Algérie

En regardant passer la manif



A quoi pense-t-on, cet après-midi du mardi 19 octobre, en regardant hommes, femmes, vieux, quadras et adolescents battre le bitume du boulevard Montparnasse ? Sous un ciel gris mais finalement inoffensif, on se dit d'abord que c'est beau le droit de clamer sa colère, son opposition et sa détermination sans se faire bastonner ou, pire encore, se faire tirer dessus. C'est beau et précieux. Fragile aussi car rien n'est imprimé à jamais dans le marbre. Marcher et brandir le poing… Est-ce que cela va servir à quelque chose face à un gouvernement autiste et bien décidé à imposer sa loi sur les retraites ? Peut-être pas, du moins à court terme. Mais qui peut en être totalement sûr ?

 On lit les banderoles - « C'est pas bientôt fini cette soirée au Fouquet's ? ». On écoute les slogans – « chaud, chaud, chaud, Sarko fais gaffe, ils arrivent les cheminots » et l'incontournable ringard « Tous ensembles ! Tous ensembles ! Ouais ! Ouais ! » -, on happe quelques tracts et des autocollants glorifiant la Confédération générale du travail et on se remémore les grèves de décembre 1995. Bien sûr, la situation n'est pas la même. Mais il règne dans l'air comme un zeste d'insurrection à venir, de petites protestas éparses qui pourraient fort bien se transformer en une multitude de jacqueries aux quatre coins de l'Hexagone.

 On se souvient aussi des banlieues embrasées de novembre 2005 : que fera le gouvernement français si, d'aventure, cela venait à se reproduire ? Ce serait la fameuse jonction dont rêvent nombre d'activistes : les travailleurs dans la rue. Les lycéens aussi. Peut-être rejoints par les étudiants, qui sait ? Et, bien sûr, les banlieues qui rappelleraient que rien n'a changé après cinq ans et une flopée de plans bidon.

 On aimerait se sentir transporté mais l'inquiétude est bien là. Il y a une semaine, la marche était festive. Il faisait beau, l'odeur des merguez flottait dans l'air et les mines étaient réjouies. Cet après-midi, l'atmosphère est différente. Bien sûr, il y a de la gouaille et des moqueries à l'égard du « gouvernement qui ment » mais ce n'est plus pareil. Les uns et les autres réalisent certainement qu'a été atteinte cette fameuse ligne qui, une fois franchie, signifie qu'il faudra aller jusqu'au bout sous peine de paraître avoir perdu la partie. C'est le moment où la tentation radicale le dispute à celle du renoncement soulagé. Il suffit de prendre le temps de regarder les visages.

 Cette femme qui marche un peu à l'écart de ses camarades. Que rumine-t-elle ? Sont-ce uniquement les battements sourds de la sono qui crache un tube de Lady Gaga qui lui assombrissent la mine ? N'y a-t-il pas aussi ces jours de grèves qui ne seront pas payés ? L'inquiétude sur les conséquences de son engagement qu'un obscur, mais néanmoins carriériste, « n moins quelque chose » utilisera pour la placardiser ? Se demande-t-elle qui paiera les crédits ?

 La cantine pour les enfants ? Est-ce pour se redonner courage qu'elle recolle au carré ? Jadis, les soldats d'infanterie comprenaient vite que marcher épaule contre épaule chassait peurs et angoisses.

 Il y a de l'appréhension dans les rangs malgré un service d'ordre suffisamment vigilant pour empêcher quelques jeunes abrutis de lancer des pétards sur les badauds. Depuis quelques jours, l'irruption des lycéens en grève a dopé le mouvement mais il a aussi alourdi le climat. Comme à chaque fois, les casseurs venus des cités flairent l'aubaine, se disent qu'il y a un petit marché à faire, des vitrines à vider et des gamins à dépouiller en leur laissant un souvenir cuisant de leur première manif. Et plane une certitude que tout le monde ou presque partage : cela peut dégénérer à tout moment.

 Il suffirait d'une allumette : un cri, une rixe, une arrestation musclée, une bavure. La stratégie de la tension initiée en haut lieu donne ses résultats lesquels dépassent certainement toutes les espérances. On se fatigue un peu du flot continu dont le débit et la masse volumique divisent pandores et confédérationistes. Sur les trottoirs, une autre ville vit sa vie. Voilà quelques piétons pressés qui sourient à l'adresse des manifestants mais dont l'attitude et les gestes disent qu'ils n'ont guère de temps à accorder aux luttes sociales. Il y a ceux dont le nez pincé signifie qu'ils ne sont pas solidaires avec tout ce ramdam mais qui veillent à ne pas trop afficher leur désaccord. On ne sait jamais. Ne dit-on pas que le cégétiste a le sang chaud ? Il y a enfin les touristes étrangers – nous ne sommes guère loin du Select et de La Coupole – qui vont revenir chez eux avec la conviction que la France est le paradis des grévistes.

 Et tandis que les huées et les bons mots à l'adresse du mari de Carla et de sa clientèle continuent de fuser, s'imposent d'autres pensées. Voilà donc la France de nouveau confrontée au regard subjectif et partial des autres. Hier, la télévision espagnole qui affirme sans ciller que Paris est presque à feu et à sang. CNN qui parle d'ambiance révolutionnaire... Et ne parlons pas de Fox dont les aboyeurs néoconservateurs vont certainement trouver un lien entre ces manifestations et la politique « socialiste » d'Obama. Quand surviennent des troubles, qu'ils soient sociaux ou politiques, le miroir grossissant de l'autre, est rarement supportable parce qu'il dit, malgré ses exagérations, ce que nous n'avons pas envie d'entendre. Il affirme probable ce que nous nous refusons à envisager ou à anticiper. C'est pour cela qu'il ne faut pas hurler à la désinformation et se demander quelle est la part du vrai que nous essayons d'occulter et de cacher à nos propres yeux.

 Vient la lassitude. Après deux heures de guet, il est temps de rentrer. En remontant la rue Delambre, on se dit que France et Français, même s'ils méritent parfois reproches et critiques, ont quelque chose de grand.

 Ce refus de l'ordre des choses dicté par ceux d'en haut, cette volonté de ne pas plier et de dire que l'on n'est pas dupe, ce combat perdu d'avance, du moins en apparence, ne relèvent pas de l'archaïsme que dénoncent tant de socialo-traîtres – dont nombre de journalistes arrivistes – mais bien de ce qui façonne l'esprit français. Cet esprit qui a fait et qui vient de la Révolution, de la Commune, de la Résistance, bref, de tout ce qui a été l'honneur de ce pays.








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