Algérie

En croisant le regard



Avec An-Niffari, soufi du Xe siècle, et La Rochefoucauld, mémorialiste du XVIIe siècle, le lecteur se voit confronté à deux grands prosateurs rompus à la précision dans le propos.Ce sont donc deux formes géométriques, ou plutôt, deux types de voyage initiatique, l’un en direction du ciel, l’autre vers l’ici-bas, mais avec un intérêt avéré pour tout ce qui est beau dans le vocable en tant que tel, donc chez l’être humain. An-Niffari se distinguait justement par la précision de son verbe, un verbe qui n’a eu de cesse de le faire souffrir parce qu’il était en-deçà de ses espérances. En effet, ne disait-il pas à juste titre : «A mesure que la vision se fait spacieuse, le champ sémantique du vocable se rétrécit.» A l’instar de tous les autres soufis de son époque, il allait chercher cette beauté dans les mots, même si ceux-ci se montraient parfois incapables de cerner tous les sens, toutes les nuances. A contrario, La Rochefoucauld (1613-1680), homme fougueux si l’on en croit ses biographes, puisqu’il a été de toutes les manœuvres politiques en son temps, se fait en miroir l’autre visage – mais temporel – de Niffari, en ce sens qu’il n’avait cessé, lui aussi, d’accorder aux vocables leur juste place dans la vie de tous les jours. Là où An-Niffari préférait ne s’attacher à aucun lieu, à aucune personne et affectionnait le voyage transcendantal, via les mots bien sûr, en direction vers l’absolu, La Rochefoucauld, lui, renversait les rôles en voyageant horizontalement, dans son propre pays, tout en essayant de se mettre dans quelques phrases. Moraliste après coup, puisque avant cela il s’était fait le champion de quelque cause politique malheureuse au point de risquer sa vie parfois, il cherchait l’absolu, son absolu à lui, dans son entourage direct, celui des palais, des salons et, bien sûr, dans certaines relations amoureuses. Ses fameuses Maximes nous le montrent occupé à prodiguer des conseils qui se sont révélés d’un profond impact sur la société de son temps. Le tout, dans un langage où la beauté aussi se faisait présente, comme en écho à An-Niffari qui déclarait qu’en dépit de toutes les contradictions de l’ici-bas, il n’y a que la beauté autour de nous. An-Niffari, mort la même année que le grand poète El-Moutanabbi, en 965, est revenu à la vie en quelque sorte grâce à l’orientaliste britannique John Arberry qui avait exhumé ses maximes en 1934. Visionnaire, il était assuré de sa postérité parmi les hommes, et il n’avait, de ce fait, rien écrit de sa main. Ce sont en fait ses condisciples qui ont tout enregistré au grès de ses pérégrinations entre l’Irak et l’Egypte. On le voit dans le cas de ses deux grands écrivains participants de deux modes de pensée diamétralement opposées, la beauté du verbe, plutôt que de nous jeter dans quelque extase existentielle, nous autorise justement à bien considérer le cheminement toujours initiatique de An-Niffari et de La Rochefoucauld. Le premier disait qu’entre le silence et la parole existe le tombeau de la raison. Il suffirait donc pour l’être humain de savoir se situer à sa propre hauteur pour continuer sa quête dans cette existence, quelle que soit la nature de cette quête. En somme, la bougeotte des deux grands esprits, même effectuée de manière différente chez l’un et l’autre, n’en demeure pas moins une manière de donner à l’homme la possibilité de camper dans le verbe, lequel verbe est le summum de ce qui est beau dans toute l’existence.
Qu’importe alors si An-Niffari montre le firmament de son doigt, alors que la Rochefoucauld regarde vers l’autre versant de ce qui est terrestre.
 


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