Entretien réalisé par Heddadi Abdelbaki
Les temps sont aux incertitudes politiques. Le chœur qui entonne inlassablement la sérénade sous le balcon du pouvoir emplit tellement l'espace politico-médiatique qu'il empêche toute lisibilité. Aussi, il est plus que utile de donner la parole, d'ouvrir les espaces à ceux qui maintiennent par leur engagement d'entretenir l'espoir démocratique, ceux qui, lucides et vigilants, ne se laissent pas convertir à la religion de «l'islamisme modéré», présenté par-ci par-là comme l'aboutissement fatal des révolution arabes. Moulay Chentouf, coordinateur du bureau national du parti pour la laïcité et la démocratie (PLD), atteste, à juste titre, que «repeindre la face extérieure du monstre ne suffit pas à en changer la nature». Il y a de la sagesse dans l'affirmation mais aussi de la clairvoyance politique. Pour M. Chentouf, le modèle turc, qui trouve énormément de sponsors ces temps derniers, n'est pas si soft que prétendu. Les apparats peuvent cacher bien des sinistres réalités. Il refuse par ailleurs ce raccourci qui tend à dresser un parallèle entre la démocratie chrétienne et «l'islamisme modéré». Et les réformes politiques en Algérie, alors ' Que des sornettes, répond-il fort convaincu. Moulay Chentouf, dans l'entretien qui suit, plaide une refondation des partis démocratiques avant d'espérer de leur part une convergence efficace. Il s'explique également sur d'autres questions liées à l'actualité politique immédiate.
Le Soir d'Algérie :Que vous inspirent les révolutions des pays arabes'
Moulay Chentouf : Ce qui est éminemment positif dans ce formidable mouvement de colère est que ces évènements ont eu le mérite de faire voler en éclats les représentations erronées que le monde se faisait des peuples d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. De ce point de vue, nous puisons dans cette effervescence et ce formidable bouillonnement d'idées toutes les forces dont nous avons besoin pour semer l'espoir dans le pays et dans les rangs du PLD. On s'était habitué à l'immobilisme apparent de cette partie du monde où tout semblait figé et définitivement réglé. Des théories fumeuses ont même été élaborées pour conforter la thèse selon laquelle les sociétés arabes sont réfractaires aux idées de liberté et de citoyenneté et que leurs peuples ne sont pas éligibles à la démocratie ! Force est de constater pourtant que les islamistes n'ont pas été à l'initiative de ces mouvements. C'est là une des preuves cinglantes qu'il existe un gisement démocratique arabe extraordinaire et que les islamistes ne sont pas l'expression «authentique» des sociétés arabes. Mais faudrait-il pour autant créditer ce mouvement de «printemps arabe» ' Nous sommes encore dans un processus pré-révolutionnaire. Ne nous laissons pas séduire par l'écume de surface et examinons les mouvements en profondeur de la houle ! La chute de quelques dictateurs n'est pas la fin de la dictature. Les anciens systèmes sont toujours là et l'islamisme a déjà tiré les marrons du feu à l'ombre de complicités occidentales évidentes comme au lendemain du 5 octobre 1988.
La solution n'est-elle pas alors dans «l'islamisme modéré» ' Est-ce que celui-ci ne serait pas devenu la réplique de ce qu'est la démocratie chrétienne en Europe '
Effectivement, cet oxymore est bien à la mode et oser le parallèle avec la démocratie chrétienne est une imposture ! Ce serait oublier que la démocratie chrétienne a émergé au terme de luttes séculaires impitoyables qui ont opposé cléricalisme et forces de progrès. C'est ce combat qui a permis à l'Europe de s'affranchir de la chape tutélaire de l'Eglise pour vivre le bouillonnement intellectuel de la Renaissance et s'émanciper par la philosophie des Lumières ! Notre histoire est différente et nous ne pourrons pas faire l'économie du combat contre la régression si nous voulons aller de l'avant. Repeindre la face extérieure du monstre ne suffit pas à en changer la nature ! Nous sommes depuis des siècles dans l'islamisme «modéré» et aujourd'hui encore, on nous demande d'y rester ! Certains disent même qu'il faut laisser l'expérience de «l'islamisme modéré» se poursuivre. Cela me rappelle les discours de ceux qui nous reprochaient à l'intérieur même du PAGS de condamner avant l'heure Khomeiny. Les mêmes prétendent dans leur aveuglement que le système est réformable et considèrent que l'islamisme «modéré» est un poison… comestible ! On ne sort pas du Moyen-Âge en ajoutant du Moyen-Âge ! Plus de trente ans plus tard, l'islamisme plus particulièrement iranien, qui a fait des émules en Algérie avec le FIS et consorts, les partis islamistes d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, se perpétuent toujours dans le déni des libertés et la répression sanglante ! Si l'on juge par ce qui vient de se passer avec les dernières élections au Maghreb par exemple, les formes de la démocratie sont en apparence sauvées. En virulents stratèges, les islamistes ont pesé de toutes leurs forces pour que ces élections se déroulent sans violence, dans un climat apaisé pour paraître aux yeux de l'opinion internationale comme les champions de la démocratie. Mais est-ce pour autant que le test démocratique a réussi ' L'islamisme politique s'est-il «civilisé»' A-t-il renoncé à la conquête du pouvoir par la violence et peut-il se plier aux canons de la démocratie ' Les chiffres d'un scrutin de vote à eux seuls, si transparents soient-ils et validés y compris par des observateurs neutres, ne font pas la démocratie. La démocratie est dans le lien imprescriptible de la forme et du fond d'où la question centrale des valeurs universelles. A ce propos, l'exemple algérien est éloquent. L'Algérie a connu la descente aux enfers et sombre aujourd'hui dans le marasme parce qu'elle a pensé pouvoir s'ancrer dans le siècle en passant à la trappe les valeurs démocratiques. On en connaît les piètres résultats, son cortège de désolation et ses dizaines de milliers de victimes ! La démocratie n'est pas un supermarché où l'on se sert à sa guise et où l'on consomme selon ses goûts. Elle est une et indivisible. On n'y choisit pas ce que l'on veut et l'on jette par-dessus bord ce dont on n'a pas envie ! Elle n'est viable que si elle se déploie dans toutes ses dimensions, comptable et sociétale, faute de quoi c'est la perdition et la voie ouverte à tous les périls. L'histoire contemporaine l'a montré dans le fracas de la douleur et des souffrances. La violence est inscrite dans le code génétique de toute idéologie totalitaire et l'islamisme politique en tant que telle, quels que soient ses oripeaux extérieurs et ses nuances, a une pente naturelle vers l'extrême parce qu'il s'arcboute sur une matrice idéologique pétrifiée depuis des siècles dont il a sacralisé le modèle et qui nourrit ses ambitions politiques.
Mais «l'islamisme modéré» turc semble bien fonctionner et les islamistes en font leur modèle de référence. Qu'en pensez-vous '
En effet, l'exemple du parti islamiste turque AKP est exhibé aujourd'hui comme une preuve de réussite. N'oublions pas toutefois que celui-ci évolue dans un système qui a été sécularisé dès les années 1930 par Mustapha Kamel, voilà plus de 90 ans ! Ce qui le fait apparaître au plan international comme un islamisme lisse et «modéré». Jusqu'à présent, il s'en tire mais toute la question est de savoir pour combien de temps encore. Bien des signes inquiétants, qui traduisent une volonté de changer la nature du pouvoir et de l'Etat, existent déjà. En effet, la censure dans la presse est devenue une règle, l'appareil judiciaire est mis au pas et le pouvoir ne s'embarrasse plus d'embastiller les journalistes. 76 (!) d'entre eux croupissent aujourd'hui dans les geôles turques! Que restera-t-il de la démocratie si l'AKP compare la démocratie à «un bus dont on descend dès qu'on arrive à destination» ' Que deviendront les droits des femmes si Monsieur Erdogan ironise à dire publiquement : «Je ne crois pas à l'égalité entre hommes et femmes… Enfin… je veux parler de l'égalité physique…». Le retour de l'enseignement religieux s'est généralisé tandis que celui de la théorie évolutionniste de Darwin est… interdit ! Internet est sous haute surveillance : au nom de la morale «islamique», plus de dix mille sites dont des sites scientifiques (!) et plus de quinze mille points de vente d'alcool ont été fermés! Enfin, l'AKP a une conception bien étriquée de l'Etat-nation, puisque les Kurdes y sont sauvagement réprimés et que leurs droits y sont toujours bafoués. La plus grande supercherie de l'AKP est de faire croire qu'il a réussi la synthèse de République laïque et de «l'islamisme modéré». Mais de quelle laïcité il s'agit si elle ne consacre pas la séparation du religieux et du politique ' Cette fiction est un miroir aux alouettes dont se servent les islamistes pour tromper l'opinion. Le modèle turc n'est pas le nôtre. Notre seule référence est l'universalisme! Bien sûr, la croissance turque fascine et c'est précisément cette fascination que l'Occident veut mettre à profit pour faire de la Turquie le nouveau gendarme de la région et du Qatar, Etat de non-droit, son trésorier. Après le retrait des Américains de l'Irak et celui programmé de l'Afghanistan, une nouvelle stratégie se met en place. Son objectif principal sera de stabiliser la région pour sauvegarder les intérêts économiques de l'Occident et ceux d'Israël, et comble de l'ironie, avec la bénédiction des islamistes dits «modérés» !
Dans toute cette tempête, l'Algérie semble s'acheminer vers des réformes démocratiques…
Ce ne sont là que des sornettes ! Ce pouvoir est vacciné contre les réformes. Pour notre part, nous avons fait notre deuil de ce système. On entend parler de réformes depuis longtemps, mais dans ce pays, les effets d'annonce comme les ballons-sondes sont une pratique courante. Le chemin des réformes ne pourra se dessiner résolument que si l'on sort du cercle vicieux de la rente historique et pétrolière. Où en est la réforme de l'Ecole tant attendue ' Où en est celle de l'entreprise, des banques, de la Justice ' Comment est-ce possible de redresser le pays quand on ne valorise pas l'effort et les compétences ' Jusqu'à quand le suicide d'une jeunesse calcinée par le désespoir et les chimères de l'autre rive ' Voyez-vous, l'Europe n'est pas une destination du possible. Elle verrouille ses frontières et fonctionne à coups de charters. Tout nous contraint à repenser notre avenir pour reconstruire le pays sur les ruines de l'errance politique et l'échec de nos projets. Jusqu'à quand une pseudo-économie, une pseudo-démocratie, des pseudo-institutions avec des pseudo-députés, des pseudo-sénateurs, des pseudo-maires, parachutés par des pseudo-élections ' Chez nous, tout est made in Taiwan comme on l'aime à le répéter dans les chaumières ! Ce système a fait de l'Algérie un pays comateux et il a tout intérêt à continuer qu'il le soit pour se perpétuer aux manettes du pouvoir. On ne pose pas un diagnostic pertinent en enfonçant la tête dans le sable des illusions. Le grand rêve messianique de l'islamisme politique a débouché sur l'horreur et celui-ci s'est complètement disqualifié. Il est temps de cesser d'envisager le futur dans le miroir d'un passé mythique révolu. L'urgence est de s'appuyer sur la nécessité des ruptures pour féconder l'avenir. Un pays ravagé jusqu'à la trame par le séisme de plusieurs guerres a-t-il encore suffisamment de force pour se relever après avoir payé le prix fort du sang ' L'Algérie a avancé dans la rupture et les solutions en demi-teintes n'ont jamais eu ses faveurs. La colonisation a été une fracture historique dont nous avons soldé les comptes par la rupture de 54 et ce sont les armes qui ont scellé son sort. Nous avons besoin d'un nouveau départ, d'une nouvelle République, d'un véritable «big bang» pacifique ! Toute autre démarche trahirait nos attentes!
Une telle démarche suppose une convergence large des forces politiques. Or, le rassemblement des démocrates est une arlésienne ; de plus, votre parti ne pèse pas lourd dans le rapport des forces et il n'est même pas agréé !
Je vous le concède, le PLD n'est pas une grosse cylindrée politique. Mais le plus grave ce n'est pas notre faiblesse car les retards sont ailleurs ! Toute la société, particulièrement «la famille qui avance», n'a jamais eu le droit de s'organiser pour défendre ses valeurs parce que le système du parti unique et les islamistes ne lui ont jamais fait de cadeau et le paradoxe est que nous ne disposons pas encore des moyens nécessaires pour nous structurer et forger notre outil de combat. Les partis-Etats, quant à eux, achètent grassement leurs baltaguia et ont à leur service exclusif tous les moyens de communication, notamment les médias lourds. Mais voyez-vous, la citoyenneté et l'adhésion aux causes nobles n'émergent pas du cloaque de l'argent sale. Quels ancrages ont le RND ou le FLN dans la société ' Quelle est leur base sociale ' L'acteur qui a échappé à la répression du système, c'est l'islamisme politique. Il s'est déployé dans les milliers de mosquées du pays par la politisation du prêche, le naufrage d'une Ecole obscurantiste et les milliards du wahabisme. Où sont donc passés les Moubarak, Ben Ali et Saleh ' Qu'est devenu Kadhafi ' Du revers d'une main, ils ont été balayés après avoir régné sans partage pendant des décennies ! C'étaient en fait des «géants» aux pieds d'argile et leurs partis, des coquilles vides. Si demain le système algérien venait à disparaître, personne ne le pleurera ! Dans un contexte politique qui s'est particulièrement distingué par la répression des démocrates, il est sûr que notre organisation politique n'est pas à la hauteur des enjeux. Nous ne sommes aujourd'hui qu'une poussière, peut-être un grain de sable dans la machine, certainement une arête dans la gorge de l'islamisme politique et du système. Seule la dynamique de l'union est l'issue véritable parce qu'elle sera un signal fort pour mettre en mouvement la société et amorcer une nouvelle ère politique. Le PLD appelle à la refondation des partis sur la base des normes qui sous-tendent les valeurs du projet de société moderne. Aucun de nos militants n'est permanent dans le parti. Nous militons loin de toute vision rentière, historiciste, ethniciste, régionaliste ou tribale, sachant que la solution à la crise est dans la convergence des luttes de tous les démocrates et ne viendra pas de prétendus visionnaires, fussent-ils d'une compétence exceptionnelle ou d'historiques parce que nous ne croyons pas à la légende des démiurges. Nous n'avons nullement besoin de demander l'agrément à un système que nous combattons, et qui ne respecte même pas ses propres lois. Le Pags a bien existé pendant 23 ans sans agrément.
Mais pourquoi la CNCD a-t-elle échoué ' Je ne pense pas que le projet de la CNCD a échoué. Cette dernière reprendra du service et ses portes seront grandes ouvertes au débat contradictoire et à tous ceux qui croient au changement radical et à sa plateforme. Celle-ci appelle à une transition républicaine et non à des élections législatives, locales ou présidentielles anticipées programmées par le système. Des contacts sont pris pour élargir la participation et renforcer nos rangs. Je ne vous cacherai pas que le processus est ardu à remettre en branle, d'autant que certaines forces sont dans le flou artistique. Celles-ci gèlent leurs activités tout en continuant le flirt avec le système tandis que d'autres sont carrément dans la compromission et font alliance avec Bouteflika et les islamistes pour recycler la vieille lune du «contrat de Rome». Le contexte reste très difficile et la situation est complexe tant au plan international que national. L'Occident a changé son fusil d'épaule. Avant janvier 2011, il soutenait bec et ongles les dictatures au nom de la lutte contre l'extrémisme. Aujourd'hui, il jette les peuples dans les bras de l'islamisme «modéré» croyant obtenir en échange l'arrêt de la violence terroriste sur ses territoires. Tout laisse à penser que le plan Bush de 2004 du Grand Moyen-Orient est en marche, confirmé par le discours d'Obama au Caire. L'Amérique a déjà eu le retour du boomerang en 2001 après avoir engraissé les taliban, mais est-elle sûre d'être tout à fait protégée contre un nouveau 11 septembre après avoir accordé un blancseing aux islamistes «modérés» ' En Algérie, nous savons où mène cette politique, puisque le terrorisme «résiduel» continue sa boucherie mais ce qui est impardonnable est que l'Occident est dans le déni y compris de sa propre histoire. D'aucuns s'étonnent de l'attitude occidentale. Pourtant, l'Arabie Saoudite, fer de lance et banque de l'Internationale islamiste et le Pakistan, sanctuaire stratégique des taliban, sont bien les alliés historiques des Américains. La situation nationale est brouillée par les échéances électorales de 2012. Pour notre part, nous considérons que la participation aux élections n'aide pas à la décantation politique dans la société et éclabousse l'image de marque des démocrates. Nous n'avons pas à occuper les strapontins d'un système en déliquescence et dont le seul but est d'exploiter notre présence pour s'inventer un vernis démocratique aux yeux de l'opinion internationale. C'est pourquoi, nous n'avons pas à être son alibi. Apporter notre caution à ce système, c'est jeter le discrédit sur l'idéal démocratique. Nous devons axer l'essentiel de nos efforts sur la mobilisation des jeunes, des femmes, des étudiants, des syndicats autonomes, etc. Alors que la crise frappe une partie de la planète, l'Algérie renvoie l'image sereine d'un pays qui a réglé les problèmes de l'avenir. Ce n'est pas parce que l'on a cassé son thermomètre que l'on n'a pas de fièvre ! Toute une classe politique s'agite auprès d'un patient gravement malade mais elle s'obstine à ne rien voir. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ! Il faut travailler à redonner de l'espoir à toutes et à tous, surtout en direction des jeunes. Si l'on n'est pas saisi, quand on est jeune, par toutes sortes d'espoirs, fussent-il minces, que reste-t-il '
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Posté Le : 20/12/2011
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : H A
Source : www.lesoirdalgerie.com