La question de l’eau et des savoirs locaux dans le Sahara du Maghreb a été abordée par plusieurs auteurs. Depuis le milieu du xx e siècle, les oasis, en particulier, ont constitué un objet de recherche pertinent à la fois en sciences des territoires et en sciences sociales. Des géographes français [Despois, 1969 ; Bisson, 1996] et allemands [Suter, 1959 ; Richter, 1995] ont mis l’accent sur les contraintes naturelles, et en particulier, sur les questions relatives à la rareté de l’eau et les modes de son utilisation qui orientent l’organisation des relations homme et espace dans ces milieux au climat aride.
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Simultanément, des études en sociologie font référence à une organisation sociale très stratifiée selon des critères ethniques (Touat, Gourara, Ouarzazat, Drâa, Tafilalet...) ou culturels liés à un mode de vie et à une organisation sociale assez particulière (les Mozabites à Ghardaïa ou les nomades Touareg de Tassili N’ajer à titre d’exemple). G. Grandguillaume [1973] et N. Marouf [2010] mettent en évidence les interrelations entre l’art de la foggara et les structures locales du pouvoir. Ils montrent que les inégalités d’accès à l’eau et au foncier agricole sont au fondement de la structuration sociale oasienne. Le travail de la terre, l’extension et l’entretien des réseaux hydrauliques sont assignés aux « harratines », terme qualifiant les populations dépendantes qui seraient d’origine non libre (esclave « abid »), mais affranchies [Botte, 2007] [5]
[5]Le terme de « harratines » (au sing, hartani) regroupe bien…
. La propriété de l’eau et de la terre est le plus souvent détenue par les chorfas [6]
[6]Le terme de « chorfa » (pluriel de charîf : noble) qualifie les…
dont dépendaient les autres catégories sociales [7]
[7]Notons, par ailleurs, que ce système distingue d’autres groupes…
. Dans ce système, aucun étranger ne pouvait avoir accès à l’eau ou dériver librement un drain de la foggara sans l’autorisation des chorfas. À partir des années quatre-vingt, la recherche sur les oasis s’oriente vers l’étude des transformations qui commencent à affecter profondément ces sociétés, leurs savoirs et leur environnement [Otmane, 2010 ; 2016]. Les oasis sont alors devenues des laboratoires pour observer et analyser l’évolution des rapports entre les foggaras, comme savoirs ou techniques locales ancestrales et les techniques modernes, comme les forages et les motopompes [Kasseh, 2000]. Ainsi, des travaux comme ceux de H. Popp et de A. Benchrifa [1995] sur Figuig, de M. Aït Hamza [2014] sur la vallée de Todra et du Drâa (Maroc) et de T. Schmitt [2008] sur le Mzab en Algérie ont mis en avant le rôle joué par des politiques publiques centralisées dans la production d’un nouvel ordre sociospatial. D’autres ont même dénoncé des approches de développement peu participatives des oasis qualifiées d’écosystèmes fragiles [Dubost, 1991 ; Côte, 2002].
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L’ensemble de ces recherches, bien que traitant de terrains différents dans le sud du Maghreb, converge dans un contexte de mondialisation et de modernisation accélérée, vers l’idée principale d’une disparition proche du système oasien traditionnel. Les oasis qui ont longtemps résisté aux différents chocs (climatiques ou économiques), grâce à leur richesse en savoir local, n’arrivent plus à préserver leur équilibre social et environnemental. Deux tendances qui divergent, discutent l’avenir des oasis et alimentent actuellement le débat entre les spécialistes du développement local dans les régions arides, en général et du Sahara de l’Afrique du Nord, en particulier [Émilie, Marshall, 2017].
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La première tendance insiste sur la nécessité de préserver le système oasien face à l’introduction de technologies modernes. Ceci est peut-être possible à travers la préservation des formes originales des techniques anciennes dans la gestion des ressources naturelles. Cette tendance nous paraît difficile à mettre en œuvre puisque les oasis sont devenues des espaces ouverts au monde extérieur, au flux de l’information et de la mobilité des hommes et des capitaux.
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La deuxième tendance est plutôt relative à l’incapacité des anciennes techniques à subvenir aux besoins croissants en produits alimentaires de la population locale et aux exigences en matière d’extension de l’activité agricole. Il s’ensuit la nécessité d’introduire de nouvelles techniques d’exploitation des sols et de l’eau, car les techniques anciennes sont devenues archaïques : quel est alors l’impact de cette ouverture, sur la cohésion sociale et l’équilibre de l’environnement ? Ces transformations ne risquent-elles pas de conduire à la disparition du savoir-faire local alors que de nombreuses voix s’élèvent pour défendre les foggaras comme héritage qu’il faut préserver ? [Willem, Henk, 2015].
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Entre ces deux tendances, une troisième idée défend la création d’un système hybride ou mixte regroupant en même temps les savoirs anciens et les techniques modernes [Semsar, Laabaf, 2013] pour donner un nouveau souffle à l’économie oasienne locale. Notre travail dans cet article adhère à cette idée de réhabilitation. Elle fait appel à de nouvelles techniques améliorant le débit de l’eau des foggaras dans un contexte d’usage presque généralisé du forage et de l’énergie électrique dans le pompage de l’eau souterraine pour l’irrigation. L’objectif de notre travail est d’analyser les différentes formes de rencontres entre les deux types de savoirs foggara et motopompe pour analyser les dynamiques sociales et spatiales générées. Les projets nationaux de réhabilitation des foggaras de la région du Touat, au Sud-Ouest algérien, offrent à bien des égards des exemples pertinents pour analyser la prise en compte de ces savoirs locaux au cours de ces dix dernières années. Leur bilan mitigé nous a amenés à nous interroger sur le faible succès rencontré par ces réhabilitations et donc sur leur impact sur le développement économique et social local : comment les foggaras sont préservées dans la transformation des réseaux hydrauliques actuels ? Comment s’articulent les modes de gestion coutumiers et le nouveau modèle proposé par l’État basé sur des organisations associatives de foggara ? Quels sont les enjeux sociaux et économiques de la réhabilitation des foggaras ?
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Tout en nous inscrivant dans le champ disciplinaire de la géographie, nous avons choisi une méthodologie multicritère pour répondre aux différentes questions posées. L’ouverture à d’autres champs disciplinaires – histoire, anthropologie et sociologie – permettra l’intégration de plusieurs instruments méthodologiques, assurant une meilleure compréhension de l’ensemble des transformations étudiées [8]
[8]Ce travail s’inscrit dans le projet « Environnement et…
: interviews, groupe de discussion, observation de terrain, analyse statistique, photo-interprétation et cartographie. Par ailleurs, notre recherche s’est déroulée en plusieurs étapes. En 2013, au cours d’une première étape, nous avons réalisé une analyse bibliographique ciblée sur la région d’Adrar, essentiellement des mémoires de fin d’études, des thèses en géographie et en sociologie, des bilans annuels et des rapports techniques de différents services administratifs responsables de la région. Pour localiser les oasis et les grands périmètres de mise en valeur agricole par rapport aux agglomérations, au réseau routier et aussi au tracé du réseau de foggaras, nous avons cartographié l’organisation spatiale de la région sur la base de photo-interprétation en utilisant des images de type Landsat (à moyenne résolution) disponibles sur le site américain « Geological Survey » [9]
[9]Les images Landsat multispectrales de type Landsat à moyenne…
couvrant plusieurs dates, et de type Google (à haute résolution) offertes gratuitement par le site Google Earth. Dans une deuxième étape, en 2014, nous avons utilisé la cartographie pour identifier directement sur le terrain trois groupes d’acteurs : 1) dix agents des administrations responsables des questions d’eau à différents niveaux : l’Agence nationale de ressources hydriques, l’Algérienne des eaux et les Services agricoles de la wilaya d’Adrar ; 2) une vingtaine de représentants d’associations de foggaras réparties dans le Touat [10]
[10]Les associations de foggara regroupent les ayants droit dans la…
; 3) les présidents des assemblées populaires communales (APC) [11]
[11]Les membres de l’APC sont les élus locaux qui représentent la…
, les usagers de l’eau représentés par les agriculteurs locaux (photos 3 et 4). Après avoir réalisé des entretiens semi-directifs avec ces principaux acteurs de février 2014 à mars 2015, nous avons complété cette enquête qualitative par une enquête par questionnaire auprès de quatre-vingt-dix associations de foggaras, avec une cinquantaine de questions couvrant les différents aspects liés à la situation de la foggara. Les 90 foggaras étudiées sont uniquement les foggaras encore vivantes ; elles sont situées dans les différentes communes du Touat : 17 pour la commune de Sali, 11 pour Reggane, 12 pour Inzeghmir et 50 pour Zaouiet kounta (figure 1 ci-après). Notons ici que les foggaras qui n’ont plus d’eau depuis un certain temps sont appelées foggaras mortes. Elles ne sont plus représentées par des associations et sont difficilement repérables sur le terrain.
Figure 1 – Découpage administratif d’Adrar et les communes étudiées
tableau im1
Source : Tarik Ghodbani, 2017.
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Les résultats de ces travaux nous ont ainsi permis d’analyser à la fois les enjeux de la préservation des foggaras, le jeu d’acteurs et leur implication dans la réappropriation des nouvelles techniques de mobilisation des eaux et les conséquences sur l’organisation sociale et spatiale de la région du Touat. Notre article présentera ici ces résultats en trois parties. Une première partie présentera les foggaras et les savoirs qui leur sont associés dans le contexte de la région de Touat. Une deuxième partie analysera la mise en place d’un programme de réhabilitation des foggaras par l’État, en particulier « le grand projet » dans le cadre du projet national d’intensification agricole pour l’ensemble des régions sud de l’Algérie. Enfin, dans une troisième partie seront discutés les impacts techniques, sociaux, spatiaux et environnementaux de ces programmes, avant de conclure par quelques propositions pour la préservation des foggaras tout en les questionnant.
Les foggaras de Touat, un système de distribution flexible dans une société stratifiée
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La région du Touat compte un nombre important de foggaras qui joue un rôle majeur dans la vie socio-économique des oasis. Le réseau des foggaras est principalement disposé du nord vers l’est, à partir de la limite du plateau de Tadmaït, jusqu’à la vallée au sud-ouest qui porte le même nom que la région. L’ensemble des oasis à l’aval du réseau s’aligne verticalement du nord au sud sur une surface d’environ 7 400 km2 [INCT, 2004]. Du point de vue technique, la foggara est composée de quatre grands éléments : le puit principal avec les puits secondaires qui assurent le captage de l’eau de la nappe albienne, la galerie drainante qui relie horizontalement tous les puits et la seguia qui représente la conduite d’eau aérienne de la galerie à la kasria (le répartiteur), comme l’illustre la figure 2.
Figure 2 – Schéma d’une foggara
tableau im2
Source : Tarik Ghodbani, 2015.
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La kasria se présente sous la forme d’un peigne dont les interstices sont proportionnels au nombre des abonnés pour assurer une distribution d’eau jusqu’aux jardins agricoles, en passant par d’autres kasria secondaires et des bassins de stockage proportionnels à la quantité d’eau reçue (madjen). Chaque jardin est partagé en « gemmûn » dont les dimensions varient selon l’abondance de l’eau. La foggara présente de grands avantages : un débit à peu près constant, la possibilité d’accroître celui-ci par le creusement d’une nouvelle galerie « kraâ », et surtout un arrosage par gravité. Le débit d’eau détermine la surface des parcelles agricoles. Le contrôle des parts et la distribution sont assurés par le kial, mandaté par les copropriétaires de la foggara. Il utilise la « chekfa » ou « hallafa », qui est un instrument de mesure composé d’une plaque de cuivre percée de trous de différentes dimensions (photo 1) en suivant le zemam, registre juridique où sont notées les parts de chacun des ayants droit (photo 2) détenu par l’imam ou un membre représentant la djemaâ [12]
[12]La djemaâ est le groupe qui gouverne le ksar. Composé de…
[Otmane, 2016].
Photo 1 – Un kial (mesureur de débit) utilise une chekfa en cuivre pour mesurer le débit de la foggara de Zouiat Lahchef, commune de Reggane
tableau im3
Source : Tarik Ghodbani, mars 2015.
Photo 2 – Un exemple de zemam notifiant en langue arabe les parts d’eau et les transactions pour la foggara de Zaouiet Lahchef
tableau im4
Source : Tarik Ghodbani, mars 2014.
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Le rôle du kial est important dans la société oasienne en raison du caractère foncier de l’eau dans ces régions sahariennes, puisque l’eau s’y transmet, s’hérite, se vend et s’achète. L’eau est soigneusement mesurée avant chaque transaction, « elle distingue les hommes, établit des hiérarchies entre les propriétaires et les non-propriétaires, faisant des premiers les maîtres, et des seconds, des roturiers ou des serfs » [Moussaoui, 2010].
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L’eau de la foggara est distribuée en part à chaque ayant droit proportionnellement à sa participation et à celle de ses ancêtres lors de la réalisation de l’ouvrage. Dans ce contexte, T. Otmane [2016] précise qu’une extension des parts dans la foggara est possible entre des personnes du même rang et de la même origine. Par ailleurs, les harratines ne peuvent accéder à l’eau et à la terre qu’à travers le système de la khemassa qui consiste pour un hartani à louer sa force de travail, des semailles à la récolte, pour un cinquième de celle-ci. Notons aussi que, comme nous l’avons mentionné plus haut, les harratines sont aussi ceux qui devraient entretenir les foggaras sous le contrôle des propriétaires de l’eau (chorfas). Cependant, si dans le cas où d’importants effondrements touchent la foggara, la ou les djamaâ [13]
[13]Des djamaâ se mobilisent quand il s’agit d’une foggara…
ordonnent à tous les oasiens de participer directement ou indirectement, physiquement ou financièrement, à l’entretien de la foggara, quelle que soit leur appartenance sociale. Perçues comme un bien collectif d’intérêt général, des touiza [14]
[14]Mobilisation de la collectivité pour un travail d’utilité…
s’organisent dans une ambiance festive par la répétition de chants religieux pour atténuer la pénibilité de ce travail. Les foggaras du Touat présentent également des inconvénients non négligeables, comme la faiblesse générale des débits d’écoulement et la fragilité des installations qui demandent un entretien permanent. Les oasiens utilisent leurs mains nues pour nettoyer le lit de la galerie drainante et racler des parois. Les outils en métal ne sont pas utilisés, mais une houe et quelques outils en bois pour éviter de fragiliser les parois internes au risque de déclencher un éboulement ou un effondrement total de la foggara [Moussaoui, 2011].
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Ainsi si les foggaras reflètent l’ingéniosité des hommes dans le respect des équilibres des écosystèmes, elles révèlent aussi une structure sociale à caractère privé et fortement stratifié.
Vers un nouveau cadre organisationnel dans la gestion des foggaras : introduction du forage et multiplication des usagers de l’eau
Figure 3 – Localisation de la région du Touat
tableau im5
Source : Tarik Ghodbani, 2017.
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Ces savoirs de mobilisation et de distribution des ressources hydriques ancestraux ingénieux, mais à l’origine d’une forte hiérarchie sociale, s’inscrivent aussi dans un contexte régional en constante évolution. Le Touat, limité au nord par la région du Gourara et au sud par le Tidikelt et le désert de Tanezrouft (figure 3) regroupe des populations les plus importantes au Sahara avec environ 160 000 habitants (soit 41 % par rapport à la wilaya d’Adrar et 6,35 % par rapport à l’ensemble des régions sahariennes de l’Algérie qui englobe 2 517 598 habitants [ONS, 2008]). Sa croissance démographique et son développement économique ont ainsi régulièrement fait augmenter la demande en eau pour étendre les surfaces agricoles, mais aussi pour l’usage domestique des habitants des ksour [15]
[15]Les ksour sont les villages ou les agglomérations sahariennes…
. Pour répondre à cette demande croissante, l’État a depuis l’année 2000 creusé environ 714 forages, dont 152 pour l’alimentation en eau potable, 27 pour l’industrie et 535 pour l’agriculture, dont 64 pour le renforcement des foggaras. Ces forages sont équipés de motopompes et fournissent un volume d’eau annuel de 7 474,35 l/s, soit près de 236 millions de m3 par an. Cela n’a cependant pas empêché « la mort » de 450 foggaras sur les 1 400 existantes dans la wilaya d’Adrar [ADE, 2014]. Plusieurs facteurs sont responsables de cette situation, comme le creusement des forages, mais aussi le manque d’entretien des foggaras qui conduit à leur ensablement et à la régression des surfaces agricoles des oasis.
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Face à cette situation et dans la perspective de la préservation de ce système hydraulique considéré comme un patrimoine à protéger par les locaux et les autorités institutionnelles, l’État accorde, depuis les années deux mille, des budgets conséquents provenant de la rente pétrolière, pour restaurer les foggaras. Cette politique publique de creusement des forages et de réhabilitation des foggaras s’inscrit dans une politique nationale qui vise, entre autres, à réduire les écarts en matière de développement, entre les régions littorales du Nord et celles de l’intérieur au Sud [Egg, Lerin, Tubiana, 1985].
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Ces transformations ont reconfiguré le contexte sociospatial au Sahara, à la fois en intensifiant l’extraction de l’eau et en marginalisant le rôle de la djamaâ. Elles ont généré des tensions entre les associations locales qui détiennent les parts d’eau des foggaras et l’administration, d’une part et entre les associations de foggara et les usages de l’eau, d’autre part. Elles ont aussi ravivé les tensions et les conflits historiques entre harratines et chorfas, dans l’accès à la ressource en eau.
Photo 3 – Enquête par questionnaire avec les membres de l’association de la foggara Zaouiet Lahchef, commune de Reggane
tableau im6
Source : Tarik Ghodbani, février 2014.
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Depuis 1990, la mise en place de cette nouvelle politique publique a imposé aux ayants droit des parts d’eau de se regrouper sous forme associative [16]
[16]Les anciens propriétaires d’eau qui partageaient la foggara ont…
, afin d’accéder à un soutien financier pour réhabiliter leur foggara et pour les équiper de forages pour en augmenter le débit. La djamaâ n’a plus d’autorité pour mobiliser des touizas pour les travaux d’entretien et les associations doivent désormais supporter les coûts de l’énergie électrique et de l’entretien des pompes hydrauliques pour les foggaras alimentées en partie par des forages. L’augmentation des débits par l’injection de l’eau issue des forages [17]
[17]Ces forages sont dédiés au renforcement des foggaras et à…
dans les seguias entre le dernier puits et la kasria est devenue une pratique courante qui vise le maintien ou l’augmentation des débits des foggaras. Cependant, cette forme d’artificialisation n’a pas perturbé le partage coutumier des volumes d’eau entre propriétaires et usagers de l’eau, en particulier dans les oasis dominées démographiquement par les
Photo 4 – Enquête par entretiens avec des agriculteurs de Titaf, commune de Tamest
tableau im7
Source : Tarik Ghodbani, février 2014.
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chorfas. Les membres de l’association procèdent chaque trimestre à la collecte des cotisations auprès des propriétaires de l’eau pour régler la facture de l’énergie à la Compagnie nationale du gaz et de l’électricité (Sonalgaz). Le savoir local coutumier de gestion de l’eau s’est, en quelque sorte, adapté au nouveau mode d’exploitation des ressources par l’usage de l’énergie électrique. Si cette adaptation est perçue par l’administration comme étant une forme de modernisation du système coutumier de la gestion de l’eau, elle représente pour les usagers de l’eau une contrainte par la mise en place d’un prix de l’eau, symbolisée par la facture de l’électricité. Par ailleurs, l’Administration s’appuie sur la mise en place de plusieurs structures responsables du suivi de tout le processus de la réalisation d’infrastructures et de la gestion de l’eau destinée aussi bien à l’usage domestique qu’à l’irrigation : l’Agence nationale de la ressource en eau de la wilaya d’Adrar (ANRH) pour la délivrance d’autorisations pour le creusage de puits et de forages, et le suivi de l’évolution de la nappe Albienne [18]
[18]La nappe Albienne est une réserve fossile non renouvelable…
, l’Algérienne des eaux (ADE) pour le raccordement en eau potable à partir de forages d’AEP, la Direction des services agricoles (DSA) qui facilite l’accès à l’eau issue des nappes fossiles pour les agriculteurs bénéficiaires des programmes de l’accession à la propriété foncière agricole (APFA) et du Plan national du développement agricole (PNDA) [19]
[19]Nouvelle politique mise en place en 1983 et qui vise à…
. Ces structures quoique dotées d’équipements et de compétences humaines sont vivement critiquées sur leur coordination, leurs connaissances des lieux d’origine et de circulation des eaux, des impacts réels des forages sur les systèmes des foggaras [Bellal et al., 2016]. À côté de la mise en place de ces services administratifs, la politique de l’APFA encourage l’agriculture irriguée céréalière et maraîchère, aussi bien pour les agriculteurs de la région que pour les nouveaux propriétaires terriens provenant bien souvent des régions du Nord (Mascara, Alger, Blida, Setif...) en réalisant de profonds forages [20]
[20]Les forages sont généralement réalisés par l’État, mais dans…
(photos 5 et 6).
Photo 5 – Irrigation par pivot d’un périmètre céréalier dans la commune de Founoughil, APFA Moulay Enadjem
tableau im8
Source : Tarik Ghodbani, avril 2014.
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Ainsi aujourd’hui, à Aougrout, au nord du Touat à la frontière avec le Gourara, la culture de la pomme de terre et du concombre ne couvre pas seulement le marché local, puisque les pommes de terre sont aussi vendues aux usines de chips et les concombres aux fabricants de cosmétiques qui se trouvent dans l’Algérois à 1 500 km au nord du pays.
Photo 6 – Plasticulture à Aougrout, production précoce de concombre destiné aux marchés des wilayas du nord
tableau im9
Source : Tarik Ghodbani, avril 2014.
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La réorganisation de la gestion du réseau hydraulique et l’ouverture sur la technologie et le marché, encouragées par la politique publique, ont eu aussi un effet de déverrouillage social. En effet, les descendants des harratines du Touat sont motivés par une revanche sociale et les populations venues des villes du nord sont attirées par les incitations publiques leur permettant désormais d’avoir aussi bien accès à l’eau qu’à la terre, accès auparavant limité à la catégorie des chorfas et, à un degré moindre, les mérabtînes [Hammamouche, Kuper, Lejars, 2015].
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De plus, depuis une quinzaine d’années, des entrepreneurs chargés des aménagements hydrauliques s’intéressent à la réhabilitation des foggaras. Peu soucieux de la préservation de l’environnement et du patrimoine, ces acteurs visent, avant tout, l’accaparement des subventions publiques offertes pour la remise en état des foggaras. Et même si les associations des foggaras et les services administratifs sont chargés du suivi des travaux de réhabilitation (DSA, ANRH) dans le respect du cahier de charge préétabli, la plupart du temps, les entrepreneurs affectent officieusement les travaux de réhabilitation à la population locale et encaissent leur part du marché.
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Depuis les années quatre-vingt-dix, face à la diminution générale des débits, l’État a pu investir dans les forages. De plus, en attribuant le statut d’association au groupe de propriétaires de foggara, l’État a permis aux usagers d’accéder aux aides de l’État pour entretenir, mais aussi pour équiper leurs foggaras de forages dans le but d’en augmenter les débits. Ce soutien de l’État s’est accompagné d’une présence administrative croissante, de l’octroi de l’eau pour la mise en place d’une agriculture intensive entraînant la multiplication des usagers de l’eau. On peut alors se demander comment ces transformations socio-économiques rapides induites par des changements techniques et organisationnels affectent les espaces oasiens du grand Sahara, notamment à travers les nouveaux modes de gestion qui font émerger de nouveaux enjeux autour de la préservation des foggaras. Quelles sont alors les conséquences sur les savoirs locaux ancestraux qui leur sont associés ? C’est ce que nous verrons par la suite.
Les impacts socioenvironnementaux de la réhabilitation des foggaras
Impacts environnementaux
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Les travaux d’entretien des différentes parties de la foggara, menés auparavant dans le cadre de la touiza, supervisés par la djmaâ pour le curage des galeries, le nettoyage des puits ou l’extension de la foggara ne sont plus pratiqués. Peu de membres de la communauté des ksour s’engagent dans les travaux de curage des galeries, car cela représente pour eux un travail dangereux et peu rémunéré. C’est le cas des jeunes oasiens et de façon plus générale, des descendants de harratines qui, libérés des fortes contraintes que la société oasienne coutumière leur imposait remettent en cause la légitimité de l’organisation sociale oasienne coutumière, dominée jusque-là par les chorfas et les mérabtînes possédant la plupart des terres agricoles et des droits d’eau. En effet, la tertiairisation de l’économie locale et les opportunités offertes par l’État pour accéder à la propriété foncière agricole offrent aux oasiens un travail plus rémunérateur, dont la production agricole destinée au marché.
Tableau 1 – Les facteurs relatifs à la dégradation des foggaras
tableau im10
Source : Tarik Ghodbani, Ouassini Dari, Sid-Ahmed Bellal, Mohamed Hadeid, enquête de terrain, 2014-2015.
Figure 4 – État environnemental des foggaras dans l’oasis de Sali
tableau im11
Source : Ghodbani, Taoussi, Aïchaoui, 2014.
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À ce manque d’entretien, s’ajoutent aussi les problèmes liés à des réhabilitations pas toujours efficaces. Au cours de notre enquête auprès des membres des associations des foggaras qui font l’objet de réhabilitation, ces derniers dénoncent des travaux non adaptés. En effet, le travail cartographique et statistique réalisé, par exemple, sur la commune de Zaouiet Kounta a montré que sur 45 foggaras réhabilitées, seulement neuf d’entre elles ont connu une augmentation de débit, dix-neuf foggaras ont gardé le même débit, quatorze ont vu leur débit diminuer et trois sont mortes. C’est sur cette question des réhabilitations que nous portons en particulier notre analyse des impacts des nouveaux modes de gestion sur les savoirs hydrauliques locaux.
Une réhabilitation non adaptée et des conflits dans l’usage de l’eau
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La réhabilitation publique mise en œuvre dans le Touat s’inscrit depuis la fin des années 2000 dans la politique « de grand projet » passant par l’octroi d’un budget après un appel d’offres, sur la base d’un cahier des charges, supervisé par les instances administratives [21]
[21]Au départ, ont été mis en place deux types de projets, « les…
. L’enveloppe financière peut varier de quatre millions à vingt millions de dinars, soit environ quarante mille et deux cent mille euros, voir plus dans certains cas.
Figure 5 – Les étapes de réhabilitation de la foggara dans la wilaya d’Adrar
tableau im12
Source : Sid-Ahmed Bellal, 2016.
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Cette réhabilitation « de grand projet » est en général mise en œuvre par des entreprises privées, selon une procédure réglementaire d’appel d’offres et de présentation de projet. Généralement, les travaux concernent l’alimentation de la foggara par forage, le nettoyage des puits et la canalisation de la partie de connexion entre le puits recevant l’eau du forage et la kasria par des buses en plastique (photo 7). Certaines associations des foggaras, en conflit en raison de la diminution des débits due au creusement des forages pour l’AEP négocient avec les entreprises. Elles ont vu dans l’arrivée de celles-ci une opportunité pour augmenter le débit des parts d’eau de leurs membres. Et si cette forme d’intervention a été bien accueillie pour certains ksour, notamment ceux de Inzeghmir, elle est toujours mal perçue dans d’autres ksour. Par exemple, pour la foggara d’Ababou, l’association refuse l’intervention d’entreprises qui utilisent du gros matériel mécanisé (bulldozers, poclins, brises roche) qui ne préserve pas la structure initiale de la foggara en utilisant du ciment et des buses en plastique pour colmater les différentes parties détériorées. De plus, ces associations dénoncent aussi le risque de détournement des subventions par les fonctionnaires et les entrepreneurs impliqués dans ces projets. Par ailleurs, plusieurs associations de foggaras ont identifié des problèmes non pris en charge dans le cadre des réhabilitations proposées parce que celles-ci sont en décalage par rapport aux problèmes spécifiques à chaque foggara (tableau 2). Pour proposer des solutions plus adaptées, les membres de ces associations de foggaras désirent percevoir directement les subventions octroyées par le Gouvernement pour faire réaliser les travaux en engageant, sous leur contrôle, des oasiens qui détiennent les connaissances des structures et des modes de fonctionnement de leur foggara et de ses problèmes.
Photo 7 – Une foggara à Bouda en phase de réhabilitation, la galerie est ouverte pour nettoyage et canalisation des galeries souterraines par du béton, les parois des puits sont couvertes par du parpaing
tableau im13
Source : Tarik Ghodbani, novembre 2014.
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En réponse à ces réactions multiples et variées de la part des usagers des foggaras – résistance, affrontement, négociation et arrangement – les services administratifs octroient de leurs côtés des subventions aux projets pour la remise en état des foggaras en danger à la demande des associations. Chaque année et pour chaque commune, une foggara est choisie sur la base d’un rapport technique et un tirage au sort.
Tableau 2 – Problèmes identifiés par des associations pour quelques foggaras pour une meilleure réhabilitation
tableau im14
Source : Tarik Ghodbani, Ouassini Dari, Sid-Ahmed Bellal, Mohamed Hadeid, 2015.
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Les solutions proposées ne font pas taire les nombreux conflits qui ont émergé dans le Touat à la suite de ces transformations. Par exemple, les jeunes générations des descendants de harratines se branchent souvent sur le réseau d’AEP ou creusent des puits illégalement. L’un d’entre eux nous a confiés : « Les chorfas ont utilisé nos parents, car ils étaient en difficultés, ils n’ont aucun droit sur nous maintenant, nous sommes des hommes libres et l’eau appartient à tout le monde ». La foggara est perçue ici comme un système d’oppression sociale et politique qui rappelle un passé avec lequel ils veulent rompre. Il s’agit des piquages illicites sur le réseau d’AEP pendant la nuit devenus une pratique courante pour l’irrigation des jardins (photo 7). Des Procès-verbaux, des coupures d’alimentation et des « Fatwa d’Imam [22]
[22]Fatwa est dans l’islam un avis juridique donné par un…
» diffusés dans les mosquées, dénoncent ces pratiques comme des péchés pour tenter d’y mettre fin. Cependant, l’ADE montre des difficultés à les contrôler. Ces « vols » d’eau, terme utilisé par l’État, ont fait augmenter la consommation d’eau à plus de 900 litres par jour par habitant dans certaines communes du Touat comme Tamest (tableau 3) pour une consommation moyenne en Algérie ne dépassant pas les 250 litres par habitant.
Tableau 3 – Consommation en eau potable par commune dans le Touat en 2013
tableau im15
Source : ADE Adrar, 2014.
Photo 7 – Irrigation par piquage sur réseau d’AEP, détournement de l’eau par des tuyaux vers les jardins agricoles à Tillouline
tableau im16
Source : Sid-Ahmed Bellal, Tarik Ghodbani, décembre 2014.
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En l’absence d’une médiation jadis assurée par les djmaâ, certains conflits conduisent à des affrontements, certes assez rares, mais dont certains exemples sont assez symboliques des fortes tensions existantes dans la région. C’est le cas par exemple de la foggara partagée entre le ksar Mastour et le ksar Zouiat Lahchef. Après l’aménagement d’un forage pour alimenter la foggara, les représentants de la population du Mastour refusent le paiement des charges liées à l’électricité alimentant la motopompe du forage. Face à cette situation, l’ANRH n’a pas hésité à arrêter le forage qui a coûté l’équivalent de 30 000 euros.
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Ainsi, les services de l’État procèdent, tantôt par un laisser-faire quand ils n’arrivent pas à contrôler la mobilisation illicite de l’eau comme dans le cas des piquages sur le réseau d’AEP, tantôt par l’arrêt des forages en cas de non-paiement de la redevance de l’énergie électrique. Minimiser les interférences avec le système coutumier est une nouvelle stratégie adoptée par les gestionnaires malgré les conséquences lourdes que cela pourrait avoir sur le budget public et les réserves en eau souterraine. Entre volonté de préserver une paix sociale ou de contourner d’éventuels conflits, l’État semble toujours chercher à jouer un rôle prédominant dans le domaine de la gestion des ressources en eau.
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Parallèlement à ces rapports de force entre actions publiques, émergence des entrepreneurs et résistance des acteurs locaux des arrangements peuvent émerger. Un certain nombre de foggaras visitées représente des cas pertinents de prises en compte des savoirs locaux dans la réhabilitation.
Revalorisation des foggaras par hybridation technique et organisationnelle
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Nous pouvons citer le cas de Titaf dans la commune de Tamest. À Titaf, des agriculteurs ayants droit organisés en association ont réussi à éviter les conflits d’intérêts en réalisant eux-mêmes l’entretien de leur foggara et le creusement de deux forages : le premier sert au renforcement de la foggara, le second à l’alimentation d’un réseau d’irrigation de goutte à goutte. Pour le cas de Titaf, la subvention publique s’est limitée à la fourniture les pompes hydrauliques dans le cadre du PNDA en 2010. Pour le reste des travaux, des touizas ont été organisés par l’association de la foggara pour l’entretien des galeries et des puits de la foggara et le branchement du réseau de goute à goute du forage jusqu’à la palmeraie. En plus, les membres de la même association ont organisé une collecte d’argent pour continuer à financer les dépenses liées au creusage des deux forages.
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Actuellement, l’oasis fonctionne avec ces deux systèmes. La plupart des parcelles sont irriguées par des foggaras ou des canalisations de goutte à goutte qui sont gérées par une seule association. Si la propriété de l’eau est limitée aux chorfas pour la foggara, elle est pour le nouveau réseau d’irrigation de goutte à goutte ouverte à tout actionnaire souhaitant avoir une part de l’eau étant donné qu’il paye les redevances de la facture d’électricité et contribue au paiement de la maintenance du système en question. Ce système d’irrigation hybride (foggara et goutte à goutte) a renforcé l’attachement des oasiens à leurs lieux de vie, tout en réduisant l’assistance directe de l’État. Actuellement, Titaf est parmi les oasis qui exportent des produits de terroir comme le piment, la salade et la tomate de variété locale dans tout Adrar et du tabac, de bonne qualité, vers le Niger et le Mali [Ghodbani, Dari, 2016].
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La situation telle que nous l’avons présentée ci-dessus montre comment la question de la réhabilitation des foggaras a fait émerger la complexité de l’usage de l’eau. La multiplication des contraintes environnementales, le manque de relève pour le maintien des savoirs locaux [23]
[23]À titre d’exemple, les kial, experts dans la mesure des débits…
, la mise en place de politiques publiques non adaptées, l’émergence d’acteurs aux intérêts variés et parfois opposés ont en effet entraîné des conflits autour de la question de la réhabilitation de la foggara. La tension historique dans l’accès à l’eau et à la terre entre descendants des harratines et des chorfas, ainsi que le manque de confiance entre les associations de foggara et l’Administration qui supervisent la réhabilitation des foggaras posent des questions sur la préservation des savoirs locaux. Les cas de compromis observés dans la région de Touat entre l’Administration, les copropriétaires de foggaras et les usagers de l’eau montrent la capacité des oasiens à adapter leurs savoirs locaux grâce à l’intégration des deux systèmes (foggara, forage et goutte à goutte) construisant un mode d’irrigation hybride des parcelles agricoles.
Conclusion
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Jadis, la foggara représentait un élément de régulation sociale, elle déterminait les relations de travail entre les groupes sociaux, le positionnement hiérarchique des individus et stimulait l’action collective de la communauté oasienne. L’art de sa conception et le savoir-faire lié à sa gestion sont uniques, elle est considérée par les instances patrimoniales de l’État algérien comme un héritage qui mérite d’être préservé. Les transformations techniques et sociales profondes vécues par la société oasienne ont entraîné une diminution de la stratification sociale, un changement dans la structure du pouvoir local et dans les rapports de force entre des acteurs multiples dans l’accès à l’eau et aux ressources naturelles, de façon plus générale. Dans la région du Touat, ces transformations ont eu un fort impact sur les savoirs locaux ancestraux liés à l’usage et la gestion des foggaras entraînant la dégradation de ces dernières. Les projets de réhabilitation, lancés par l’État sur fonds public depuis la fin des années 2000 pour sauver ces systèmes hydrauliques traditionnels, présentent un bilan mitigé. Le remplacement de la djamaâ par des assemblées populaires communales (APC), couplé à l’intervention directe des instances administratives centrales dans le processus du développement local a certes joué un rôle déterminant dans le déverrouillage d’un système social discriminant les descendants des haratines et les nouveaux arrivants dans l’accès à la ressource naturelle. Cependant, on peut se demander s’il n’a pas en même temps favorisé l’action individuelle au détriment de l’action collective en ouvrant la concurrence sur la consommation de l’eau entre les usagers. Des compromis établis depuis les années 1990, entre acteurs institutionnels représentés par l’Administration et les nouvelles associations créées pour la réhabilitation de la foggara restent fragiles. Cette situation difficile n’est pas généralisée dans tout le Touat puisqu’on assiste, par ailleurs, à l’émergence de formes réussies de maintien de la foggara au travers d’appropriation de nouvelles techniques en les négociant avec les savoirs locaux, aussi bien sur le plan technique que social. Par exemple, nous avons vu qu’à Titaf, l’association de la foggara est devenue le moteur de la mobilisation de l’action collective. Basée sur le paiement de droits d’accès à l’eau, elle est devenue le mode d’équité dans le partage de la ressource en eau et l’intégration de nouvelles techniques mieux adaptées aux contextes social et environnemental actuels.
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Cependant, la chute du prix de l’énergie fossile à l’échelle mondiale et le plan d’austérité budgétaire approuvé par les intenses politiques nationales depuis l’année 2015 ont entraîné récemment la diminution des budgets destinés à la réhabilitation des foggaras. Cela ne risque-t-il pas de condamner définitivement les foggaras qui sont déjà dans une phase avancée de dégradation ? Dans ce cas, serait-il souhaitable que l’Algérie suive l’exemple du Maroc et de l’Iran qui ont classé respectivement les khettaras de la vallée de Todra [Mahdane, 2012] et les quanat de Yazd [Semsar, 2015] comme patrimoine national les ouvrant ainsi au public pour les sauvegarder ? Cette solution serait-elle envisageable et souhaitable au moins pour les foggaras en phase avancée de dégradation et qui ont perdu leur cadre social de leur fonctionnement et qui n’arrivent plus à participer à l’irrigation des cultures ? Ces foggaras qui sont condamnées à la disparition et qui se trouvent sur des axes routiers principaux ou dans des espaces inscrits dans des plans de valorisation touristique sahariens pourraient être patrimonialisées et ouvertes aux visites guidées pour les touristes passionnés ou pour les sorties pédagogiques.
Notes
[5]
Le terme de « harratines » (au sing, hartani) regroupe bien souvent un ensemble de personnes catégorisé comme « populations noires » et « descendants d’esclaves » [Camps, 1970 ; Bellil, 2000].
[6]
Le terme de « chorfa » (pluriel de charîf : noble) qualifie les descendants plutôt supposés que réels – du Prophète et de sa famille, très souvent agrocommerçants considérés comme des aristocrates [Grandguillaume, 1973].
[7]
Notons, par ailleurs, que ce système distingue d’autres groupes sociaux : les « mrabtînnes », gens de religion reconnnus pour leur « sainteté », qui interviennent le plus souvent dans la « médiation » des conflits [Grandguillaume, 1973].
[8]
Ce travail s’inscrit dans le projet « Environnement et transformations socioéconomiques des espaces oasiens : le cas des foggaras de la vallée du Touat (Wilaya d’Adrar, Algérie) », 2013-2015, coordonné par le centre de recherche en anthropologie et sciences sociales (CRASC).
[9]
Les images Landsat multispectrales de type Landsat à moyenne résolution 30m/pixel proviennent du site : www.usgs.gov/
[10]
Les associations de foggara regroupent les ayants droit dans la foggara depuis la mise en place de la loi sur les associations en 1990, ce qui devait leur faciliter l’octroi de subvention pour la réhabilitation de leur foggara auprès de l’Administration.
[11]
Les membres de l’APC sont les élus locaux qui représentent la population des différentes oasis pour chaque commune durant un mandat de cinq ans. Notons ici que l’APC est l’entité administrative qui gouverne le territoire de la commune, il ne s’agit pas d’une assemblée communautaire de droit coutumier.
[12]
La djemaâ est le groupe qui gouverne le ksar. Composé de l’imam, des chorfas, des mrabtînnes et des hommes âgés (les sages). Elle peut être qualifiée d’entité de gouvernance locale coutumière. Elle a fortement reculé avec l’instauration des assemblées populaires communales (APC) après l’indépendance dans le cadre de la politique territoriale du découpage administratif pratiqué par l’État [Yousfi, 2016]. Désormais, chaque APC chargée de la gestion de sa commune gère plusieurs ksars, et reçoit un budget annuel de la capitale qui est généralement très insuffisant pour effectuer les tâches auparavant menées dans le cadre des touizas.
[13]
Des djamaâ se mobilisent quand il s’agit d’une foggara alimentant en eau potable plusieurs ksars à la fois.
[14]
Mobilisation de la collectivité pour un travail d’utilité publique.
[15]
Les ksour sont les villages ou les agglomérations sahariennes qui se distinguent par leur forme compacte et les matériaux locaux utilisés dans leur construction. Le ksar est une des trois principales composantes du système oasien à côté de la palmeraie et de la foggara.
[16]
Les anciens propriétaires d’eau qui partageaient la foggara ont été incités à s’organiser en associations. Chaque foggara est désormais représentée par une association régie par la Loi no 90-31 du 4 décembre 1990. Cette loi est mise à jour à travers une autre Loi no 12-06 du 12 janvier 2012.
[17]
Ces forages sont dédiés au renforcement des foggaras et à l’irrigation des cultures oasiennes, ils n’ont rien à voir avec les forages d’AEP creusés pour la population locale sous la responsabilité de l’Algérienne des eaux (ADE).
[18]
La nappe Albienne est une réserve fossile non renouvelable composée de deux formations hydrogéologiques : le continentale intercalaire (CI) et le complexe terminal (CT).
[19]
Nouvelle politique mise en place en 1983 et qui vise à encourager le développement dans les zones arides faiblement occupées.
[20]
Les forages sont généralement réalisés par l’État, mais dans beaucoup de périmètres, en particulier ceux en retrait de la route nationale, ils sont de plus en plus creusés par les investisseurs agricoles.
[21]
Au départ, ont été mis en place deux types de projets, « les petits projets » et « les grands projets ». Le premier ouvrait l’appel aux associations des foggaras pour leur permettre de réaliser les petits travaux d’entretien et dans ce cas le financement était assuré par le budget de la commune et les copropriétaires de la foggara pour un montant qui ne dépasse pas 1,5 million de dinars. Cette forme a disparu vers la fin des années 2000 pour laisser la place à une deuxième forme, plus consistante en terme de budget, dite « de grand projet ».
[22]
Fatwa est dans l’islam un avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique (généralement l’imam) sur une question particulière. En règle générale, une fatwa est émise à la demande d’un individu ou d’un juge pour régler un problème sur lequel la jurisprudence islamique n’est pas claire [Granguillaume, 1977].
[23]
À titre d’exemple, les kial, experts dans la mesure des débits par l’usage de l’instrument de la chekfa sont généralement des hommes âgés (plus de 65 ans) et qui ne sont souvent pas remplacés à leur décès.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2018
https://doi.org/10.3917/autr.081.0091
Posté Le : 23/11/2021
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Tarik Ghodbani, Ouassini Dari, Sid-Ahmed Bellal, Mohamed Hadeid
Source : Dans Autrepart 2017/1 (N° 81), pages 91 à 114