Dans une lettre adressée le 5 novembte 1957 à Janine Falcou-Rivoire, fidèle auditrice de ses émissions radiophoniques, Jean El-Mouhoub Amrouche évoque, entre autres, sa tâche de "révélateur" pendant la guerre d’indépendance , non sans douleur et déchirement. Cette correspondance avec son amie, paralysée suite à une chute de cheval, se situe dans un contexte de grande production éditoriale, d'activité de négociateur, mandaté par de Gaulle au côté de Abderrahmane Fares, durant l'été 1958, puis des voyages d'auto- émissaire, après 1958, et de vie familiale troublée et menacée, selon sa biographe.
« Chère Madame, ce n'est pas aujourd'hui que je pourrai écrire une longue lettre que je projetais d'écrire. J'ai été pris par diverses tâches absorbantes. Un congrès de la Société Européenne de culture m'a mobilisé quatre jours de rang. Un très long et difficile article sur le livre de Germaine Tillion, que publie Témoignage chrétien cette semaine. Mon texte est dur, comme la vérité elle-même en cette cruelle matière. Et GT, qui est une femme bien, en aura sans doute du chagrin. Mais on ne peut pas jouer avec le sang de ceux qui tombent chaque jour. Une amitié franco-algerienne, l'avenir de la France en Afrique ne seront sauvés que par la force de la vérité.Je hais la vérité dont la situation me contraint à devenir le héraut. Elle me déchire. Mon cri ne me délivre pas. Ce n’est pas pour me délivrer que je hurle, mais pour délivrer ceux qui sont condamnés à tuer et à mourir dans les ténèbres. J’accomplis cette tâche de révélateur dans la souffrance. Elle est trop belle et trop noble pour moi qui ne me sens pas assez pur.
Je partirai après-demain pour faire une enquête en Tunisie où je ne suis pas allé depuis cinq ans.Tunis, c'est mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse, ce lieu où mon ombre me guette au détour de chaque ruelle où j'ai traversé les moments les plus pathétiques sans m'en douter. Qu'est-ce qui m'attend là-bas ? Des amis dont je mesurerai sans le dire le viellissement et l'écart inexprimable qui sépare ce que nous sommes devenus. Des odeurs, et le goût à certaines heures de l'air que seule une musique sans notes ni paroles peut restituer. Je pense à Traduit du Silence. Savez-vous que j'avais choisi ce titre pour un long poème plusieurs années avant la parution du livre de Bousquet?
M'attendent aussi les durs visages des Algériens, ces regards que je connais bien, devenus fixes et comme pétrifiés dans la volonté de voir ce jour tant attendu. "Qu'importe qu'ils meurent tous, pourvu qu'un jour ils aient pu exercer le commandement", me disait une tante à la mode de Bretagne, illettrée bien sûr. Mais le kabyle est plus bref que la traduction.»
Jean El-Mouhouv Amrouche, « déchiré et comblé » (Correspondances avec Janine Faclou- Rivoire, juillet 1957-octobre 1960), Réjane Le Baut,éditions du Tell, Blida, 2008.
: Janine Falcou-Rivoire (1909-1985) et son fils au Grau-du-Roi, une ville du Gard, en 1950. Elle était tourmentée par le sort de son fils, envoyé en Algérie pour y faire son service militaire. L'amitié d'Amrouche lui a été un "profond réconfort", d'après sa sœur.
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Posté Le : 05/04/2023
Posté par : imekhlef
Ecrit par : rachid imekhlef
Source : Jean El-Mouhoub Amrouche