Algérie

«Emmener ses enfants dans une aventure périlleuse de la traversée, c'est vraiment parce qu'on n'a plus d'espoir»



«Emmener ses enfants dans une aventure périlleuse de la traversée, c'est vraiment parce qu'on n'a plus d'espoir»
Comment êtes-vous venue à coréaliser un film sur les réfugiés de Choucha 'J'ai rencontré le journaliste Jibril Dialo, qui connaissait déjà bien le camp Choucha implanté au sud de la Tunisie, et c'est lui qui m'a fait prendre conscience de la situation qui prévalait à l'intérieur. Il m'a dit qu'il fallait qu'on fasse un film là-dessus parce qu'à ce moment-là le camp allait fermer et il y avait encore 700 personnes qui y vivaient. J'ai tout de suite accepté, car je venais de terminer au Sénégal un sujet sur l'émigration clandestine, mais vue par les mères. Pour moi c'était, symboliquement en quelque sorte, une occasion de donner la parole aux fils et filles de ces mères avec lesquelles je me suis longuement entretenue.Dans quelles conditions a eu lieu le tournage 'Après avoir obtenu les autorisations de l'UNHCR et des autorités tunisiennes, le tournage a duré quasiment trois semaines. Au début, on nous avait demandé d'arriver le matin et de repartir à 15 heures pour des raisons de sécurité, mais nous nous étions vite rendu compte qu'en agissant de la sorte, nous n'allions pas aboutir à ce que nous cherchions, c'est-à-dire établir des liens avec les gens et c'est pour cela que nous avons décidé de dormir sur place, mais sans le dire aux responsables.Nous sommes donc restés vivre avec eux. Cela s'est fait au milieu de la deuxième semaine et là nous avons établi des liens très forts avec les gens qui ne demandaient qu'une chose : témoigner. Nous avions l'impression d'être le dernier réceptacle de leur parole. Il fallait recueillir cette dignité humaine avant qu'ils ne prennent la décision d'effectuer la traversée de la Méditerranée avec le risque de mourir en mer. Les gens se pressaient pour témoigner de leur souffrance d'avant, de celle du moment ainsi que de leurs incertitudes concernant l'avenir. C'était extrêmement émouvant. Sur le plan de la langue, c'était un peu difficile, mais Jibril connaît bien le monde arabe et dans l'ensemble nous nous sommes débrouillés entre l'arabe, le français et l'anglais, car il faut dire qu' il y avait 120 dialectes qui étaient parlés dans le camp.En dehors du tournage proprement dit, quel était le quotidien au camp 'Le quotidien était très dur car il faisait extrêmement chaud. A notre arrivée l'alimentation en eau et en électricité était interrompue. Les ventilateurs ne tournaient plus et en plus il fallait parcourir trois kilomètres jusqu'au bout du camp pour chercher de l'eau. Il y a un filet d'eau pour 700 personnes. Nous allions comme tout le monde à la tombée du jour avec nos petits bidons à remplir. Il y avait des moments où il faisait une chaleur extrême, car nous étions en plein mois de juillet. Nous avons commencé le tournage fin juin, juste quand le camp a fermé officiellement. On voit le Croissant-Rouge qui se retire avec ses ambulances, on voit les citernes qui sont coupées et c'était terrible, comme dit le Tunisien dans le film : «Même un chameau ne pas vivre sans eau.» Conséquence : les gens tombent malades et il y en a qui sont morts.Le parti pris est flagrant dans le film. Est-ce un engagement de votre part pour cette cause 'Quand j'entends les témoignages des gens et leurs doléances, j'ai envie d''être avec eux parce que eux ils n'ont pas la parole et moi j'ai envie de la leur donner. J'ai été sincère avec eux en leur disant : «Je ne peux rien faire pour vous aider si ce n'est de transmettre votre parole.» Quand vous rencontrez des gens comme cela dans la difficulté, vous avez forcément de l'argent, du matériel, vous êtes libres et eux ils sont coincés au milieu de ce désert. Donc il y a une différence énorme et difficile à vivre de leur côté, mais il faut être clair, il faut dire pourquoi on est là et que vient-on y faire. La chose que nous leur avons rapportée c'est d'être un relais médiatique. Déjà durant notre séjour, nous postions des petits bouts de reportages sur les réseaux sociaux pour porter leur parole quand ils manifestaient et protestaient et c'était pour dire au monde qu'ils étaient là. C'est grâce à cela aussi qu'ils nous ont donné leur confiance et qu'on a pu établir les liens. Nous étions de leur coté, c'est-à-dire le côté des humains et pas des institutions.D'ailleurs ils nous avaient confié après qu'au départ ils nous regardaient d'un air méfiant parce que beaucoup de journalistes étaient déjà passés et le gars qui vient du Bengladesh nous le fait bien remarquer dans le film : «Même vous les journalistes, vous n'avez rien fait pour moi.» Moi, je leur ai dit voilà ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire. Parce que le camp allait fermer, les employés de l'UNHCR venaient avec leurs grosses voitures, portes et vitres fermées car ils avaient peur. Il n'y avait pas de tentative de dialogue. Nous, nous étions à l'aise avec eux et je peux dire que j'ai passé certains des plus beaux jours de ma vie en termes d'échanges humains.Les instances internationales sont-elles responsables de la situation 'Non, c'est juste que ce fut très mal géré. Les instances internationales ont trouvé des pays d'accueil à près de 3000 réfugiés des camps Choucha, en Suède, aux Etats-Unis, etc. Il y a du travail de fait, mais il y a eu une faille au niveau des lois, de la Convention de Genève, qui fait que quand vous êtes dans un pays en guerre, par exemple en Libye, et que vous êtes un étranger, c'est à dire tchadien, ivoirien ou autre, vous n'êtes pas considéré comme un réfugié de guerre. C'est comme si la guerre ne vous concernait pas. C'est le cas de cet Egyptien qui a passé je ne sais combien d'années en Libye, qui a construit sa vie, etc. mais qui ne bénéficie pas de ce statut. Beaucoup ont des familles, des enfants, mais ils ne sont pas pris en compte.J'ai posé la question, mais du côté des instances internationales, et on m'a répondu qu'ils étaient conscients de tout cela, mais que s'ils révisaient la Convention, cela va poser un problème encore plus grand. C'est la raison pour laquelle on n'ose pas y toucher, ce que je peux comprendre aussi. Je ne cherche pas à incriminer les instances internationales, je constate une situation et j'en fais part. Je pense qu'il est utile d'en parler, de poser les problèmes parce qu'il y a des gens qui passent entre les mailles du filet qui tentent la traversée car coincés au milieu du désert, ils n'ont plus d'espoir, ils n'ont plus d'autres choix que de se jeter à l'eau avec leurs gosses sur le dos.D'après le générique du film, vous semblez avoir suivi en détail le sort de quelques-uns??Nous avons gardé des liens grâce aux réseaux sociaux. Nous avons même réussi à trouver la trace de quelqu'un qui était enfermé dans les prisons libyennes depuis trois mois. Là, il est en France et c'est le chanteur qui a choisi Yacouza comme nom d'artiste que vous avez vu dans le film. Malheureusement il y en a plein dont on a plus de nouvelles. Il y en a, j'imagine, qui ont péri en mer. Enfin, j'espère que non, on n'a pas encore de nouvelles, mais c'est une possibilité à envisager.J'espère qu'on en aura un jour et ce que je voudrais dire c'est que ce sont des gens comme nous et cela peut arriver à n'importe qui. Lorsqu'il y a une guerre dans un pays, les gens fuient par n'importe quel moyen et dans n'importe quelles conditions même avec des enfants en bas âge. Les gens que nous avons filmés et qui avaient des enfants sont les derniers à prendre la décision du départ. Ils ont tout fait pour essayer de trouver des solutions, par exemple de s'intégrer en Tunisie, mais cela n'a pas marché.C'est trop compliqué pour eux parce qu'il y a aussi, même au Maghreb et il faut le dire, beaucoup de racisme, notamment lorsqu'on est étranger et noir. Ils n'ont pas pu rester et tous ont pris le choix de prendre la mer. Amina était seule avec ses quatre gosses, mais elle a quand même pris ce risque. Quand on est une mère et qu'on décide de prendre la responsabilité de mener ses enfants dans cette aventure périlleuse, c'est vraiment parce qu'on n'a plus d'espoir.Revenons un peu au travail précédent que vous avez mené au Sénégal. De quoi s'agit-il au juste 'Le film s'appelle Mbëkk Mi, le souffle de l'océan. C'est un film qui a participé à beaucoup de festivals et qui est passé à la télévision. Je faisais des allers retours entre la France et le Sénégal pour m'informer au sujet de tous ces jeunes qui partaient. Un jour, j'ai parlé avec le grand cinéaste sénégalais Samba Félix Ndiaye, qui me disait : «Je ne comprends pas tous ces jeunes qui partent au péril de leur vie, car c'est toute notre force vive qui fout le camp par la mer, qui vide le continent de sa substance.»Je lui ai dit que je voulais faire un film sur ce phénomène mais du point de vue des mères, celles qui restent sur la rive et c'est là où j'ai cherché à donner la parole à ces femmes pour qu'elles racontent leur quotidien. Je leur ai seulement posé trois questions. Je leur ai demandé comment c'était la vie avant, c'est-à-dire en compagnie de leurs enfants, maris et frères.Qu'est-ce qui a déclenché le désir de partir et, enfin, comment elles ont vécu ce départ et comment est devenu la vie maintenant, sans l'être cher, sans l'être aimé, celui qui a disparu. Elles m'ont raconté tout cela avec une force, une détermination, une humanité et une façon de présenter les choses qui m'a beaucoup émue. Cela a donné un film qui a beaucoup tourné et qui a été récompensé par la mention spéciale du meilleur long métrage documentaire du jury Anna Politovskaïa du 30e Festival du film de femmes de Créteil en 2013.Auparavant, j'avais déjà monté un film avec un Algérien, Djamel Benramdane, qui s'intitule Le piège et qui raconte l'histoire de migrants sahéliens coincés en Algérie, en Libye (à l'époque de Gueddafi), au Maroc et en Tunisie. J'avais fait le montage et c'est là où j'ai découvert le phénomène et où j'ai réellement compris la situation de ces gens qui étaient piégés au Maghreb. C'était avec la bénédiction de l'Europe qui, à coups de subventions, voulait externaliser ses frontières et se décharger de la responsabilité. Cela m'avait beaucoup choqué et j'en ai fait des cauchemars.Vous n'allez pas vous arrêter là ' Et si c'est oui, quelle direction prendra votre prochain travail 'J'ai envie d'aller rejoindre tous ces gens que j'ai filmés à Choucha et qui ont réussi la traversée. La famille Moussa d'origine tchadienne qui a atterri dans le Pyrénéens occidentales, Aline et ses trois gosses qui sont en Allemagne, Saïd et Saïda sa petite fille qui, comme je l'ai indiqué dans le film, est première de sa classe et parle déjà couramment la langue du pays d'accueil, Samia qui a trouvé du travail et tant d'autres qui ont trouvé refuge au Canada ou ailleurs. J'ai envie de les suivre pour voir ce qu'ils deviennent, voir comment ils vivent au quotidien.


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