Algérie

«En santé, il faut une révolution»



La propagation du cancer en Algérie interpelle à plus d'un titre. En 2019, l'on a enregistré 50 000 nouveaux cas et 20 000 décès. Ces chiffres sont susceptibles d'augmenter si la politique actuelle de la santé perdure, notamment cette «médecine à 4 vitesses», et c'est ce que redoute le Pr Kamel Bouzid, chef du service d'oncologie médicale au Centre Pierre et Marie Curie d'Alger (CPMC) et président de la Société algérienne d'oncologie médicale.Invité à la troisième édition du LSA Direct, le Pr Bouzid, réputé par son franc-parler et ses coups de gueule, a choisi encore une fois le direct et la transparence pour évoquer la situation sanitaire relative à la maladie en Algérie, mais surtout pourquoi les plans cancer initiés, tardent à faire leurs preuves sur le terrain malgré des avancées remarquables, notamment en matière de dépistage précoce. Abordant la question de la lourde facture du traitement d'oncologie et dont le ministre de l'Industrie pharmaceutique, Lotfi Benbahmed, avait évoqué déjà la semaine dernière en relevant que le manque de médicaments n'était pas du au manque de moyens déployés par l'Etat et qu'il serait plutôt à cause de l'absence de «la rationalisation des moyens». Pour le Pr Bouzid, «il est clair que la gestion du médicament telle qu'elle est faite actuellement, ne peut aboutir qu'à des ruptures régulières», poursuivant «qu'il s'agit d'optimiser les moyens qu'a mis l'Etat, puisque c'est centralisé au niveau de la PCH». Pour ce qui est des protocoles de traitements, «le millier d'oncologues formés depuis 1992 sont tout à fait aptes à utiliser toutes les thérapeutiques du cancer», a déclaré le professeur avant d'invoquer le coût «le budget du cancer et de l'hématologie représente 70 à 80% de la facture globale», et selon lui, «ce sont des coûts qu'on ne peut pas diminuer même si l'on fait appel aux génériques ou aux bio similaires». A travers son expérience dans la prise en charge de cette lourde pathologie, l'oncologue estime que «les gains qu'on fait sur l'utilisation des génériques et des bio similaires devraient être affectés aux thérapies innovantes, comme l'immunothérapie». Un cheval de bataille sur lequel le professeur insiste à chaque fois car, selon lui, «il y a des maladies pour lesquelles, il n'y a pas d'autres solutions que l'immunothérapie».
«Je n'ai aucun conflit d'intérêt»
Convaincu que le recours à l'immunothérapie et à la thérapie ciblée est incontournable, le Pr Bouzid continue à défendre son choix en lançant «je n'ai aucun conflit d'intérêt», pour répondre à ses détracteurs et à ceux qu'il a qualifiés de «baggarines», qui accusent les oncologues de privilégier certains laboratoires pharmaceutiques.
«Ce qui m'intéresse, c'est le bienfait de mes patients en Algérie». Ces nouvelles thérapeutiques contribuent considérablement à l'amélioration de l'état de santé des patients, notamment ceux atteints du cancer de la peau, du sein et des poumons, chez qui on obtient la guérison. Dénonçant les conventions signées entre la France et la Belgique, d'une part, et les soins à l'étranger, d'autre part, le Pr Bouzid respecte tout de même le droit de toute personne qui veut se soigner à l'étranger «mais avec son propre argent».
Avec la Sécurité sociale, un divorce consommé
Selon le Professeur Bouzid, il existe une iniquité flagrante du citoyen algérien face à la maladie du cancer, «je ne suis pas contre le fait que le patient choisisse de se soigner où il veut, mais je suis contre le fait que la Caisse de sécurité sociale serve à payer des soins à la Issaba, ça, je ne peux pas l'accepter, c'est illogique». Ses contacts avec la Sécurité sociale sont nuls «j'ai essayé de voir l'actuel ministre du Travail et de la Sécurité sociale, pour discuter, mais apparemment une fin de non-recevoir», regrette l'oncologue qui, fait le parallèle entre les frais des soins en imagerie, par exemple, au privé, qui coûtent entre 12000 et 20 000 DA et le remboursement «insignifiant» par la Sécurité sociale qui ne dépasse pas les 800 DA. «Pourquoi cette caisse d'assurance signe des conventions en France ou en Belgique avec des centres privés à 70% et ne veut pas signer des conventions ici avec des cliniques privées en Algérie à l'exception de quelques secteurs comme la DGSN et la Sonatrach», s'est-il interrogé. A noter que, selon les experts, la Caisse de sécurité sociale a financé ses homologues français et belges pour un montant de 30 millions d'euros par an, équivalent à 150 millions d'euros en cinq ans.
Une médecine à 4 vitesses
L'invité du LSA Direct a tenu à rappeler l'instauration de la médecine gratuite le 31 décembre 73, regrettant que la belle idéologie a abouti maintenant à «un désastre». Avec une médecine à 4 vitesses, celle de ceux qui se soignent à l'étranger, ceux qui se soignent à l'hôpital avec toutes les facilités et les privilèges, ceux qui vont au privé car n'ayant pas de connaissances à l'hôpital et ceux qui héritent des dispensaires et centres de soins, le Pr Bouzid notera que la médecine gratuite c'est l'hôpital, or «tous les examens biologiques et anatomiques se font dans le privé». Pour ce qui est des malades du cancer du sein, par exemple, «les femmes arrivent au niveau du CPMC après avoir déboursé près de 500 000 DA, ce qui représente une somme énorme pour la majorité des citoyennes habitant notamment les Hauts-Plateaux et en milieu rural, entre-temps la maladie avance et au lieu d'avoir une patiente avec une tumeur de 1 cm, elle vient avec une tumeur de 6 cm» et là également les remboursements de la Sécurité sociale sont pointés du doigt et «tout ce qu'on a gagné avec le dépistage précoce, on le perd ainsi à cause de cette médecine à 4 vitesses» lança-t-il . Faut-il rappeler à juste titre que le cancer du sein est en tête avec 12 000 nouveaux cas en Algérie, suivi du cancer du côlon, qui a connu une recrudescence terrifiante durant ces dernières années.
Une vingtaine de CAC, mais...
Abordant la prise en charge au niveau des centres anticancer «CAC» , «il y avait un programme ambitieux lancé dans les années 2000 et qui s'est concrétisé puisqu'il y a actuellement une vingtaine de centres anticancer répartis et équipés en radiothérapie, mais le problème réside dans leur fonctionnement faute de gestion des ressources humaines. Selon l'invité, le secteur privé se développe et les témoignages des patients font foi de la bonne prise en charge mais est-ce que le secteur privé serait-il la réponse ' «Oui» souligne le Pr Bouzid, «à condition que la Sécurité sociale joue le jeu» qui expliquera que le cancer du sein ou de la prostate, les plus fréquents, sont soignés au privé à 600 000 DA.
Un deuxième plan cancer pour 2021
Le plan cancer coordonné par le Pr Zitouni, qui devait être évalué au mois de mai passé mais reporté en raison de la crise sanitaire liée au Covid-19, est de loin le meilleur plan cancer mis en place en Algérie, de l'avis de l'expert qui se désole de ne pouvoir pas pu mettre en place le 2e plan cancer prévu en 2021. «Le plan du Pr Messaoud Zitouni, il est bien défini», estime notre intervenant, qui citera quelques axes mis en place, notamment en matière de dépistage. A noter que le plan en question a permis de détecter que sur les 55 000 cas recensés en Algérie, les 5 premiers cancers sont : le sein, le colorectum, le poumon, la thyroïde, la vessie. Pour le Pr Bouzid, «le deuxième plan cancer renforcera le dépistage pour réduire le nombre de cas avancés». C'est une nouvelle stratégie s'étalant de 2021 jusqu'à 2025, pour la prévention contre le cancer et l'amélioration de la prise en charge médicale des cancéreux.
Les DSP, maillons faibles de la politique de santé
Le problème de la santé en Algérie ne peut se dissocier de celui des responsables de wilaya. Pour l'invité du LSA Direct, «la majorité des DSP sont souvent intéressés par les dalles de sol des blocs opératoires, avec les contrats autour, que par leur mission», a estimé l'invité que ces DSP oublient leur principal rôle «celui d'être le baromètre de la santé au niveau des wilayas et de leurs concitoyens et du personnel soignant». Il donnera l'exemple de l'affectation d'oncologues à Illizi à qui, on a demandé de signer des PV et de rentrer à Alger faute de logements.
Une bonne gestion du Covid-19
Estimant que l'Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie,) «a fait remarquablement face au Covid-19», l'invité notera les 4 points positifs dans la gestion du coronavirus. Il s'agit de l'hygiène individuelle, l'hygiène collective, l'adoption très rapide du protocole de la chloroquine et la rupture des liaisons aériennes, maritimes et donc impossible pour les Algériens d'aller se soigner à l'étranger. Face à la recrudescence des contaminations au Covid-19, «on fait le même procès aux citoyens de Sétif, Blida et Oran que celui fait par les Français aux Italiens , il faut faire de la pédagogie pour expliquer les bienfaits du port du masque et la distanciation sociale», suggère le Pr Bouzid, insistant pour revenir à chaque fois sur ses deux mesures, surtout «pour que le port du masque, qui doit s'intégrer dans la culture du pays».
Ilhem Tir


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