Comment arrêter de fumer ? Alors que le gris novembre donne lieu à l'opération "mois sans tabac", explorons ces romans qui décrivent des étapes de la vie du fumeur : des premières bouffées à l'ultime dernière cigarette, en passant par l'accoutumance aux volutes fumées et l'addiction à la nicotine.
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"Cette fois, c'est la dernière" : la cigarette dans la littérature
Comment arrêter de fumer ? Alors que le gris novembre donne lieu à l'opération "mois sans tabac", explorons ces romans qui décrivent des étapes de la vie du fumeur : des premières bouffées à l'ultime dernière cigarette, en passant par l'accoutumance aux volutes fumées et l'addiction à la nicotine.
Depuis le 1er novembre, date du début de l'opération "mois sans tabac", certains paquets de cigarettes ont atteint le prix symbolique de 10 euros. Une hausse censée dissuader son achat, dans le cadre de la lutte contre le tabagisme, chaque année responsable de la mort de 75 000 personnes en France, d'après l'estimation de Santé publique France. La mesure sera-t-elle efficace ? Difficile de se débarrasser de cette plante importée d'Amérique au XVIe siècle, tant celle-ci a conquis le monde, ses marchés et ses consommateurs. Initialement prôné pour ses vertus médicinales supposées, le tabac a pris la forme de cigarettes au milieu de XIXe siècle. En porter une à ses lèvres est alors passé pour un geste presque aussi anodin que celui de boire un thé. Ce n'est que dans les années 1950 qu'apparaissent les premières études dénonçant la nocivité du tabac sur la santé… sans véritablement inquiéter les puissants industriels du tabac.
Au-delà des enjeux financiers - la publicité par les lobbies, les recettes fiscales apportées aux États, etc. - il faut blâmer le caractère addictif de ce produit, qui fait de chaque tentative d'abstinence une pénible épreuve personnelle. Des premières bouffées de tabac aspirées "pour faire comme les autres" ou "se donner un genre", à la ritualisation de la "pause clope", la littérature offre de nombreuses témoignages des relations psychologiques qui peuvent se tisser avec une simple cigarette. Dans les romans, œuvres non concernées par la loi Evin, elle se fait l'accessoire fétiche d'un personnage, son remède anxiolytique, ou bien encore l'objet métaphorique d'une dépendance dont il essaye de se défaire - contribuant ainsi à brosser l'ambivalente image du fumeur.
La cigarette initiatique avec le Petit Nicolas
La tentation de la première cigarette en littérature a pu être décrite comme une expérience initiatique. Alors que l'amertume s'empare de la bouche du jeune nouveau fumeur et lui gratte la gorge, il s'efforce de retenir une toux honteuse. Cette conquête de l'interdit pour "faire comme les grands" est le sujet de l'un des épisodes des aventures du Petit Nicolas, recueil de nouvelles écrit par René Goscinny paru en 1960. Entraîné par son copain Alceste, lequel a volé un cigare à son père, le petit Nicolas va, en cachette, fumer pour la première fois. Imitant son père mais aussi les "bandits dans les films", les deux enfants vont vite déchanter - fumer est finalement moins plaisant que de manger du chocolat.
Alceste m’a dit : "Viens avec moi, j’ai quelque chose à te montrer, on va rigoler." Moi, j’ai tout de suite suivi Alceste, on s’amuse bien tous les deux. (...) "Qu’est-ce que tu veux me montrer, Alceste ?" j'ai demandé. "Pas encore", il m’a dit. Enfin, quand on a tourné le coin de la rue, Alceste a sorti de sa poche un gros cigare. "Regarde, il m’a dit, et c’est un vrai, pas en chocolat !" Ça, qu’il n’était pas en chocolat, il n’avait pas besoin de me le dire, si le cigare avait été en chocolat, Alceste ne me l’aurait pas montré, il l’aurait mangé. (...) "Et qu’est-ce qu’on va faire avec ce cigare ?" j’ai demandé. "Cette question ! m’a répondu Alceste, on va le fumer, pardi !" (...). Comme le cigare était à lui, c’était lui qui commençait, aspirait en faisant des tas de bruit et il y avait beaucoup de fumée. Le premier coup, ça l’a surpris, Alceste, ça l’a fait tousser et il m’a passé le cigare. J’ai aspiré, moi aussi, et, je dois dire que je n’ai pas trouvé ça tellement bon et ça m’a fait tousser, aussi. "Tu ne sais pas, m’a dit Alceste, regarde ! La fumée par le nez !" Et Alceste a pris le cigare et il a essayé de faire passer la fumée par son nez, et ça, ça l’a rudement fait tousser. Moi, j’ai essayé à mon tour et j’ai mieux réussi, mais la fumée m’a fait piquer les yeux. On rigolait bien. On était là à se passer le cigare, quand Alceste m’a dit : "Ça me fait tout chose, je n’ai plus faim." Il était vert, Alceste, et puis, tout d’un coup, il a été drôlement malade. Le cigare, on l’a jeté, moi, j’avais la tête qui me tournait et j’avais un peu envie de pleurer (...). Je suis rentré à la maison, aussi. Ça n’allait pas très fort. Papa était assis dans le salon en fumant sa pipe, maman tricotait et moi j’ai été malade. Maman était très inquiète, elle m’a demandé ce que j’avais, je lui ai dit que c’était la fumée, mais je n’ai pas pu continuer à lui expliquer le coup du cigare, parce que j’ai encore été malade. "Tu vois, a dit maman à papa, je t’ai toujours dit que cette pipe empestait !" Et, à la maison, depuis que j'ai fumé le cigare, papa n’a plus le droit de fumer la pipe. "Le Petit Nicolas", René Goscinny (1960)
S'il est aujourd'hui heureusement plus rare de voir de jeunes enfants fumer, en 1977, des enfants racontaient à la télévision leurs premières expériences liées à la cigarette : "Mon père me permet une cigarette par dimanche !", témoignait l'un d'eux.
La "cigarette de Proust" avec Fernando Pessoa
À la fenêtre ou la terrasse d'un café, le fumeur la cigarette entre les doigts et les yeux dans le vague, passe pour rêveur. Pour l'écrivain portugais Fernando Pessoa (dont on dit qu'il fumait quatre-vingts cigarettes par jour !), s'immerger dans les volutes de fumée était en effet une façon efficace de pallier son angoisse en se plongeant dans les souvenirs. Dans son Livre de l'intranquillité (1982), Bernardo Soares, l'un de ses personnages fictifs que Pessoa appelait ses "hétéronymes", raconte comment le simple goût d'une cigarette peut lui faire remonter le temps. À la manière de la madeleine de Proust, elle engendre de façon sensorielle la réminiscence d'un moment de vie passé.
Comme un qui revient à l'endroit où il a passé sa jeunesse, je réussis, grâce à une simple cigarette à bon marché, à revenir tout entier à cet endroit de ma vie où j'avais l'habitude de fumer ce genre de cigarette. Et grâce à l'arôme léger de la fumée, tout le passé me redevient vivant. (...) c'est la fumée de cigarette qui recrée les jours passés avec une spiritualité particulière. C'est tout juste si elle effleure ma conscience d'avoir un palais. C'est pourquoi elle rassemble, transpose et évoque plus intensément les heures qu'en moi je suis mort, et me les rend plus présentes alors qu'elles sont plus lointaines, plus brumeuses alors qu'elles m'enveloppent, plus éthérées quand je les matérialise. Une cigarette mentholée, un cigare à bon marché voilent de douceur certains instants. Avec quelle subtile plausibilité de saveur-arôme je dresse à nouveau des décors défunts et je leur restitue les couleurs de leur passé, toujours si délicatement dix-huitième siècle dans son détachement malicieux et las, et toujours si moyenâgeux dans ce qu'il comporte d'irrémédiablement aboli. "Le Livre de l’intranquillité", Fernando Pessoa (1982), trad. par Françoise Laye, éd. Christian Bourgois, 1992.
La cigarette apparaît ainsi en muse. Fumeur invétéré lui-même, il n'est pas surprenant de voir l'un des plus grands poèmes de Fernando Pessoa porter le nom du lieu où l'on dispense l'objet de son addiction. Écrit par son prête-nom Alvaro de Campos en 1928, Bureau de tabac est l'un des derniers textes de l'écrivain intranquille. Dans l'isolement de sa chambre, Alvaro de Campos observe par la fenêtre un homme qui se rend chez le buraliste, tentant ainsi de sortir de sa torpeur pour renouer avec la réalité dans ce qu'elle a de plus prosaïque. Une scène banale à partir de laquelle le poète se met à versifier sur ce qu'est le réel, concept qui devient douteux dès qu'on tente de l'approcher de près.
Se laissant traverser par des pensées discordantes, le poète donne tour à tour voix à un homme fataliste ("J'ai tout raté. Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien. Les bons principes qu'on m'a inculqués, je les ai fuis par la fenêtre de la cour"), un homme qui fonde tous ses espoirs sur la nature ("Que la Nature déverse sur ma tête ardente, son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ; quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…"), un procrastinateur pensant, qui essaye même d'ajourner l'existence du monde ("J'allume une cigarette pour remettre à plus tard le voyage, pour remettre à plus tard tous les voyages, pour remettre à plus tard l'univers"), et s'abandonne au plaisir du temps suspendu de la combustion d'une cigarette :
J'allume une cigarette en méditant de les écrire et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées. Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent, la libération en moi de tout le spéculatif et la conscience de ce que la métaphysique est l'effet d' un malaise passager. Ensuite je me renverse sur ma chaise et je continue à fumer, tant que le destin me l'accordera je continuerai à fumer. "Le Bureau de tabac", Fernando Pessoa (1933)
L'accessoire du héros déprimé avec Jean-Paul Dubois et Michel Houellebecq
Pour lutter contre cette "mauvaise habitude" socialement acceptée, les pouvoirs publics ont dû s'attaquer à l'image flatteuse du fumeur telle qu'elle a pu être distillée par l'industrie du tabac et reflétée par la publicité ou le cinéma. Un vaste public s'est laissé persuader qu'avoir une cigarette négligemment coincée entre les lèvres rendait séduisant ou donnait l'air actif - la cigarette a même passé pour un symbole d'émancipation féminine. Coller des vignettes chocs sur les paquets de cigarettes, montrant les conséquences physiques de la nicotine, a été l'une des initiatives de démystification. Mais ces slogans préventifs ne sont pas forcément dissuasifs. D'après une étude publiée dans le Journal of Experimental Social Psychology en 2010, ils peuvent même renforcer la perception positive du tabac qu'ont certains fumeurs ! Surtout ceux pour qui la cigarette renforce leur amour-propre, parce qu'elle leur donne une contenance sociale ou parce qu'elle fait partie de leur personnage. Qu'est l'éventualité de sa propre mort pour un fumeur ? Fumer tue, mais tant qu'on fume encore, la mort est déjouée !
"Fumer tue, fumer vous rend impuissant… et alors ?" : voilà ce qu'auraient sûrement répondu les accrocs au tabac que sont les héros désabusés, voire franchement déprimés, des romans de Jean-Paul Dubois et Michel Houellebecq. Et ce, moins par fanfaronnade que par sincère amour de la cigarette, alliée quotidienne et fidèle. Dans Kennedy et moi (1996), Jean-Paul Dubois raconte l'histoire de Samuel Polaris, un écrivain qui n'écrit plus, un mari trompé par sa femme et un père étranger à ses enfants. Arrêter de fumer n'a-t-elle pas été la pire décision de vie, celle à partir de laquelle tous ses ennuis ont commencé ? :
J’ai quarante-cinq ans et je ressens cette pénible impression de n’avoir plus aucune prise sur la vie. J’ai fait fausse route, je me suis trompé quelque part. En fondant une famille. En écrivant. En m’habillant n’importe comment. En arrêtant de fumer. Fumer m’a toujours procuré un plaisir indicible. Je n’ai absolument rien à reprocher au tabac. Il m’a épaulé durant tant d’années. Par-dessus tout, j’aimais me relever au milieu de la nuit et allumer une cigarette dans le noir. Je sentais alors la vie s’insinuer en moi, le bonheur se glisser entre la peau et l’os. A ces moments, je savais ce que je valais et ce dont j’étais vraiment fait. Curieusement, mes ennuis ont commencé lorsque j’ai décidé de devenir abstinent. (…) Je crois que, si je me remettais à fumer, tout irait mieux. (…) Le jour où j’ai cessé de fumer, je n’ai pas mesuré la torture que j’allais m’infliger. Depuis cette période, j’ai vraiment l’impression que quelque chose s’est déboîté dans ma vie. (...) En cet instant, pour que mon bonheur soit parfait, il me suffirait d’allumer une cigarette, d’aspirer la fumée bleue et, avec ma bouche bancale, de la souffler en souriant au nez de toute cette famille et de son invité. Au lieu de quoi, je renifle mes doigts comme au temps où je fumais. Ils ne sentent que l’abstinence. "Kennedy et moi", Jean-Paul Dubois (1996)
A bout, Samuel Polaris mord un dentiste, achète un revolver. Comme lui, un autre fumeur dépressif de roman va devenir violent : l'informaticien de l'Extension du domaine de la lutte écrit en 1994 par un auteur dont la cigarette est l'accessoire presque mythique, Michel Houellebecq (ce dernier a même fait de son bilan de santé aux poumons noircis une œuvre d'art présentée à la biennale européenne Manifesta, à Zurich en 2016 !) De la vigie que lui offre sa solitude, il observe la lutte acharnée - et pathétique - de ses congénères en quête d'amour et d'argent ; selon lui, la libéralisation de l'économie et des mœurs ne contribue pas à l'épanouissement des humains, mais à leur individualisation dans une compétition biaisée. "De nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou à un autre de sa vie, l'impression d'être un raté", conclut-il, cynique. Dans sa dépression, il embrasse totalement son addiction au tabac :
Je me sens un peu nerveux ; je n’arrête pas de fumer, j’allume littéralement cigarette sur cigarette. (…) Je me rends compte que je fume de plus en plus ; je dois en être au moins à quatre paquets par jour. Fumer des cigarettes, c’est devenu la seule part de véritable liberté dans mon existence. La seule action à laquelle j’adhère pleinement, de tout mon être. Mon seul projet. (...) De temps en temps je m'arrête sur le bord de la route, je fume une cigarette, je pleure un petit peu et je repars. J'aimerais être mort. Mais "il y a un chemin à parcourir, et il faut le parcourir". "Extension du domaine de la lutte", Michel Houellebecq (1994)
Explorant le thème de l'addiction dans son dernier ouvrage Sérotonine (2019), notamment la dépendance aux antidépresseurs, un autre fumeur compulsif, Florent-Claude Labrouste, livre une ode à la cigarette. En allumer une se transforme en exercice philosophique d'exploration de la notion de désir, "manque" et "cessation du manque" :
Je n’allume pas de cigarette avant d’avoir bu une première gorgée ; c’est une contrainte que je m’impose, c’est un succès quotidien qui est devenu ma principale source de fierté (il faut avouer ceci dit que le fonctionnement des cafetières électriques est rapide). Le soulagement que m’apporte la première bouffée est immédiat, d’une violence stupéfiante. La nicotine est une drogue parfaite, une drogue simple et dure, qui n’apporte aucune joie, qui se définit entièrement par le manque, et par la cessation du manque. "Sérotonine", Michel Houellebecq (2019)
A la différence de l'alcool ou des opiacés, la cigarette ne procure pas d'euphorie ou d'anesthésie ; l'addiction est liée à la tolérance et au manque. Si la nicotine apaise la sensation de manque du fumeur, l'effet anxiolytique est à nuancer. Il y aurait surtout un effet placebo, comme le montrait une étude scientifique sur les effets psychologiques de la nicotine, publiée en 2002 : il suffirait pour le fumeur de savoir que sa cigarette contient cette substance pour soulager les symptômes liés à sa dépendance.
La sempiternelle "dernière cigarette" avec Italo Svevo
Dans le septième livre de l'Ethique à Nicomaque, Aristote explore le phénomène de l'"acrasie" : le fait de commettre un acte qu'on sait être mauvais. L'acratique sait que fumer est nocif, pourtant il allume tous les matins une cigarette, c'est "plus fort que lui" ou du moins, sa volonté d'arrêter d'agir de façon qu'il sait être néfaste pour lui. On ne se complaît pas toujours dans son addiction ; mais le chemin du sevrage est semé d'échecs.
A ce sujet, La Conscience de Zeno (1923) de l'italien Italo Svevo, autobiographie d'un certain Zeno publiée par son psychanalyste qui le décrit comme "détestable", est sûrement l'un des plus beaux romans sur l'irrésolution. Dans le troisième chapitre intitulé "Fumer", le patient se livre à un "historique de [son] goût pour le tabac." L'introspection s'épanouit dans un nuage de fumée : le souvenir des toutes premières cigarettes d'une marque disparue, les cigarettes achetées avec l'argent volé dans la veste de son père ("j'y prenais les dix sous qu'il fallait pour acheter la précieuse petite boîte et je fumais l'une après l'autre les dix cigarettes qu'elle contenait, pour ne pas conserver longtemps le fruit compromettant de mon larcin"), les cigarettes fumées en cachette jusqu'à la nausée et les concours de tabagie ("nous avions une grande quantité de cigarettes et nous voulions voir qui en fumerait le plus en trente minutes. Je sortis vainqueur de l'épreuve, et dissimulai héroïquement le malaise que cette étrange gageure m'avait procuré"), enfin, la maladie de gorge qui survient à l'âge de 20 ans seulement, accompagnée d'une prescription médicale de défense de fumer. Alors, la première "dernière cigarette" :
Je pensais : "Puisque tout cela me fait du mal, je ne fumerai plus, mais d'abord je veux fumer une dernière fois." J'allumai une cigarette et mon inquiétude s'envola, malgré la fièvre qui montait et le tison ardent qui, à chaque bouffée, brûlait mes amygdales. Je fumai la cigarette jusqu'au bout, avec le soin de l'homme qui accomplit un vœu. Et malgré d'atroces souffrances, j'en fumai beaucoup d'autres durant ma maladie. Mon père allait et venait, toujours le cigare aux lèvres et me disait : - Très bien ! Quelques jours encore sans fumer et te voilà guéri ! Cette phrase suffisait à me faire souhaiter qu'il me laissât tout de suite, oh ! tout de suite et que je pusse me jeter sur une cigarette. "La Conscience de Zeno", Italo Svevo (1923)
La résolution d'abandonner la cigarette devient alors quasiment une expérience de conversion, et la dernière cigarette, un motif littéraire en soi :
Cette maladie me procura le deuxième de mes tourments : l'effort pour me libérer du premier. Mes journées finirent par être remplies de cigarettes et de décisions de ne plus fumer et, pour tout dire tout de suite, de temps à autre il en est encore ainsi. La ronde des dernières cigarettes, qui a commencé quand j'avais vingt ans, n'a pas encore achevé de tourner. Ma décision est moins énergique, ma faiblesse trouve dans mon vieux cœur plus d'indulgence. (...) Je puis même dire que depuis quelques temps je fume bien des cigarettes... qui ne sont pas les "dernières". Sur la page de garde d'un dictionnaire, je trouve cette inscription en belle calligraphie, encadrée de quelques fioritures : "Aujourd'hui, 2 février 1886, j'abandonne l'étude de droit pour celle de la chimie. Dernière cigarette !!" Cette dernière cigarette-là était de grande importance. Je me rappelle tous les espoirs qui l'accompagnèrent. (...) J’estime qu’une cigarette a une saveur plus intense quand c’est la dernière. Toutes les autres ont aussi leur saveur particulière, mais moins intense. La saveur que prend la dernière lui vient du sentiment qu’on a d’une victoire sur soi-même et de l’espoir d’un avenir prochain de force et de santé. Les autres ont leur importance, parce qu’en les allumant, on affirme sa liberté et l’avenir de force et de santé demeure, mais s’éloigne un peu. "La Conscience de Zeno", Italo Svevo (1923)
L'idéale dernière cigarette de Zeno est un parfait exemple d'"aboulie", pour employer à nouveau un concept cher aux philosophes antiques. Il désigne la faiblesse d'une volonté incapable de se décider, l'échec de l'action. D'un penchant invincible pour le tabac naît une liaison exclusive avec la cigarette. Se sortir de ce cercle vicieux devient presque un trait de personnalité : Zeno est toujours en train de trouver un nouveau régime, un remède miraculeux, une cure radicale…
Comme son héros, Italo Svevo a témoigné dans le journal intime qu'il tient en 1896 à l'intention de sa fiancée Livia Veneziano, de son incapacité à arrêter de fumer. Le 30 janvier, il confie : "J'ai fumé une dernière cigarette précisément afin de me distraire d'une pensée regrettable". Le 11 février, il avoue : "Quatre heures moins sept après-midi, en fumant encore, toujours et pour la dernière fois." Deux jours plus tard, il déclare "Le soir où j'ai fait à Livia la promesse de ne plus fumer, j'ai pensé que c'était la première fois que je faisais une promesse formelle à une personne absolument honnête, et de conclure : "Grâce à cet esclandre, avec ton accord, j'ai fumé pour la dernière fois, et qu'on n'en parle plus." La quête devient obsessionnelle. Au fil des années, ses notes témoignent encore et toujours de cette éternelle résolution : "Me déshabituer de fumer."
La relation conflictuelle qu'entretenait Svevo avec la cigarette a parfois été mise en regard avec la façon dont la littérature le consumait. Effrayé par l'échec littéraire, mais aussi paralysé par le succès, Svevo noircissait ses poumons à défaut de réussir à lutter contre la page blanche.
Pauline Petit, « SAVOIRS » France culture
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Posté Le : 13/08/2021
Posté par : litteraturealgerie