Photo : S. Zoheir
Une pierre précieuse n'atteint sa vraie valeur qu'une fois travaillée. Un diamant ne vaut son pesant d'or qu'après avoir été débarrassé de ses impuretés, taillé et lustré. Ténès est un joyau. Un trésor brut. Elle est dotée d'un paysage féerique, d'une position géographique avantageuse et d'une histoire séculaire.
Son existence remonte à des temps immémoriaux. Elle fut occupée dès le paléolithique moyen. Il y a 3 000 ans, «au temps de Moïse (le Prophète), les gens de Ténès étaient des magiciens renommés. Le pharaon d'Egypte en aurait fait venir quelques-uns parmi les plus habiles pour les opposer à un thaumaturge qui battait tous les magiciens du bord du Nil». Légende ou fait historique, en tout les cas, cet épisode fut rapporté par l'Anglais Shaw. Appelée Carthennas (la ville du bivouac en berbère) par les Phéniciens, puis Cartenna par les Romains, Ténès voit les passages successifs des Vandales, des Espagnols, des Turcs, des Arabes et des Français. Autant de civilisations qui ont fait un transit ou se sont carrément installées à des périodes distinctes, l'une en chassant l'autre.
Des kilomètres vers Ténès
Aujourd'hui, deux itinéraires mènent à Ténès en partant de la capitale. Le premier passe par la ville de Chlef (250 km). Le second, plus court de 50 km et plus agréable, longe le littoral. On a choisi le plus long !? Sous un soleil de plomb, la vallée de Chlef est réputée pour être un chaudron en été, on met pratiquement quatre heures pour arriver à destination.
La route de Aïn Defla est dangereuse à cause d'un trafic très intense de poids lourds.
Un long tracé rectiligne en double sens, bordé d'arbres, accentue le risque d'accident. Nous sommes tentés d'aller vite, mais nous risquons notre vie à tout moment.
Dans les différents villages et communes traversés, il n'y a rien à dire, sauf peut-être un urbanisme incertain. Sans charme, ne respectant aucune logique, les villes semblent avoir été construites en fonction du tracé de la route. Tout en longueur. Les garages, d'abord, pour des ambitions commerciales, le reste, esthétique, respect des normes… semble être le dernier souci des bâtisseurs. Heureusement, que des arbres, dont certains sont centenaires, ont résisté à la voracité des rapaces du foncier. Entre ces petites villes, des espaces vierges, des champs de blé, quelques plantations et des bâtisses en construction s'alternent.
On arrive enfin à Ténès. L'entrée en ville se fait par une route sinueuse tracée sur le flanc du mont du Dahra. L'agréable fraîcheur de l'air marin commence à tiédir la peau du visage flétrie et asphyxiée par la chaleur torride de la vallée de Chlef.
A l'air chaud et sec succède l'atmosphère doux et humide de la côte. Cette route débouche tout droit vers la plage et le port de pêche.
On fait un tour rapide pour prendre des repères. Sur le littoral, restaurants et gargotes se côtoient faisant face à la mer. Les lieux ressemblent à un chantier. Rien n'est fini ou tout est entamé ! Le commerce d'abord …
Sur les vitrines des restaurants, il est mentionné : spécialité poissons, la chose semble évidente. Mais à vrai dire, la clientèle ne se bouscule pas. Rares sont les véhicules garés près des devantures. La plage la Marina est quasiment déserte, en dehors de quelques couples qui se rafraîchissent les orteils dans l'écume des vagues mourantes. Sans arrêter le véhicule, on se dirige vers le centre-ville, à quelque 2 km.
Le centre-ville : sérénité ou monotonie ?
D'une superficie de 100 km2, perchée à 40 mètres d'altitude, le centre-ville ou l'ancienne ville a gardé le cachet colonial. Des ruelles étroites bordées d'arbres. Des villas bien alignées, agréables à regarder. Il y a de l'ombre partout. Mais Ténès est une ville endormie. Sérénité ou monotonie ? Le peu de promeneurs et de passants contraste avec la réputation touristique de la ville. «La saison estivale a démarré depuis le 1e juin dernier (une quinzaine de jours avant notre visite). L'ouverture officielle a eu lieu le 5 juin. Une date qui coïncide avec la journée de l'environnement», indique le premier vice-président de l'APC. Selon lui, le rush des estivants n'est attendu qu'après les résultats du bac et la fin des années scolaire et universitaire. Mais que propose-t-on aux touristes en dehors de la beauté naturelle des lieux ? «Il y a 3 plages, dont deux ouvertes à la baignade.» Ces trois plages sont Ténès centre, la Marina, où la baignade est autorisée, et Maïnisse, interdite à la baignade. De retour sur la première plage, malgré les affirmations des élus locaux, celle-ci ne présente pas le minimum de salubrité. Les sacs en plastique et de cannettes ont pris la place des coquillages. Interrogé sur ce phénomène, un autre élu explique que les plages sont louées à des exploitants privés. «Avec le peu de moyens que possède la commune, on ne peut pas assurer la propreté des plages. Des campagnes sont menées de temps en temps. Mais cela reste insuffisant.» Ce que ne dit pas clairement l'élu, mais qui transparaît à travers son discours, c'est que la commune n'a aucun intérêt à nettoyer la plage, puisque les ressources récoltées par l'exploitant ne vont pas à l'APC. Mais, est-ce une raison pour abandonner les lieux ?
Hôtels ou appartements ?
En termes d'infrastructures d'accueil, la ville dispose de deux hôtels d'une capacité de 100 lits et d'un camping en toile. On prend attache avec l'un des deux établissements hôteliers. Comble de l'ironie, il s'appelle «Hôtel Fellag» (nom de l'humoriste algérien). Il n'a rien d'un palace. Les chambres à 4 ou 5 lits sont certes relativement propres, l'eau courante disponible, mais la décoration et le confort laissent à désirer. «Ce sont surtout les familles qui louent des chambres en été. Celles-ci font plus office de bungalows que de chambres d'hôtel, avec une cuisine à l'intérieur», explique le réceptionniste.
Lors de notre passage sur le littoral, de nouveaux édifices en chantier attirent notre attention. En forme de bateau, plusieurs bâtiments érigés à même le sable font penser à un projet touristique. Si cela a été confirmé par le premier vice-président de l'APC, le deuxième dément catégoriquement. «Officiellement, ce sont des promotions immobilières. Des appartements ont été vendus par l'OPGI. Le reste est en vente», peste M. Bounihi Mohamed. Il explique qu'en 2002, le stade communal a été détruit et le terrain vendu au dinar symbolique : «750 DA le mètre carré», poursuit-il.
Au début, il était prévu de construire trois hôtels, un restaurant et un théâtre de verdure. Mais le projet fut rapidement détourné.
«Les promoteurs touristiques et l'APC ne décident pas. C'est l'administration», déplore M. Bouhini.
Et, pourtant, de l'aveu de notre interlocuteur, le sol est sablonneux et les bâtisses sont construites à même la plage, ce qui n'augure rien de bon pour la suite. La période estivale est entrée de plain-pied en l'absence de structures d'accueil capables d'héberger les touristes amoureux de la région. Et pour ne rien gâcher, le premier vice-président de l'APC nous informe qu'à la place de l'ancienne zone d'expansion touristique de Ténès sera érigée la nouvelle grande station de dessalement de l'eau de mer et que l'hôtel Cartela est «pris par l'EPLF de Tiaret».
Les amoureux de la ville devront donc se tourner vers les proches et les amis pour se loger le temps d'un été.
La location chez un particulier reste l'autre solution.
Une rentrée d'argent salutaire pour une population qui souffre de plus en plus de la pauvreté.
Pas de poisson, pas d'argent
La commune de Ténès vit principalement du maraîchage et du vignoble dans les régions côtières (Sidi Abdellah, Sidi Okacha). «Brira et Chettia sont le grenier de la wilaya en plasticulture. 2 500 serres y sont installées», explique le directeur de l'agriculture.
Mais la principale ressource de la ville reste la pêche.
Or, depuis quelque temps, la mer devient radine et le poisson se fait rare. «L'année dernière, on a pêché 5 000 tonnes de poisson. Cette année, les choses se compliquent.
La sardine [le principal poisson pêché] connaît une baisse de tonnage important», regrette Aïad Ali, directeur général du port de Ténès (EGPP Ténès). Pourtant, le port, qui est prévu pour accueillir 60 unités de pêche, en compte 75, dont une cinquantaine de sardiniers. Alors que les sardiniers avaient l'habitude de sortir en mer au coucher du soleil et revenir vers 22 ou 23h les cales remplies de poisson bleu, ce jour-là, ils n'ont commencé à affluer que le lendemain à partir de 6h du matin. «Nous avons profité du calme de la mer pour passer la nuit au large à la recherche des bancs de sardines. Malgré cela, la pêche a été mauvaise», se lamente un marin abordé à la descente de son embarcation. Les raisons de cet état de fait sont expliquées partiellement par le directeur : le manque de qualification des capitaines et l'inadéquation du matériel utilisé. «Il faut former les capitaines et leur apprendre à lire la carte. En plus, le matériel n'est pas adapté. C'en est fini des chalutiers de 10 mètres de long. Il faut plus de 18 pour être efficace. Il faut un investissement lourd, plus de 15 milliards de centimes, pour être compétitif et pouvoir naviguer au large, car les bancs de poissons se déplacent.» D'autres facteurs sont cités par des citoyens.
«Les pêcheurs ne respectent rien. Ni les normes en vigueur pour le maillage des filets de pêche –ce qui empêche la régénérescence des espèces-, ni les périodes de pêche. Ils utilisent la dynamite car ils n'ont pas de sonars. D'autres, plus vicieux, font des transactions en pleine mer avec des étrangers et rentrent bredouilles», dénoncent-ils.
Dans tout cela, c'est la population de Ténès qui paye le prix fort. Un sardinier emploie généralement une quinzaine de personnes sans compter les métiers connexes : commerçants, porteurs, restaurateurs…
Les damnés de la mer
«Pouvez-vous m'offrir un café, s'il vous plait», nous supplie poliment un jeune homme, la trentaine, pourtant habillé correctement. Comment peut-on en arriver là ? A la fleur de l'âge et en pleine possession de ses moyens physiques et mentaux. «Il n'y a pas de travail.
Il n'y a rien à faire ici. Je ne vais quand même pas voler !»
s'insurge-t-il. De l'aveu des élus, le chômage est un réel fléau qui ronge la commune. «Ténès compte plus de 35 000 âmes. Le taux de chômage touche plus de 50% de la population. Pour preuve, dès l'annonce par le ministère de la Solidarité de l'allocation d'aide aux chômeurs, la mairie a reçu 2 219 dossiers en 3 semaines. C'est énorme. Et au lieu de se préoccuper des problèmes réels, on dirige nos efforts vers la réfection des trottoirs et des places publiques. Il n'y a ni entreprises importantes ni réels projets touristiques. La seule structure qui embauche, c'est l'hôpital. Il emploie 200 personnes.» «La commune est marginalisée. Il n'y a pas de réelle volonté de relance économique ou sociale. Le programme de logements est très révélateur dans ce sens. Sur les 1 000 logements sociaux participatifs prévus, on a livré 250. En 10 ans, on a distribué 400 logements seulement. Les gens désespèrent. La semaine dernière, une quinzaine de harraga originaires de Chettia et Boukadir été interceptés en mer», ajopute-t-il.
Ainsi, Ténès est devenue un joli camp de misère. La pauvreté, la monotonie et l'oisiveté minent le moral de la population. Et cela se reflète sur les visages. Du blanc, le faciès des Ténessiens vire au jaune. L'homme de couleur, finalementn n'est pas le Noir. Mais la race blanche dont la peau bleuit dans le froid, blêmit dans la faim, verdit dans la peur et rougit devant la honte.
Le soir venu, ayant eu vent de l'existence d'une ambiance particulière avec la sortie en masse des familles pour profiter du bon air, on décide de retourner sur la côte en passant par la ville. A 19h, les ruelles vides font penser à un jour de Ramadhan à l'heure du f'tour. Déconcertés au début, on pense que les familles se sont dirigées vers la plage. On prend le chemin qui y mène. Une vue somptueuse se décline sous nos yeux. Le port, la mer et le coucher de soleil. Un mirage concret. Une explosion de couleurs rehaussée par l'image fantomatique des bateaux en rade. «Parmi ces embarcations, il y en a qui transportent les métaux ferreux et non ferreux», nous informe un citoyen. Est-ce une nouvelle vocation ?
Arrivé en bord de mer, il n'y a pas foule. Pourtant, la sensation de sécurité est renforcée par ces quelques groupes de femmes déambulant seules ou accompagnées d'un homme sur des lieux désertés. Des jeunes adolescents perchés en haut des rochers, en short, torse nu, s'adonnent au plaisir du plongeon et de la baignade nocturne. Un moment de liberté, un soupçon de bonheur et un palliatif à l'oisiveté, des instants que ces jeunes illuminent par des feux de bois allumés au sommet des rochers. Un signal pour dire : on existe, on est là, regardez-nous. Finalité, la ville de Ténès est un trésor.
Une végétation couleur émeraude, un ciel bleu saphir, une mer turquoise et la vieille ville, une vraie perle. Tout comme pour les pierres précieuses, la nature a fait son travail.
A l'homme de faire le sien. Simplement, mettre en valeur ce qui existe.
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Posté Le : 09/04/2015
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : De notre envoyé spécial à Ténès Samir Azzoug
Source : Publié dans La Tribune le 30 - 07 - 2008