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En ligne «L'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!» du mardi 10 août au jeudi 26 août En ligne


En ligne «L'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!» du mardi 10 août au jeudi 26 août En ligne

Selon le philosophe Benoît Heilbrunn, le bien-être a été substitué au bonheur et prévaut désormais comme un impératif absolu. Devenu un objectif de marketing, il est au cœur d'une idéologie qui promeut la recherche du confort sensoriel et endort ainsi peu à peu la liberté des individus.

Culture & santé



«L'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!»





FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Selon le philosophe Benoît Heilbrunn, le bien-être a été substitué au bonheur et prévaut désormais comme un impératif absolu.



Devenu un objectif de marketing, il est au cœur d'une idéologie qui promeut la recherche du confort sensoriel et endort ainsi peu à peu la liberté des individus.



Benoît Heilbrunn est philosophe et professeur de marketing à l'ESCP Europe. Auteur de plusieurs ouvrages sur le marketing, il vient de publier L'Obsession du bien-être (Robert Laffont, février 2019).



FIGAROVOX.- «Le bonheur», écrivez-vous, «est une des promesses non tenues de la modernité». Pourquoi?

Benoît HEILBRUNN.- La modernité s'appuie sur des grands récits qui sont notamment le progrès, la liberté et le bonheur. La plupart des hommes des Lumières - et notamment Condorcet - sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l'homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. Il n'y a d'ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. Pour les hommes du XVIIIe siècle, il existe un lien évident, intime entre la liberté et le bonheur. Non seulement la liberté est le fondement d'un nouveau projet politique émancipateur, mais elle est aussi le maillon essentiel d'un contrat qui va structurer la société de consommation et qui postule que le libre choix est la condition sine qua non du bonheur ; c'est d'ailleurs pourquoi certains, assimilant la société au marché, ont fait du marketing (synonyme du libre choix des marchandises) un garant de la démocratie.



Nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d'une espérance de vie plus élevée.



Mais force est de constater que la modernité n'a pu tenir ses promesses de félicité: l'homme n'a pas fait de progrès historique significatif quant au bonheur. Les mesures montrent que nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d'une espérance de vie plus élevée grâce aux progrès de la médecine. La quête du bonheur est donc - avec la perte des illusions quant à la possibilité d'un progrès moral - l'un des échecs évidents du projet des Lumières. Mais que promettre aux individus si le bonheur n'est plus un horizon plausible? Le capitalisme a trouvé une réponse on ne peut plus claire à cette question: il s'agit de proposer à des individus globalement incapables d'être heureux un avatar qui est le bien-être. Toutefois, alors que le bonheur est un état durable qui induit l'idée de désir, d'attente et de perspective, le bien-être est une émotion passagère qui est essentiellement sensorielle. C'est pourquoi il y a une tradition philosophique du bonheur, mais pas du bien-être.



Or le bien-être, comme l'argent, ne fait donc pas le bonheur?



Contrairement à ce que véhicule le fameux dicton, l'argent fait bel et bien le bonheur… mais jusqu'à un certain point. Comme l'a montré l'économiste Richard Esterlin dès les années 60, une augmentation du revenu s'accompagne d'un accroissement du bonheur individuel jusqu'à un revenu de l'ordre de 50 000 dollars, puis a tendance à stagner ensuite. Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil ne permet pas d'accroître significativement son niveau de félicité.

Mais l'essentiel n'est pas là. L'économie du bonheur est structurée par l'idée que les facteurs externes n'ont finalement pas de prise sur le bonheur des individus. La psychologie hédonique promeut l'idée que le revenu et les circonstances extérieures influent peu sur le niveau de bonheur perçu d'un individu. Cela signifie que l'on fait entièrement porter aux individus le poids de leur malheur. Non seulement ils sont tenus pour responsables s'ils ne se sentent pas heureux, mais en plus de cela on les culpabilise de ne pas être heureux dans une société qui valorise justement le bonheur comme une quête indiscutable. C'est donc le système de la double peine dont la technologie sous-jacente n'est autre que le marketing... Car finalement, qu'est-ce que le marketing? C'est une technologie surpuissante qui fait miroiter la félicité aux individus, tout en leur montrant en permanence qu'ils ne sont pas heureux car non conformes à ce qu'il faudrait être ou ce qu'ils voudraient être. Le marketing est cette mécanique insidieuse qui fragilise psychologiquement les individus en leur signifiant en permanence un écart entre une situation désirée et leur condition réelle d'existence. Cet écart incessamment creusé par l'imagerie et les discours de marques permet, par un effet de miroitement, de vendre du plaisir ou du bien-être en les faisant passer pour du bonheur. Ce tour de passe-passe qui renforce l'insatisfaction pour relancer le désir consommatoire et qui confond sournoisement le plaisir, le bonheur et le bien-être est le moteur essentiel du capitalisme émotionnel, c'est-à-dire d'un capitalisme qui considère que l'utilité de consommation se réduit à l'émotionnalisation de la marchandise.



Le bien-être comme seul horizon, c'est le ferment de la tyrannie.



Je soutiens l'idée que le bien-être est devenu la marchandise iconique d'un capitalisme émotionnel qui a définitivement renoncé au bonheur comme horizon et comme projet de société.



Vous citez régulièrement Tocqueville, comme un témoin privilégié de ce changement de paradigme...

Tocqueville est effectivement très frappé lors de son voyage en Amérique par l'importance considérable prise par ce qu'il appelle le «Dieu confort» auquel nous vouons selon lui un culte immodéré. La recherche du confort est l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques. L'amour du bien-être est selon lui une passion que l'égalité dépose dans le cœur de chacun. C'est bel et bien le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Mais c'est aussi le premier à comprendre la dimension anesthésiante du bien-être. La poursuite du bien-être est, nous dit-il, centrée sur des intérêts égoïstes qui tendent à nous faire craindre toute manifestation de liberté. C'est pourquoi le fait que le bien-être devienne un horizon est le ferment d'une possible tyrannie, dans la mesure où quand l'on jouit du bien-être, c'est la peur d'être dérangé qui devient la principale préoccupation. Autrement dit, la passion du bien-être n'incite pas à la révolte et au combat. La jouissance du bien-être nous conduit selon lui à la recherche d'un gouvernement autoritaire, seul capable de maintenir cette répartition des biens matériels. En fait, la jouissance du confort peut pousser l'individu à abdiquer sa liberté.



«L'obsession du bien-être» semble aussi une conséquence de l'entrée de l'Occidentdans le matérialisme. Selon vous, c‘est ce qu'illustre l'aventure de Robinson Crusoë?



Il faut faire attention à ce que recouvre la notion de matérialisme. Beaucoup l'assimilent à la possession de biens matériels, ce qui est en fait un contresens. Originellement le matérialisme est une philosophie qui ramène tout principe à la matière et ses modifications, rejetant de ce fait tout principe spirituel. L'aspiration au confort pose en effet la question de notre rapport à la matière, considérée sous l'angle de la nécessité. Avec l'essor de l'économie politique au XVIIIe siècle, on commence à se poser la question de savoir quelles sont les possessions irréductibles permettant de vivre décemment.



En considérant le confort comme une finalité, la société de consommation a transformé le bien-être en marchandises.



C'est en effet Daniel Defoe qui va le premier répondre à cette question, en montrant quels sont les biens absolument nécessaires à Robinson pour que celui-ci puisse vivre de façon confortable. Robinson se procure en priorité: des vivres, des vêtements, de l'alcool, des livres, du tabac, des outils en métal, de quoi fabriquer un toit ; il remplit même ses poches d'argent, ce qui est évidemment une critique larvée de la logique d'accumulation puisque l'échange monétaire n'est justement plus possible sur l'île. Robinson Crusoé annonce d'ailleurs l'une des problématiques essentielles d'une idéologie du confort, puisque c'est finalement le premier ouvrage littéraire à poser la question de la société en supposant un être humain qui est irréductiblement seul. Il ne s'agit plus de savoir comment vivre avec ses semblables, mais de poser la question de l'individu face aux biens matériels. Parmi ces biens, quels sont ceux qui vont justement le ré-conforter?



En quoi «l'injonction au bien-être» est-elle un subterfuge de la société de consommation?



C'est un subterfuge, car il s'agit de prendre pour finalité ce qui ne devrait être qu'un moyen de l'existence. Notre culture est essentiellement téléologique - c'est-à-dire qu'elle conçoit nos comportements selon une articulation des moyens et des fins. C'est pourquoi les psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l'amour, l'amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C'est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu'il s'agit de vendre du plaisir.



Le bien-être est également devenu un objectif des politiques publiques, aussi bien qu'une notion-clé du management en entreprise. Vous le déplorez: pourquoi?



L'idéologie du bien-être prend notamment source dans la charte fondatrice de l'OMS, qui date de 1948, et qui étend le registre de la santé en considérant le bien-être dans sa dimension physique, psychologique et sociale. La conséquence de cette extension du domaine du bien-être est une psychologisation à outrance de la notion. Le bien-être devient un horizon indépassable de toute politique publique de santé et de société. D'où par exemple le déploiement d'une idéologie du care (mot anglais pour «sollicitude» ou «soin») dont certains ont même voulu faire un programme politique.



La croyance selon laquelle les entreprises s'occuperaient du bonheur de leurs salariés est une fable.



Que la décence ordinaire et l'attention à autrui soient des idéaux politiques incontournables ne me semble pas discutable! Par contre, ne nous leurrons pas sur l'instrumentalisation de cette idéologie par les organisations marchandes. La croyance selon laquelle les entreprises se préoccuperaient désormais du bonheur de leurs salariés (comme de l'environnement, d'ailleurs) est une fable, qui a pour seul objectif de suspendre notre incrédulité. Le bien-être a d'abord une valeur marchande, car c'est une marchandise émotionnelle dont on peut accroître la valeur économique dans une économie de l'expérience. Mais c'est aussi un moyen d'accroître l'efficience et la productivité des salariés. Un salarié qui se sent bien dans son environnement professionnel sera plus coopératif, plus performant et moins revendicatif. L'emprise du bien-être s'adosse bien évidemment à une idéologie de la performance. Le bien-être n'est pas le nouvel opium du peuple, mais il permet d'endormir les salariés et de désamorcer toute velléité d'opposition, car ce qui caractérise l'idéologie du bien-être, c'est bien l'horizon d'une société n'opposant plus guère de résistance. Le bien-être est le plus puissant des anesthésiants quand il devient une idéologie dominante.



Qu'est-ce que la «yogaïsation de l'Ouest»? Et quels sont vos griefs à l'encontre du yoga?



Je n'ai absolument aucun grief à l'encontre du yoga ; je questionne l'usage qu'en fait notre société rongée par le stress, le narcissisme et la vacuité. J'observe simplement, comme l'ont fait d'autres avant moi, qu'il est une pratique importée de l'Orient qui a été digérée par la culture occidentale en le travestissant de son sens originel. Le yoga a d'abord été vidé de sa dimension spirituelle et philosophique quand il a été importé en Occident à la fin des années 40. Or la «yogaïsation» fait partie de ces pratiques qui ne découplent pas le corps et l'esprit. Même si le yoga a été dans un second temps respiritualisé en Occident, il demeure une pratique quasi-sportive qui est une sorte de parenthèse, de respiration dans la vie de la plupart de ses adeptes. Il est souvent conçu (comme d'ailleurs la méditation) comme une pratique de détente et de décélération, dans une société anxiogène dans laquelle tout s'accélère. On décloisonne donc cette pratique de la vie séculière, ce qui est totalement aux antipodes de sa signification originelle.

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Par Paul Sugy, FIGAROVOX

Copyright GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP



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