elle. Cette idée, je l'ai défendue, illustrée dans mes cours. Les écrivains sont des êtres de chair et de sang obligatoirement socialisés dans une réalité donnée.
Ils ne peuvent pas échapper au rendu de leur vécu, y compris dans la plus fantastique des fictions. En tout cas, c'est ce que m'a appris l'histoire de la littérature, ce mouvement qui épouse les mutations socio-historiques d'un milieu, d'un pays. La première génération, Dib, Kateb, Mammeri, ne dit pas la même chose sur nous et notre réalité que les générations suivantes, Djaout, Mimouni, Boudjedra ...

Votre dernier roman, «La colombe de Kant», met en scène quatre personnages emblématiques, Saint-Augustin, Apulée de Madaurus (M'daourouch aujourd'hui), Hannibal et Sophonisbe, que le destin, heureux ou non, va porter au-devant de la scène historique... N'est-ce pas là aussi une sorte de pari, pour une romancière de votre trempe, de prêter la voix à trois grands grandes figures historiques en l'occurrence, et à une femme célèbre, Sophonisbe, autrement dit celle que le sort lui a fait épouser deux monarques numides successifs, l'un Masacylès (Syphax) et l'autre Massylès (Massinissa), rois que les enjeux politiques de l'époque ont rendus irréductiblement belligérants ?
J'aurais vraiment aimé leur donner corps et voix, mais je réalise les limites de mon écriture, n'étant pas de la trempe de la géniale Yourcenar. Je crois que j'ai réussi à entrer dans la peau des deux derniers, Apulée et Augustin, car l'enjeu était pour moi crucial.
Poser la question du savoir être algérien dans un pays livré aux puissances mortifères. Il faudrait mettre entre les mains de tous nos enfants l'histoire de cet âne d'or qui se frotte au monde, sans peur, de toute sa force animale, avant la tombée de l'âge, des dents, de la vie. Leur faire revisiter le conte de Psyché.

En faisant allusion à Saint-Augustin et à Massinissa, On estime ici et là, dans le milieu des historiens spécialistes de l'histoire de notre pays, qu'il ne serait peut-être pas de bon ton de juger les personnages d'une époque aussi lointaine, personnages que vous proposez de faire ressurgir à la lumière des écrits du passé et d'événements factuels —comme s'ils étaient informés de ce que nous avons appris depuis— en l'occurrence par le biais de l'écriture et de l'enseignement de l'histoire. Votre avis sur ce point d'ordre ?

Nul jugement. Encore moins de condamnation. Je m'efforce de mettre en scène ces personnages dans leur contexte, et ce n'est pas un hasard s'ils me parlent du présent. Formidable écho dans ma tête quand je plonge dans le passé et j'y retrouve mon moi vivant.
Toujours dans ce dernier roman, vous donnez des clés concernant l'écriture des précédents, comme si vous revendiquiez une continuité entre passé et présent, fiction et réalité... Alors...?
A bien y réfléchir, il y a dans mes textes une sorte de continuité entre ce qui fut et ce qui est, aussi bien pour moi que, je l'espère, pour tous ceux qui ne se sentent jamais mieux vivants dans la conscience d'une temporalité dense, épaisse, par-delà l'effritement de notre moi au fil des jours et des années.

Vu l'accélération du temps, peut-on parler d'un sentiment d'urgence qui vous aurait conduit à écrire «La colombe de Kant» ? Cette accélération du temps n'est-elle pas, par ailleurs et à bien y regarder, une caractéristique de notre société civile actuelle?
Je crois être quelqu'un de très sensible à ce qui advient. Action, accident, incident, réaction de ma part sur le mode de l'écriture qui est celui de la lenteur. J'ai mis plus de temps à écrire «La Colombe de Kant» que «Le Pied de Hanane». Le plus rapide a été «Chroniques de l'impure», qui a jailli comme une pulsion de vie/survie après avoir été un otage dans l'airbus d'Air France en 1994. Là, oui, il y avait une vraie urgence. Les deux autres se sont plutôt faits dans l'impatience, accordés à mon impuissance.

Les romans que vous avez déjà publiés constituent-ils un tournant décisif dans votre travail de romancière ?
Le dernier, pour moi, est très important. Si la vie est une longue chute, il était temps pour moi, à mon âge, d'apprendre à tomber. J'ai écrit debout, en marchant, pour éviter de tomber d'un coup, anéantie par la maladie et l'insulte du temps. L'écriture comme survie, tant qu'il y a de la vie.
S'agissant des aspects sous-jacents que sont l'économie et la finance de l'édition romanesque, on constate tout de même que la rémunération de l'écrivain n'est pas l'objectif premier des métiers du livre ; quand on est auteur par exemple, on fait rarement fortune avec le livre... Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Je n'ai pas la prétention d'être un peu esprit, libéré des contingences matérielles. Il est facile pour moi de relativiser. Je ne vis pas exclusivement de ces droits d'auteur dont étaient privés les écrivains pendant trop longtemps, plume liée au mécénat.

Par ailleurs, on constate que le livre semble aborder sa mue avec l'introduction de la dimension numérique. Or cette entrée du livre dans l'ère numérique ne va-t-elle pas conduire, selon vous, à d'autres formes de mutations du roman ? En tant que romancière pour ainsi dire classique, pensez-vous que l'édition écrite va continuer d'exister comme telle face à l'apparition de cette nouvelle donne ?
Je crois au papier, bien que j'aie fini un jour par l'abandonner pour le clavier de l'ordinateur. Le papier apprend la lenteur, permet la sensation quasi physique au contact des mots, la solidité de la fixation des idées.

Y a-t-il un nouveau roman ou un essai en préparation et de quoi va-t-il parler ?
J'en suis aux premières lignes d'une page restée blanche après l'accouchement de la colombe. J'apprends la patience de l'écriture qui ne me quitte pas.





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