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En ligne "Ce que nos mots disent de nous : Julie Neveux : "Les mots permettent d’identifier les maux"


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du jeudi 16 septembre au mercredi 22 septembre En ligne



Dans “Je parle comme je suis – Ce que nos mots disent de nous”, la linguiste Julie Neveux décortique une bonne centaine de termes nouveaux, circulant parfois depuis peu. Entretien avec une exploratrice du langage et une aventurière des mots.

Français & littérature



Ce que nos mots disent de nous

Julie Neveux : "Les mots permettent d’identifier les maux"



Dans “Je parle comme je suis – Ce que nos mots disent de nous”, la linguiste Julie Neveux décortique une bonne centaine de termes nouveaux, circulant parfois depuis peu.



Entretien avec une exploratrice du langage et une aventurière des mots.



A l’origine, son projet visait à décrypter les mots à la mode. Mais la linguiste Julie Neveux nous entraîne bien au-delà du seuil de la terminologie. Au fil des mots, la maîtresse de conférences à la Sorbonne tend à la société un miroir, sans esquiver les sujets embarrassants. De sa plume caustique et un art certain de la mise en scène, elle esquisse les travers, les tics et les avancées de notre époque. Mot après mot, l’autrice nous met à la page sur les perspectives de la « collapsologie », la pratique spectrale du « ghosting » et les cœurs qui envahissent nos messages.



Marianne : Les mots que vous citez, arrivés très récemment, occupent déjà une grande place dans le paysage. Quels domaines ont généré beaucoup de mots dans le langage courant ?

Julie Neveux: Il y a deux principaux moteurs à la création lexicale récente. Déjà, le débat public a enfin donné une visibilité à des problèmes majeurs de discrimination. Les mots liés au féminisme (« féminicide », « charge mentale », « manspreading ») et à #MeToo sont un progrès social redevable à la prise de parole devenue possible. Les victimes peuvent rejoindre un groupe et ne plus se sentir isolées. Cela rejoint l’action des « colleuses », ces féministes qui collent des phrases ou des statistiques sur des banderoles sur les murs. C’est une visibilisation accrue de victimes qui ont plus d’audace, qui se mouillent, qui revendiquent plus. De même, un grand nombre de minorités ont récemment trouvé moyen de s’exprimer et ont donné naissance à des expressions telles que « racisés », « appropriation culturelle », « blackface », etc.

Le second mouvement lexical est issu de l'ère digitale. Chaque révolution technologique laisse sa trace dans le langage. Avec l’invention de l’électricité, on a eu des métaphores comme « le courant passe entre nous », par exemple. Avec la révolution numérique se sont répandus « changer de logiciel », « être connecté », « bugger »… Ce dernier mot est fascinant car les anglophones n’utilisent pas du tout « bug » dans ce sens-là !



Pourquoi telle époque s’empare de tel mot ?



C’est une question de sensibilité et de goût. Et de rêve, et d’imagination, qui nous donnent des métaphores. Avec « je suis en mode… » : on s’imagine être une machine passant d’un mode à un autre. Et les mots permettent d’identifier les maux. C’est aussi le rôle du langage. L’idée de la « charge mentale », je l’ai vécue personnellement. Quand le terme est arrivé, c’est là que j’ai pris vraiment conscience de cette réalité. C’est pour cela que des femmes se battent pour que « féminicide » soit reconnu par la loi : il s’agit là d’un certain type de crimes qu’elles ne veulent pas voir assimiler à « homicide » car c’est le sexe de la victime qui induit le comportement violent lors d’un « féminicide ». Le mot s’avère nécessaire pour que le grand public en prenne conscience. Pour prendre, un terme doit aussi coïncider avec un certain air du temps. « Charge mentale » existait déjà depuis 1984, mais il a fallu qu’il attende son heure [entré dans le Petit Larousse illustré en 2020, NDLR] pour se répandre. Pareil : pourquoi « malaisant » est-il apparu maintenant ? Parce qu’on est dans une époque où les jeunes font attention à ne mettre personne mal à l’aise...



Pourquoi les jeunes semblent-ils particulièrement sensibles à la « gênance », autre mot que vous citez ?



La gêne est un sentiment typique de la jeunesse, qui souhaite être conforme à ce qu'une certaine norme sociale attend d’elle, et ressent comme inadéquates à cette norme, et la dérangeant, toutes sortes de situations. A 20 ans, on recherche une normativité au sein d’un groupe socioculturel auquel on veut appartenir, où le regard de l’autre importe. On a moins confiance en soi, son identité est moins stabilisée… Mais en plus, la jeunesse actuelle est une génération plus éveillée quant au mal potentiel que les mots peuvent faire, elle se met plus à la place des autres. Toutes les problématiques de discrimination forment en fin de compte un terrain potentiellement miné et donc une source de gêne.

Parmi les mots nouveaux que vous développez, un grand nombre viennent de l’anglais. Mais au-delà d’un assemblage de lettres, ce sont des concepts qui débarquent d’outre-Atlantique. Cela témoigne-il d’une américanisation accrue ?

Dans la seconde moitié du XXème siècle, ce qui faisait rêver était la culture américaine, la musique, le cinéma, etc. Et les mots arrivaient dans son sillage, « rock », « twist », « travelling ». Je pense que c’est moins le cas : les États-Unis restent un modèle culturel mais déjà moins dans la musique ou dans tout ce qui est festif. Avec la nouvelle vague, depuis les années 2000, ce sont les mots d’un modèle économique, issus de la start-up nation. On est sans doute en haut du pic.

Il faut ajouter à cela tous les mots liés aux plateformes de réseaux sociaux, qui sont en anglais tout simplement parce que ces outils ont été créés en anglais : « liker », « follower », etc. Il y a aussi des plateformes de rencontres qui permettent de « dater » (nouveau modèle de flirt) et de « ghoster » (pour larguer virtuellement). Mais je pense quand même qu’on a, dans nos comportements français, de quoi être déçu par cette planification de la rencontre. L’amour à l’américaine, où l’on gagne un « match » avant même d'avoir rencontré la personne en question, a ses limites. Dès qu’on arrive dans la « vraie vie », la déception est très probable. Les expressions telles que « pour de vrai », « dans la vraie vie », montrent d’ailleurs une prise de conscience de la part des plus jeunes. Le corps réclame ses droits, l’incarnation existe : on a eu la tentation spectrale du fantôme mais je parie que, à la fin de la crise sanitaire, les gens vont sortir de cette phase de planification virtuelle et se frotter à l’imprévu.



Vous écrivez : « Adultes, rien ne sert de parler jeune, le temps que l’expression vous arrive, elle est déjà périmée ». Une grande part des expressions sont lancées par les jeunes. Pourquoi ? Les adultes n’ont ni l’élasticité, ni la fantaisie nécessaire pour en créer ?



Pourquoi dit-on souvent qu’on est à gauche quand on est jeune et qu’on finit à droite ? Il y a une trajectoire. Les adultes consacrent l'essentiel de leur énergie à leur travail, à leur famille. Les plus jeunes bouillonnent, bousculent, ont une grande énergie créative, qu'ils investissent dans leurs discussions ; ils s’amusent linguistiquement. « Genre », « grave », « en mode » : ça leur permet de se mettre en scène et d’introduire des changements de voix, de décrire des postures un peu caricaturales, excessives, comme les expressions PLS (position latérale de sécurité) ou BDR (au bout du rouleau).

Mais à force d’être trop utilisées, ces expressions s’épuisent. La durée de vie des expressions pour décrire des états intensifs sont de plus en plus brèves. Depuis l’apparition du langage SMS dans la communication, la frontière se brouille complètement, chez les jeunes notamment, entre l’écrit et l’oral. Tout passe par l’écrit, qui ressemble de plus en plus à l’oral. Les longues communications par téléphone n’existent plus, les plus jeunes sont même souvent angoissés quand on les appelle au téléphone ! Donc c’est soit en face- à-face en vrai, soit à l’écrit, mais un écrit continu, qui s’apparente presqu’à de l’oral. Dans cette nouvelle forme se développent les expressions très courtes comme PLS ou BDR qui, en plus, sont drôles. Et il y a aussi les émojis, qui rappellent le corps, l’image pour rétablir un peu l’expression du visage.

Justement, les émoticônes et émojis sont devenus des instruments visuels incontournables pour s’exprimer.



Pourtant, vous écrivez : « nos mots valent toujours mieux que leurs images ». Pourquoi ?

L’image est très forte, si forte qu’elle bloque votre imagination. Elle est aplatie. Elle n’actionne qu’un seul sens : la vue. Alors que les mots parlent à votre cerveau et à votre imagination. Ils vont convoquer les réserves encyclopédiques que vous avez (le vocabulaire, etc.) qui vont se relier entre eux par la syntaxe. Ils vont déclencher en vous une émotion beaucoup plus active qui va établir des connexions neuronales. Le lexique de la chaleur par exemple envoie un signal affectif dans le cerveau parce qu’on sait, depuis qu’on est petit et blotti bien au chaud dans les bras de ses parents, que l’affection produit de la chaleur. C’est pour cela qu'on comprend, quand on dit d'une personne qu’elle est chaleureuse, qu'elle donne de l'affection. Les mots sont donc des réservoirs inépuisables de sensations profondes qui ne sollicitent pas simplement la vision. Ils offrent des combinaisons plus grandes et s’adaptent de manière plus fine à la situation, comme les images ne le feront jamais.



Les échanges d’émoticônes ou émojis se révèlent donc très insuffisants pour communiquer ?



Tout à fait. Alors certes, le langage non plus n’arrive pas à saisir toute la complexité du réel, mais il s’en approche beaucoup plus ! Il est plus riche, beaucoup plus apte à capturer les différences, les émotions notamment. À force de s’habituer à mettre des tas d’émojis, on se déshabitue à faire l’effort de concevoir des phrases pour exprimer ce qu’on ressent exactement. Et ça, c’est peut-être le début d’un appauvrissement. Pour l’instant, les deux cohabitent chez les adultes : les émojis s’ajoutent à la fin d'un texte et permettent de faire passer les intentions. C’est très donc pratique et même addictif ! Mais est-ce que les plus jeunes, à force de mettre des émojis cœur, sont capables d’écrire des déclarations d’amour complexes, au-delà d’un « je t’aime » ? Pire, ne va-t-il pas devenir difficile de comprendre ce que l'on ressent, tant les mots, les phrases, nous aident à le faire? Une étude réalisée au Pays de Galles montrait que les jeunes entre 18 ans et 25 ans avaient maintenant plus de mal à s’exprimer : ils n’y arrivaient plus sans émojis.



Et vous écrivez que les Français détiennent, et de loin, le record d’envoi d’émoticônes « cœur »…



Oui, c'est une statistique qui fait presque chaud au cœur, qui conforte le cliché du Français romantique, mais malheureusement il ne faut pas prendre les émoticônes au premier degré. Un cœur ne veut pas dire passion, et il ne faut pas croire qu’on a une déclaration d’amour à chaque fois qu’on reçoit un cœur sinon on va être déçu...

« Eugénisme » qui se transforme en « transhumanisme », « bienveillant » qui remplace un peu « gentil »…



Tous les mots étant connotés, il suffit d’en changer pour transformer le regard sur le concept ?



Complètement ! Changer de mots revient à repeindre la façade. Mais il faut déterminer d’où vient la peinture... Avec le mot « coworking », ça devient cool de ne pas pouvoir bosser parce que son voisin au téléphone juste à côté nous empêche de travailler. Si des concepts tels que gentillesse récupèrent de la positivité grâce à un nouveau mot, ce n’est pas forcément une mauvaise chose... Un autre exemple est « nauséabond », qui est vraiment devenu synonyme de « facho », mot interdit car politiquement trop fort. « Nauséabond » apporte aussi une réaction sentimentale : il décrit la nausée qu'on peut ressentir. C'est pourquoi il est nécessaire de s’intéresser aux mots et à leur connotation, pour ne pas en être dupe.

par Frédéric Pennel, Marianne



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