Algérie - Mérinides


EL MANSOURAH
A environ 5 kilomètres Ouest de Tlemcen, la route de Tlemcen à Maghnia traverse un très vaste ensemble de ruines, périmètre de murailles, mosquée, qasbah. Ce sont les débris de la ville mérinide de Mansourah. Cette cité éphémère — elle vécut soixante ans à peine — eut son origine dans un siège mémorable que Tlemcen soutint à la fin du XIII e siècle et au commencement du XIV e. Il nous parait bon, avant d'en décrire et d'en étudier les ruines, de rappeler brièvement son histoire.
En 698, le sultan mérinide Abou-Yaqoub, à la tête d'une nombreuse armée, vint s'établir dans la grande plaine qui s'étend entre Tlemcen et le col du Juif. Il dressa son camp à l'endroit connu sous le nom de « Rendez-vous d'Ibn-Çaïqal (1)». A plusieurs reprises déjà, en 689, en 695, en 697, il avait menacé la capitale abd-el-wâdite. Les fortes murailles de la ville lui avaient opposé une résistance insurmontable. Cette fois, il résolut d'en venir à bout par la famine, la bloqua étroitement, l'emprisonna dans un ensemble d'ouvrages de circonvallations, et reçut la soumission de tout le pays environnant. Tlemcen était réduite à ses propres ressources et ne pouvait rien attendre du dehors : « Un esprit, un être invisible, dit Ibn-Khaldoun, aurait eu delà peine à pénétrer dans la ville. » Elle ne se rendait pas cependant, et le siège devait se prolonger huit ans. A l'approche de l'hiver, le sultan mérinide se fit bâtir une demeure royale dans son camp; en face, il jeta les fondements d'une mosquée pour lui et son armée ; autour, des habitations de soldats, de fonctionnaires royaux s'élevèrent, et le tout fut défendu par une muraille. Celte ville improvisée reçut le nom e El-Mahalla El-Mançoura, « le camp victorieux ». Deux ans après, son importance s’étant accrue, le sultan la fit ceindre d'un vaste périmètre de murs, et la cité mérinide, dressée en face de la vieille capitale abd-el-wâdite assiégée, s'appela alors « Tlemcen-la-Neuve ». « Ce fut en l'an 702, dit Ibn-Khaldoun, que le sultan fit bâtir l'enceinte de murs, et qu'il forma ainsi une ville admirable, tant par son étendue et sa nombreuse population que par l'activité de son commerce et la solidité de ses fortifications. Elle renfermait des bains, des caravansérails, ainsi qu'une mosquée où l'on célébrait la prière du vendredi, et dont le minaret était d'une hauteur extraordinaire. Cette ville reçut de son fondateur le nom d’El-Mançoura. De jour en jour, elle vit sa prospérité augmenter, ses marchés regorger de denrées et de négociants venus de tous les pays. Aussi prit-elle bientôt le premier rang parmi les villes du Maghreb(2)». — Pendant ce temps la ville investie souffrait de toutes les horreurs de la famine. Nous ne nous étendrons pas sur les récits très détaillés que nous ont laissés les auteurs arabes de cette période dramatique de l'histoire tlemcenienne(3). Il suffira de dire que, quatre ans plus tard, Tlemcen, à la dernière extrémité, ayant perdu nombre de ses défenseurs, allait succomber, lorsque le poignard d'un assassin la sauva. Abou-Yaqoub fut tué à Mansourah par un de ses esclaves. Son petit-fils Abou-Tsàbit Omar, impatient de s'assurer la possession du trône qui lui était con- testée, se hâta de lever le siège et de regagner Fâs(4). Avant de partir, il conclut la paix avec le sultan abd-el-wâdite Abou- Hammou; une clause du traité réglait le sort de « Tlemcen-la- Neuve ». Suivant Yahya ben-Khaldoun, elle demeurait, aux portes de la capitale abd-el-wâdite, vassale des Mérinides; les souverains de Tlemcen devaient la respecter et laisser s'y établir ceux qui le désireraient. Ce récit n'est pas en complet accord avec ce que dit Abd-er-Rahmàn ben-Khaldoun de l'abandon de Mansourah par les Mérinides; cet auteur prétend que Abou-Tsàbit Omar chargea un de ses vizirs de présider à l'évacuation de la place, que les habitants la quittèrent successivement classe par classe, et qu'en se retirant le vizir laissa Mansourah complètement vide(5).
Cette histoire de fondation de ville à remplacement d'un camp, si étrange qu'elle paraisse, n'est pas un fait isolé dans les annales des peuples musulmans. Dès les premiers âges de l'Islam, Fostât le vieux Caire) n'aurait, suivant une tradition constante, pas eu une autre origine. Tagràrt elle-même, l'ancêtre de la Tlemcen moderne, s'éleva à la place où les Almoravides, assiégeant Agadir, avaient dressé leurs tentes. Deux exemples fournis par l'histoire du Maghreb, au siècle même qui vit naître Mansourah, doivent tout particulièrement être rappelés ici. En 726, Ibn-Ali El-Kordi, général d'Abou-Tâchfîn, faisant le siège de Bougie, choisit un emplacement nommé Soûq El-Khemis, y rassembla des ouvriers, les fit aider par ses propres soldats et, dans l'espace de quarante jours, acheva la construction d'une nouvelle ville, qui reçut le nom de Temzezdekt. En 733, le futur restaurateur de Mansourah, Abou El Hasen le Mérinide, investissant Sidjilmessa, employa une foule d'ouvriers à construire une ville sous les murs de la place(6). Pour s'expliquer ces singulières fondations, il faut con- sidérer que, d'une part, la composition des armées maghrébines, au moyen âge, en rendait l'entreprise utile, que, de l'autre, la commodité des matériaux employés en facilitait l'exécution. Une armée mérinide ou Abd-el-Wâdite peut en quelque sorte apparaître comme une réunion de smalas. Dans beaucoup de contingents, les combattants marchaient accompagnés de leurs familles. Une population de marchands, de fournisseurs divers venait encore s'adjoindre à cette foule disparate; et dans un siège qui devait durer plusieurs années, l'on comprendra que la construction d'abris fixes, à l'endroit où avait été dressé le camp, apparaissait comme une nécessité de premier ordre(7). Ces abris, véritables gourbis de plâtre, de terre prise sur place et battue en pisé, pouvaient couvrir, en des temps extraordinairement courts, de vastes espaces, et leur groupement prenait l'aspect d'une véritable ville improvisée. Au reste, ils disparaissaient plus rapidement encore. Temzezdekt, dont le nom a été cité plus haut, fut renversée en une heure par Abou-Yahya Abou- Bakr. Mansourah elle-même, après l'évacuation d'Abou-Tsâbit Omar en 706, fut si sérieusement ruinée par les Abd-elWâdites que, sept ans après, le Mérinide Abou-Said, revenant assiéger Tlemcen, n'y établit pas tout d'abord son camp(8). Ary Renan a très bien vu, selon nous, le caractère de la Mansourah primitive, et l'a justement comparée à la première Cairouan : « L'assiégeant eut tout juste le loisir de bâtir l'admirable périmètre de murailles qui existe encore, d'y élever une mosquée et quelques palais. Le reste de l'espace dut être occupé par un vaste camp, des marchés en plein air, des tentes, des abris légers, qui étaient d'une construction rapide et dont la destruction avait lieu en un jour. (9)» Selon toute vraisemblance, les choses durent bien se passer ainsi ; mais l'imagination populaire ne se contenta pas de cette réalité trop modeste, et fit de Mansourah une cité merveilleuse sortie en une nuit de terre sur le geste d'un sultan orgueilleux(10). A notre avis, Ibn-Khaldoun lui-même, dans sa brillante description de Tlemcen-la- Neuve, que nous avons donnée plus haut, s'est laissé fortement influencer par cette conception populaire. Nous ne croyons pas qu’Abou-Yaqoub, le jour où il fit battre et mettre en place le premier bloc de pisé pour son palais d'hivernage de Mansourah, eut le dessein arrêté de construire une ville nouvelle. Le récit des historiens permet de distinguer plusieurs phases dans le développement, si rapide qu'il fut, de la cité mérinide. Jusqu'en 702, elle n'est qu'un camp, « le camp victorieux », avec une mosquée et quelques édifices importants destinés à abriter le sultan et les chefs mérinides contre les rigueurs de l'hiver tlemcenien. A cette époque, par la construction d'un mur d'enceinte considérable, elle devient une ville et prend le nom de « Tlemcen-la-Neuve ». Cet accroissement subit d'importance du camp mérinide peut très bien être expliqué par une cause économique : Tlemcen, siège d'un immense trafic, point de départ et d'arrivée de nombreuses caravanes, est subitement fermée au négoce par un blocus étroit. Il est tout naturel que, pendant les années que dura le siège, Mansourah, heureusement, située, libre d'accès, se soit substituée, comme grand marché du Maghreb central, à la vieille capitale abd-el-wâdite ; et cette soudaine prospérité commerciale, mise à profit par un monarque ambitieux, transforme le camp de la veille en une véritable cité.
La mosquée, dont le minaret ruiné domine la route de Maghnia, le périmètre des murailles nous offrent-ils des monuments de la Mansourah primitive? Malgré l'affirmation catégorique des historiens, le fait demeure au moins douteux. Tout d'abord, nous savons que l'enceinte démantelée par les Abd-el-Wàdites fut réparée trente ans plus tard, pendant ou après le second siège de Tlemcen par Abou El Hasen. Quelle fut, au juste, l'importance du démantèlement et, par suite, de la restauration? On ne saurait guère le dire. D'autre part, il est remarquable qu'une inscription gravée sur le cadre de pierre du portail du minaret, si elle attribue la fondation de la mosquée à Abou-Yaqoub, qualifie ce monarque de « défunt »(11) ; et, par là même, elle montre que la partie de l'édifice qui la porte fut, sinon construite, du moins sérieusement retravaillée à une époque postérieure. Cette époque ne peut être que celle d'Abou El Hasen, le conquérant de Tlemcen. Le fait que, dans sa courte existence, Mansourah a été le camp de deux princes appartenant à la même dynastie, qu'elle les a vus travailler tous deux à ses édifices, a provoqué une confusion fort explicable dans les récits de ceux qui ont retracé son curieux développement(12) ; et, il n'est en somme pas facile de démêler, dans cet ensemble de ruines, ce qui appartient à la fondation d’Abou-Yaqoub ou à la restauration d'Abou El Hasen. Nous arrivons maintenant à la deuxième période de l'histoire de Mansourah.
D'après les conventions passées entre Abou-Tsâbit Omar, et l'Abd-el-wâdite Abou-Hammou, Mansourah devait être respectée après le départ des Mérinides. Cette clause du traité ne dut être observée que pendant quelques années. Aussitôt que la bonne harmonie se rompit de nouveau entre les sultans de Tlemcen et ceux de Fâs, Mansourah fut systématiquement démolie par les premiers(13) ; les ouvrages de fortification, qui pouvaient fournir un point d'appui redoutable à l'assaillant, au cas d'un nouveau siège de Tlemcen, durent particulièrement avoir à souffrir de la part des monarques abd-el-wâdites ; et de fait, lorsque, en 735, Abou El Hasen petit-fils d'Abou-Yaqoub vint renouveler contre la capitale abd-el-wâdite l'entreprise de son aïeul, son premier soin fut de relever ce qui avait été jeté à terre des constructions de Mansourah(14). Ce monarque, entré en vainqueur à Tlemcen, en 737, n'abandonna pas son camp pour sa nouvelle conquête. Il fit de Mansourah la ville officielle, le siège du gouvernement mérinide sur le Maghreb central et revint personnellement s'y installer aussitôt après la prise de la capitale abd-el-wâdite. Ce sultan semble même avoir eu une vive prédilection pour la cité nouvelle fondée par son aïeul. Il y résida presque continuellement jusqu'à ces entreprises malheureuses en Ifriqiya, vers 748. A cet effet, il s'y fit construire un palais, le palais de la Victoire, avec de vastes dépendances, des jardins, des pièces d'eau. Le tout devait former une véritable Qasbah, où un trésor considérable était amassé(15). C'est à ce prince qu'il faut vraisemblablement attribuer la création du quartier oriental de la ville, dont les restes offrent encore un ensemble assez important de ruines. D'autre part nous avons dit qu'il retravailla, selon toute vraisemblance, à la grande mosquée.
Les somptueux ouvrages d'onyx, dalles, colonnes, chapiteaux, bassins à ablutions, qui ont été retrouvés dans les ruines de cet édifice, datent bien plutôt de son époque que de celle d'Abou-Yaqoùb. Il fit de grands efforts pour donner à Mansourah le caractère d'une véritable cité et en même temps qu'il augmentait le nombre et l'importance de ses monuments, il se préoccupait d'y attirer une population fixe(16). De fait, Mansourah est parfaitement qualifiée de ville, dans des textes de son époque(17). On caractériserait assez bien le développement de Tlemcen-la-Neuve, dans sa très courte existence, en disant qu'il fut spontané bien plus que voulu à l'époque d'Abou- Yaqoub, et essentiellement voulu à l'époque d'Abou'l-Hasen. Cette œuvre quasi artificielle, très propre à flatter les goûts bâtisseurs du monarque qui l'avait entreprise, ne pouvait guère au reste lui survivre. Déjà le successeur d'Abou'l-Hasen, Abou-Inàn Fâres, rappelé vers le Maghreb occidental par les événements politiques, abandonna la résidence de Tlemcen-la- Neuve. Le palais de la Victoire n'a plus d'hôte royal; peut- être même est-il, avant son complet achèvement, dépouillé de quelques-unes de ses colonnes au profit des nouvelles constructions d'Abou-Inàn (cf. inf, p. 202 et ss.). La restauration des Beni-Zeiyan devait consommer la ruine de Mansourah.
Les descendants de Yarmorâsen, en remontant sur le trône, frappèrent la cité mérinide d'un arrêt de mort. Systématiquement, ils ruinèrent cette ville voisine rivale de leur capitale, qui aurait perpétué le souvenir de l'abaissement de leur dynastie. Le démantèlement des murs, la destruction du palais de la Victoire, probablement aussi de la mosquée, fut en principe l'œuvre de la main des hommes. Le temps ne fit que l'achever en amenant les restes de Tlemcen-la-Neuve au point de dégradation où nous les voyons aujourd'hui. La charrue fut passée sur son sol. Dès l'époque de Tenesi, elle était redevenue, sur une grande partie de sa superficie, à l'état de champs cultivés(18). En outre, Mansourah fut exploitée, aux âges postérieurs, comme une véritable carrière de marbre taillé. La qoubba de Sîdi Bou-Médiène, la mosquée du Méchouar, la Grande Mosquée, probablement aussi la qoubba de Sidi Brâhîm reçurent leur part des dalles, des colonnes, des chapiteaux d'onyx de la mosquée de Mansourah, et du palais de la Victoire. Il n'est pas jusqu'à l'église catholique qui, de nos jours, ne se soit enrichie des dépouilles de la cité mérinide : la cuve des fonts baptismaux a été taillée dans un bloc d'onyx vert provenant du temple musulman fondé par Abou-Yaqoub.

1- ENCEINTE DE MANSOURAH. — RUINES DE LA QASBAH

L'enceinte. — Une muraille de pisé entourait Mansourah(19).
Elle avait 1 m ,50 d'épaisseur à sa base et se rétrécissait au sommet pour former, à l'intérieur de la ville, un chemin de ronde continu. Des créneaux la surmontaient. Comme l'enceinte de Tlemcen, elle était flanquée sur tout son pourtour, l'après la coutume byzantine, d'environ quatre-vingts tours carrées ou barlongues, ayant sur la courtine un assez faible commandement. L'espace compris entre ces tours flanquantes était assez variable. Comme la déclivité du terrain était très sensible, des rampes, réunissant les tronçons du chemin de ronde, rachetaient les différences de niveau(20).
Il n'y a pas trace de mur avancé; il est difficile de croire à l'existence d'un fossé faisant le tour de la ville; seule la face orientale semble utiliser un escarpement naturel. Sur cette même face, qui regarde Tlemcen, nous avons noté un arrière-mur très épais suivant l'enceinte principale, à quelques mètres seulement en arrière, et s'en rapprochant parfois. Peut-être est-ce là un vestige d'un mur primitif, rasé après la première disparition des Mérinides.
Les tours barlongues, qui étaient les plus nombreuses, étaient accolées à l'extérieur du mur. Elles avaient 7 mètres de façade et 3 m ,75 de côté. Un certain nombre d'entre elles présentent la trace des dispositions intérieures suivantes [fig. 36). Un mur médian, perpendiculaire à la courtine, s'élevant à une hauteur variable, porte deux voûtes en berceau qui recouvrent ainsi deux petites salles sensiblement carrées. Ce procédé, en usage dans les bâtiments civils romains et auquel on a donné le nom de construction cellulaire, avait pour but, moins d'aménager deux salles de rez-de-chaussée, que d'assurer la solidité des tours et d'établir un étage supérieur capable de supporter la lourde charge des combattants et des munitions. La plupart d'entre elles ne laissent pas supposer l'existence de porte inférieure donnant dans la ville. Le seul accès possible de la plateforme était le chemin de ronde des courtines. Peut-être, dans certains cas, quelques marches seulement permettaient-elles de monter de ce chemin de ronde à celui qui couronnait les tours. Parfois aussi les tours ayant un commandement plus sensible sur les courtines, et le premier étage étant établi seulement aux deux tiers de la tour, avait-on recours à la disposition que la vieille enceinte de Séville permet encore d'observer. Dans une des tours flanquantes de cette enceinte, un escalier de quelques marches, s'élevant du chemin de ronde et suivi par le crénelage, donne accès dans une salle voûtée par une porte cintrée, percée à la gorge de la tour (le mur y étant en briques et plus mince que le mur extérieur); un escalier accolé à la paroi intérieure monte de cette salle à la terrasse du sommet. Une disposition analogue se devine dans une tour de l'enceinte d'Agadir. Telle pouvait être celle de bon nombre de tours flanquantes de Mansourah, que le chemin de ronde y tint lieu ou non de terrasse supérieure.
Les tours carrées, de 7 mètres de côté et plus hautes que les précédentes, sont en petit nombre. Ce sont les tours placées aux angles des murs : elles sont alors pénétrées par eux et présentent intérieurement les traces d'une salle basse voûtée et parfois d'un escalier intérieur (tour E), établissant une communication entre le chemin de ronde et l'intérieur de la place.
Ce sont aussi quatre tours rapprochées par paires (deux se trouvent vers le milieu de la face Sud, deux vers le milieu de la face Nord). Elles nous semblent ainsi placées pour accoster deux des portes de la ville. Les tours H et B présentent à l'intérieur des dispositions identiques. Une porte basse subsistant à l'angle dans la tour B, et découpée suivant un arc surbaissé, y donne accès. Une rampe établie sur neuf portions de voûtes en berceau permettait d'arriver au chemin de ronde. Cette rampe devait s'appuyer sur un noyau central, qui a complètement disparu. Dans la tour C, d'extérieur semblable, nous n'avons pu retrouver ces dispositions intérieures. Mansourah avait donc deux portes, une au Nord et l'autre au Sud. Elle en avait vraisemblablement deux autres à l'Est et à l'Ouest, aux endroits même où passe actuellement la route de Tlemcen à Maghnia. Un pan de tour carrée subsiste à l'Ouest. A l'Est, les vestiges de deux murs perpendiculaires, intérieurs au mur d'enceinte et dont l'un porte à son sommet un départ de voûte en brique, semblent indiquer l'existence d'une entrée monumentale. Elle était flanquée de deux corps de bâtiments rectangulaires protégeant un passage de 14 mètres de long et d'une largeur difficilement appréciable. A quelques mètres de cette entrée dans l'enceinte de la ville, on trouve un pont en brique qui, datant des Mérinides, précise le point où passait la route. Ce pont, très bien construit, porte un parapet de pisé ; sa voûte n'a pas moins de 35 mètres de longueur. Le carrefour, qui s'étalait au dessus, était entièrement revêtu d'un pavage horizontal portant sur un lit de pisé extrêmement dur.
L'intérieur de la ville. — Si nous remontons le cours du ruisseau qui y passe et qui, descendant des hauteurs de Lalla Setti, va couper la muraille Sud au tiers oriental de sa longueur, nous avons sur notre droite un chemin qui conduit non loin de la porte du Sud. Ce chemin, qui fut longtemps la route de Sebdou, était muni d'un pavage irrégulier qui, encore visible sur une bonne partie de son parcours, rappelle assez exactement celui qu'on observe dans les grandes villes marocaines (Cf. PI. XI). Il a près de 5 mètres de large; les pierres sont de nature, de forme et de dimensions très variables. Un canal de pisé, peut-être primitivement recouvert, le suit pendant un certain temps. Des pans de mur également en pisé subsistent, à gauche dominant la vallée du ruisseau, à droite s'élevant dans les champs qui avoisinent le village actuel. Ils indiquent l'existence d'un quartier oriental assez compact et assez peuplé. Il est malheureusement difficile de préciser la destination primitive des groupes de ruines qu'on y trouve.
A quelque distance adroite, une maison transformée en ferme présente une cour intérieure flanquée, sur trois faces, de salles s'ouvrant chacune par deux arcs trapus sans élégance, mais solidement établis. Une conduite d'eau, datant probablement de l'occupation mérinide, alimente encore une citerne octogonale placée à l'extérieur des bâtiments, peut-être fontaine publique, peut-être entourée par le prolongement d'un mur qu'on rencontre plus bas et destinée à l'usage exclusif des maîtres du logis.
Au Nord de ce bâtiment, à l'angle Sud-est du village actuel, on rencontre un ensemble de ruines couvrant environ un demi- hectare de terre. Des fouilles occasionnées par les travaux agricoles et quelques recherches entreprises par Brosselard, ont permis d'en déterminer sinon le plan, du moins la destination primitive. — Là s'élevait le palais de la Victoire, qu'Abou EL Hasen Ali fit construire en l'an 745, huit ans après la prise de
Tlemcen(21).
Ainsi que la plupart des Qasbahs d'Espagne et du Maghreb, la Qasbah des sultans mérinides, à la fois résidence royale et citadelle, était placée sur une éminence naturelle, que des terrassements avaient vraisemblablement surélevée et taillée à pic du côté du Nord. Une tour en ruines s'avançant sur l'escarpement parait en défendre les abords.
Deux bassins rectangulaires devaient en orner les cours. Le premier, près de l'escarpement septentrional, a été en partie comblé, et il est difficile d'en connaître la superficie. Le second, situé au Sud-ouest du premier, mais dans une direction parallèle, avait environ 9 mètres de large sur 35 mètres de long. La surface creusée était donc sensiblement égale à celle de l'Alberca de Grenade. Des tuyaux de poterie l'alimentaient. Le fond en était revêtu de carreaux de faïence, que fit enlever, il y a une dizaine d'années, le propriétaire actuel du terrain.
Sur sa face orientale cette piscine était sans doute bordée par une galerie couverte; neuf intailles destinées à recevoir des colonnes s'y remarquent encore et des fûts d'onyx ont été retrouvés non loin de là. Un mur de pisé court à quelque distance au Sud. Il se continue vers l'Est par un quadrilatère, salle hypostyle ou patio, dont tout un côté a disparu et qui est placé dans l'axe même du premier bassin. Le mur Sud, qui a 13 mètres, porte la trace de quatre chapiteaux engagés. Un escalier montait, croyons-nous, le long de la face Est, qui est, en outre, percée d'une porte. Dans l'axe de cette salle et du premier bassin, on remarque encore plusieurs espaces enclos de pisé. Une suite de murailles courant du Sud au Nord semble former la limite orientale de cet ensemble de constructions.
C'est dans ces ruines que fut découvert le chapiteau du musée de la ville qui, semblable à un des chapiteaux de la Qoubba de Sidi Bou-Médiène, porte comme lui l'inscription suivante: « Louange à Dieu, maître de l'univers ! La vie à venir est à ceux qui le craignent. — La construction de cette demeure fortunée, palais de la Victoire, a été ordonnée par le serviteur de Dieu, Ali, émir des Musulmans, fils de notre maître l'émir des Musulmans Abou-Said, fils de Yaqoub, fils d'Abd-el- Haqq. Elle a été achevée en l'année sept cent quarante-cinq (745). Dieu nous fasse connaître ce que cette année renferme de bien. (22) »
Il est presque impossible de coordonner avec quelque certitude ces renseignements, fournis par l'examen direct des lieux ; d'autre part, des fouilles méthodiques semblent bien tardives.
Nous l'avons vu, le défrichement du sol de la ville mérinide était commencé avant même qu'un siècle fût passé sur les monuments qui avaient fait sa gloire(23). Seules, quelques rues, quelques travaux d'irrigation toujours utilisables, quelques murs de palais plus malaisés à abattre, la mosquée enfin durent être respectés par les nouveaux occupants. L'agglomération des demeures particulières dut disparaître bien vite sans laisser nulle trace.
Le quartier sud-oriental est celui où les ruines sont les plus nombreuses et les plus importantes : il y avait sans doute là un quartier officiel groupé autour du palais royal. En tenant compte des habitudes arabes, on peut même voir, dans ce terrain retranché derrière le lit du ruisseau, l'emplacement choisi par le sultan mérinide pour y dresser sa tente. Au Nord de la route de Tlemcen, aucune ruine n'a subsisté, hormis celles d'un canal solidement construit en pisé, quelques fragments de marbre ou de mosaïque s'y rencontrent encore sous la charrue et la pioche. On aurait tort d'en conclure que cette région était déserte ; elle fut peut-être spécialement réservée aux marchands et aux artisans qui vinrent, à la suite des armées conquérantes, s'établir dans Tlemcen-la-Neuve.

2- TRAVAUX D’INVESTISSEMENT

A cette époque de l'histoire de Tlemcen, à la construction des remparts de Mansourah, camp retranché des armées mérinides, se rattache un des problèmes les plus difficiles à éclaircir de ces recherches archéologiques. Nous voulons parler des travaux d'investissement : postes avancés, fossés et murs de contrevallation, grâce auxquels les sultans marocains purent, à plusieurs reprises, isoler la capitale abd-el-wâdite, et venir à bout de ses défenseurs. Alors que les textes sont unanimes à relater leur existence, que certains mêmes nous renseignent avec précision sur les dispositions adoptées et les services qu'on en attendait, il est curieux de constater que l'examen direct des lieux n'en révèle aucune trace et que, de toutes les constructions stratégiques qui entourent Tlemcen, deux ou trois seulement peuvent raisonnablement être attribués aux assiégeants.
Les travaux d'investissement devaient former, pour les
Byzantins et pour les Arabes, une des parties essentielles de la poliorcétique. A Tlemcen, il semble bien que, dès le premier blocus, les sultans mérinides y aient eu recours. Ibn-Khaldoun leur assigne un double but. Le premier est d'isoler la ville du monde extérieur et d'empêcher les tribus alliées ou sujettes
D’y faire parvenir les ravitaillements et les renforts. Le second n'apparaît que plus tard, lors du troisième siège dont Abou EL Hassen voulait précipiter l'issue. C'est d'opposer sur tout le périmètre aux défenseurs des murailles des adversaires à poste fixe qui les occupent et les retiennent, en même temps qu'ils couvrent sur un point précis une attaque plus vive tentée par des troupes mobiles.
Dès le mois de Chabân de l'année 698 (1299), Abou-Yaqoub entoure la ville d'un mur de contrevallation, bordé en dedans d'un fossé très profond. Il établit des corps de garde aux portes et aux autres ouvertures de cette enceinte(24).
Il va sans dire que l'un des premiers soins des tlemceniens après la disparition des troupes mérinides dut être de faire disparaître ces ouvrages menaçants. Il est douteux, nous l'avons vu, qu'ils aient rempli à l'égard de Mansourah les clauses du traité qui les forçaient à la conserver. Semblable engagement ne les liait pas vis-à-vis des constructions stratégiques de leurs ennemis; il est donc plus douteux encore qu'ils les aient laissé subsister, alors qu'ils réparaient leurs propres murailles et raffermissaient à l'extérieur leur puissance morale par des campagnes fructueuses et des alliances.
Vingt-huit ans après, Abou'l-Hasen dut vraisemblablement recommencer de nouveaux ouvrages. Ibn-Khaldoun nous donne à diverses reprises des renseignements certains sur leurs dispositions et leur but. Non seulement il nous dit que Tlemcen, fut entouré d'une circonvallation et d'un fossé profond, « de sorte qu'un esprit même aurait eu de la peine a y entrer», non seulement il ajoute qu' Abou El Hasen en faisait lui-même le tour chaque matin pour réparer les brèches et surveiller les postes, mais encore il précise que ce mur d'enceinte abritait des catapultes et autres machines de guerre, qu'il était en avant flanqué de tours, dont chacune avait en face d'elle une tour de la ville. « Du haut de ces édifices, nous dit-il, les archers mérinides lancèrent des traits sur les archers abd-el-wâdites et les obligèrent à s'occuper uniquement de leur propre sûreté, pendant que les assiégeants bâtissaient d'autres tours plus rapprochées de la ville et assez élevées pour en dominer les remparts. De cette manière ils poussèrent en avant jusqu'à ce que leurs dernières tours couronnèrent la contrescarpe de la place. Les combattants se trouvèrent enfin tellement rapprochés qu'ils purent se battre du haut de leurs tours à coups d'épée. On fit alors avancer des catapultes, et on les tira sur la ville avec un effet prodigieux(25)».
Nous ne rechercherons pas ici les difficultés presque insurmontables que présentait, sur beaucoup de points du périmètre, la manœuvre si soigneusement décrite parce passage de l'historien. Ces tours de la ville, que « dominaient » les tours assiégeantes, faisaient sans doute partie de l'avant-mur qui règne au bas des escarpements, ou en suit intérieurement la crête. Ces derniers travaux, forcément hâtifs, durent être d'ailleurs les premiers à disparaître, lors de la restauration zeiyànide. Quant au grand mur muni de portes et de fossés qui enveloppait la ville dans un cercle plus large, il dut subir le même sort. Jamais, en tout cas, nous n'avons cru pouvoir le reconnaître dans une des doubles ou triples enceintes dont les tronçons subsistent encore. Non seulement, en effet, ces enceintes dominent un fossé ou un vallonnement naturel extérieur à la ville, mais encore toutes les tours qui les flanquent regardent la campagne, et le chemin de ronde, lorsqu'il subsiste, suit intérieurement le crénelage.
Les seuls ouvrages militaires qui se puissent attribuer aux assiégeants sont, ou de rares tours isolées dans la campagne, qui purent devenir par la suite pour les assiégés des postes avancés utiles, ou des travaux ayant pour but moins l'investissement de Tlemcen que la défense et l'embellissement de Mansourah, et que leur éloignement rendait peu dangereux.
Au nombre des premiers, il faut peut-être signaler quelques tours en avant d'Agadir, une tour dans la plaine au Nord de
Tlemcen, non loin du chemin d'Ain el-Hout, enfin et surtout deux tours carrées dominant la ville au Sud sur un massif rocheux taillé à pic; l'une, qui a 4 m ,50 de côté, est élevée au bord du plateau; l'autre, qui a 5 mètres, est placée un peu en arrière(26). La position stratégique qu'elles occupent était une des plus menaçantes pour les assiégés. Ce plateau, l'endroit appelé Es-Sakhratein et les pentes de Lalla-Setti, devaient être des postes de choix pour l'établissement des armées ennemies. C'était là qu'Abd-el-Moumin avait établi son camp; avec les guerres mérinides, la banlieue Sud-ouest de la ville dut se couvrir d'ouvrages militaires de toutes sortes.
C'est aussi dans cette région que se plaçaient deux enclos dont les auteurs arabes ont conservé le souvenir et que, pour mémoire, nous mentionnerons ici. Nous voulons parler du Moçalla et du Mel'ab.
Le Mêl’ab, hippodrome, était situé au bas de la côte qui descend de Lalla-Setti, à peu près à mi-chemin de Tlemcen et de Mansourah. Une pièce de vers du poète Mohammed Ben- Yousef-el-Qaïsi l'Andalou indique clairement cette position. « En montant sur la hauteur voisine d'El-Fouwara, tu apercevras à tes pieds la noble Tlemcen. Lorsque, dans la soirée, le soleil s'incline vers l'Occident, descends lentement vers le Moçalla. Passe en revue du regard les nombreux cavaliers qui sillonnent le vaste hippodrome, car, chaque après-dinée, des bandes de chevaux courent sur cette large esplanade. (27) »
C'est là qu'Abou-Said établit son camp lorsqu'il vint mettre le siège devant Tlemcen, en 714(28). C’est également à la Qoubbat el-Mel'ab qu'Abou-Inân s'avança à la tête d'un cortège splendide pour faire reconnaître au peuple sa suzeraineté(29).
Le Moçalla était plus rapproché de la ville nouvelle. Des ruines importantes en sont parvenues jusqu'à nous. C'est un quadrilatère de murs assez élevés, percés de portes. Il y en a deux à l'Est, deux à l'Ouest. Au Nord, l'enceinte a dû être entamée par un effondrement du terrain. Il était également muni de deux portes. Ces portes, très en ruines, indiquent la trace d'une bonne décoration de briques et de mosaïque à émail vert. Au Sud, dans l'axe du monument, est bâtie une habitation moderne qui interrompt le mur. Elle marque probablement la place d'une arcade ou d'une abside quelconque indiquant la qibla, l'orientation étant la même que celle de la grande mosquée de Mansourah. Les moçalla sont, en effet, des oratoires découverts à quelque distance des grandes agglomérations, et où les Musulmans, aux deux fêtes principales de l'année, se réunissent pour prier(30). Ces lieux de prière semblent construits de préférence dans les endroits élevés. Tunis avait un vieux moçalla d'où l'on découvrait la plaine de Sidjoun(31).
Directement au-dessous du Moçalla, à gauche de la route actuelle de Tlemcen à Maghnia, et à 500 mètres en avant de l'enceinte de Mansourah, s'élève une belle porte en briques, haute de 9 mètres et ayant 4 m ,50 d'ouverture. Les deux cintres qui l'encadrent sont réunis entre eux par un plafonnage formé de rondins. La courbe, en fer à cheval et légèrement brisée, est formée de deux arcs de cercles seulement, sans déformation inférieure. Ces arcs, bien appareillés, reposent sur deux corbeaux en pierre. Les faces ne semblent pas avoir comporté d'autres ornements que les simples défoncements produits par la disposition des briques, qui entourent chaque cintre d'écoinçons et de plates-bandes. Les parois en étaient d'ailleurs revêtues de plâtre, comme tous les murs d'enceinte, et le décor pouvait s'en compléter d'une double couronne de merIons, ainsi qu'en porte l'arcade qui précède Sîdi El Halwi.
Quel pouvait être le but de ce petit édifice? Certains archéologues y ont vu un arc de triomphe élevé par les sultans mérinides ; d'autres, l'une des portes du premier mur de circonvallation dont Abou-Yaqoub enserra la ville abd-el-wâdite(32). Le nom de Porte de l'Armée (Bâb-el-Khemîs) (33), qu'on lui donne, est assez peu explicite. Nous avons peine à croire qu'elle fit partie des travaux d'investissement, car le mur qui en partait, et dont nous pouvons encore suivre la trace vers le Sud, après avoir été presque rejoindre le Moçalla, loin de se rapprocher de Tlemcen, fait un coude vers l'enceinte de Mansourah. Ce mur est simple, sans chemin de ronde ni créneau, et mesure à peine 5 mètres de haut. Ses proportions et son éloignement n'en faisaient pas un engin bien redoutable pour la cité assiégée, ni bien sérieux pour la sécurité de la ville nouvelle. Comme travail d'attaque ou de défense, il répond mal au soin artistique que semble indiquer la porte qui l'interrompt. D'autre part la destination purement somptuaire qu'on a voulu assigner à cotte porte nous parait peu admissible, et nous renonçons à résoudre, quant à présent, ce problème archéologique.

3-MOSQUEE de MANSOURAH

Des fouilles pratiquées à différentes reprises dans l'enceinte de la mosquée amenèrent la découverte de grandes colonnes cylindriques d'onyx, de chapiteaux sculptés d'un très beau style, de larges vasques à ablutions ; elles permirent en même temps de déterminer assez exactement quel aurait été le plan primitif.
Une galerie simple longeant le mur de façade et deux galeries à trois nefs flanquaient la cour intérieure, qui formait un carré parfait. Les arcades qui entouraient la cour étaient portées par des pieds droits, celles qui divisaient les nefs latérales, par des colonnes. Treize nefs divisaient la salle de prière ; huit rangées de colonnes parallèles au mur du mihrâb la coupaient transversalement. Une coupole précédait le mihrâb, et deux petites portes, placées l'une à sa droite, l'autre à sa gauche, donnaient accès dans une salle des morts. Deux portes plus larges, flanquant le mihrâb, faisaient communiquer le fond de la mosquée avec l'extérieur. Quatre portes semblables s'ouvraient dans chacun des murs latéraux, enfin deux autres se trouvaient sur la façade, à droite et à gauche du minaret. Ces portes, dont il reste peu de chose, étaient, au dire de l'abbé Barges, toutes construites en pierre de taille et solidement cimentées. Un petit canal fait encore extérieurement le tour de la mosquée, à quelques mètres des murs(34).
Le plan, comme on le voit, n'est pas sans analogie avec ceux de la première mosquée de Cordoue et delà Grande Mosquée de Tlemcen. La principale originalité de ce plan, c'est la position médiane du minaret, qui porte à sa base l'entrée principale de la mosquée. Ce minaret est en moellon siliceux de grand appareil. La moitié intérieure s'est écroulée, l'autre subsiste, soutenue par des contreforts à redans construits par l'administration française(35).
Quatre systèmes de décoration se superposent ici, comme sur la façade d'une cathédrale. Au bas, s'ouvre la porte monumentale. L'encadrement en est formé de quatre défoncements successifs : le premier inscrit l'ensemble de la composition dans un rectangle large de 8 mètres. Il est garni d'une bordure qui porte en caractères andalous l'inscription dédicatoire, et de deux écoinçons chargés d'arabesques, et ornés en leur centre d'une coquille en relief. Le deuxième et le troisième sont deux arcs dentelés. Le quatrième est une restauration moderne : c'est un arc sans dentelures dont la retombée s'appuie sur deux colonnes d'onyx. Ce portail, qui fait une base splendide à la décoration du minaret, évoque par ses riches arceaux concentriques le souvenir des portails romans et de leurs voussures.
(Notons que les deux arceaux subsistants sont en plein cintre, et que la forme du fer à cheval n'y est pas sensible, ce qui augmente encore l'analogie)(36).
L'étage qui vient au dessus est garni dans toute sa longueur d'un merveilleux balcon établi sur des stalactites malheureusement privées des colonnettes engagées qui les supportaient, et d'une arcade découpée en festons. Ceci est encore une particularité du monument mérinide. Dans les exemples d'ailleurs rares de minarets, que nous aient laissé l'art arabe occidental de cette époque et des époques antérieures, le balcon sur pendentifs n'existe pas : les fenêtres de la Giralda ne portent point de balcon de création musulmane, la Kotoubîya de Marrakech présente au même étage une fausse arcade festonnée sans balcon. Pour en retrouver les origines, il faut examiner les minarets circulaires ou octogonaux d'Egypte, tels que ceux de la mosquée El-Beibarsiya ou de la mosquée El-Azhar.
Ce balcon était, à Mansourah, remplacé sur les autres faces de la tour par deux défoncements étroits ornés de fenêtres à arcades lobées surmontées d'un panneau réticulé : motif dont on retrouve à la même place l'analogue dans la Giralda.
Plus haut, la décoration se continue par un grand panneau réticulé reposant sur deux arcades ogivales non outrepassées, rappelant ceux de la Giralda (dans le minaret espagnol, il y a deux panneaux semblables l'un au-dessus de l'autre). Une division médiane reposant sur un petit arc de décharge part du bas et s'arrête aux trois quarts de ce panneau ; elle est percée de fenêtres étroites.
L'étage supérieur est formé, comme au vieux minaret de la mosquée de Cordoue(37), à la Giralda, à la Kotoubiya et en général à tous les minarets occidentaux, d'une fausse galerie dont les arcs brisés et les fines colonnettes rappellent les arcatures gothiques qui décorent la façade des cathédrales.
La couronne de la tour est tombée. Il n'est rien resté des créneaux de la plate-forme et de l'édifice terminal que surmontait, suivant la tradition, des boules d'or pesant 700 dinars. Cependant, telle qu'elle nous est parvenue, cette grande ruine, qui mesure encore 40 mètres de haut, nous apparaît comme un des plus magnifiques spécimens de l'art musulman.
L'aspect imposant de ses proportions, la claire ordonnance de ses masses décoratives, un parti pris robuste et libre dans la facture de ses détails, tout contribue à donner à ce monument une place à part dans la série des œuvres de l'art maghrébin. La belle pierre rose de grand appareil dont il est bâti excluait d'ailleurs toute mièvrerie d'exécution. Il semble même que l'emploi de cette matière ait fait sortir les artistes arabes de leur habituelle timidité, et l'on est presque tenté, en voyant le minaret de Mansourah, de rejeter sur la pauvreté des matériaux qu'ils employèrent le plus souvent, le reproche que nous leur faisions au début de cette étude, de ne point avoir conçu l'aspect monumental et la vraie grandeur d'ensemble.
Nous avons indiqué, en en décrivant l'ordonnance, les analogies qu'il présentait avec ses deux ancêtres du Maroc et d'Andalousie. La proportion générale en est sensiblement la même, la silhouette en a l'habituelle rectitude des monuments arabes d'Occident, tout l'intérêt étant concentré sur le décor des surfaces; celui-ci nous semble d'une composition plus variée et plus originale. Aux réseaux, aux arcatures, aux fenêtres qui forment l'ornement classique des minarets viennent s'ajouter le portail et le grand balcon qui joue ici le rôle d'auvent abritant une entrée principale. L'arabesque qui enrichit cette base est traitée de façon toute autre que les ornements du haut. Elle est heureusement proportionnée à l'emploi qu'elle remplit et à la distance de vision du spectateur.
Le décor floral, de même que le décor épigraphique qui raccompagne se découpe, méplat, sur un faible défoncement. La couleur et le grain de la pierre, la facture, l'élément même des arabesques, rappellent très exactement la Puerta del Vino de Grenade, qui est sensiblement contemporaine de notre monument.
Cet aspect a d'ailleurs été bien défiguré par le temps; les quatre faces de la tour étaient, au moment de leur splendeur, incrustées d'émaux dont il ne subsiste que quelques fragments. Réservant les reliefs de la pierre rose pour garnir les grandes surfaces, l'artiste arabe s'en était servi pour enchâsser dans les bordures des plaques de faïence découpées qui rétablissaient le plan primitif. Il réalisait ainsi, sur une grande étendue, un travail analogue à celui de l'orfèvre français du XII siècle exécutant un émail champlevé, la pierre jouant sur le minaret le rôle du cuivre dans la plaque d'email. Les quelques morceaux qui en restent dans les réseaux latéraux et dans les cintres du portail portent un ton vert et un brun de manganèse très profond qui prend, sous certains aspects, de beaux reflets bleuâtres.
Nous étudierons à Sidi El Halwi des chapiteaux semblables à ceux qui décoraient les nefs de la mosquée (Cf. infrà, p. 294).
Les encorbellements du balcon sont divisés en sept groupes retombant sur des colonnettes engagées. Les superpositions de cinq étages de coupolettes y alternent avec des superpositions de quatre. Des blochets, réunis entre eux et aux deux consoles des extrémités, devaient supporter une plate-forme de bois.
L'élément floral des sculptures méplates se réduit uniquement à la palme longue et lisse, généralement divisée en deux. Le motif en relief qui marque le centre des écoinçons rappelle beaucoup la palmette romaine ; nous croyons cependant y voir, ainsi que dans les coupolettes côtelées qui interviennent dans les stalactites du balcon, une déformation de la coquille telle qu'elle se présente à Cordoue ou à Sidi Bel Hassen de Tlemcen.
Le décor coufique, dont on trouvera ici un fragment (fig. 38), présente, avec un entrelacs diagonal analogue à celui de Bel- Hassen, la forme du cintre dentelé que l'on trouve déjà dans la même mosquée et dont nous étudierons à Sidi Bou-Médiène de très ingénieuses applications(38).
L'escalier intérieur de pente très douce tournait autour d'un noyau creux reposant sur le portail; partie de cet escalier était encore debout il y a trente ans ; on n'avait donc pas fait usage du plan incliné qui se retrouve dans les grands minarets du Maghreb, la Kotoubiya de Marrakech et la Giralda de Séville.

NOTES :
1- Cf. Complément de l'Histoire des Beni-Zeiyan, p. 35; les exemplaires de la Baghyat er-Rouwâd, que nous avons consultés, portent « le hameau d'ibn Çaïqal ».
2- Cf., sur toute cette partie de l'histoire de Tlemcen. Histoire des Berbères, III. p. 141 et suiv.
3- On trouvera les principaux épisodes du siège de Tlemcen parfaitement racontés ap. Brosselard, Revue africaine, juin 1859, p. 323 et suiv ; — aussi Tombeaux des Emirs Beni-Zeiyân, p. 32, 33.
4- Une bataille entre Abou-Tsàbit Omar, et son concurrent Abou-Sàlim, faillit même être livrée sous les murs de Mansourah. Le corps d'Abou-Yaqoub aurait d'abord été enterré à Mansourah, puis plus tard transporté à Chella (Cf. Histoire des Berbères, IV. p. 69 et suiv).
5- Cf. Bargés, Tlemcen, ancienne capitale, p. 256 : Histoire des Berbères, IV. p. 173.
6- Cf. Histoire des Berbères, 111, p. 405 ; IV, p. 213.
7- Déjà, dans une expédition avortée contre Tlemcen, en 697 (1291), Yousef le Mérinide commença à construire des logements pour ses troupes (Histoire des Berbères, III, 375).
8- Il l'établit au melàb (hippodrome), situé beaucoup plus prés de la ville, non loin, selon les renseignements fournis par les textes, de l'endroit où s'élève aujourd'hui la qoubba de Baba-Safir.
9- Cf. Gazette des Beaux-arts, 1091, I, p. 371.
10- Elle attribua au Mérinide le surnom de « sultan noir », donna aux chevaux de son armée des fers d'or, cloués de clous d'argent. Cette légende du « sultan noir» a été étudiée d'une façon complète par Basset, ap. Nedromah et les Traras, p. 204 à 212.
11- Cf. Brosselard, les Inscriptions arabes de Tlemcen. ap Revue africaine. juin 1859, p. 335, 336.
12- C'est ainsi que Shaw en attribue la construction première à Abou El Hasen (traduction Mac Carthy, p. 244 ; — Cf. la discussion de Barges, qui relève l'erreur de cet auteur op. Tlemcen. ancienne capitale, p. 255).
13- Cf. Histoire des Berbères. IV, 173; — Histoire des Beni-Zeiyân, p. 38.
14- Tous les historiens arabes disent qu’Abou El Hasen bâtit Mansourah, ce qui semble indiquer une restauration complète de la ville Cf. Histoire des Berbères, IV, p. 221 ; histoire des Beni-Zeiyân, p. 53 ; — Complément, p. 71).
15- Cf. Histoire des Berbères, IV, 213, in fine: — sur le palais de la Victoire, Brosselard, Revue africaine, juin 1859, p. 337, 338.
16- «Le chikh Sidi Lahsen racontait que sa mère, d'origine masmoudienne, était venue s'établir dans la région de Tlemcen, à la suite du sultan Abou El Hasen. Elle habitait la ville que ce sultan avait fait construire pendant le siège, et qui portait le nom de Mansourah ; le chikh ajoutait que, lorsqu'il se promenait, enfant, avec sa mère dans les ruines de Mansourah. elle lui disait : «C'est ici, mon fils, qu'était située la maison où nous demeurions à l'époque où cette ville était encore habitée. » (Cf. Bostân, notre manuscrit, p. 170; — Complément de l'Histoire des Beni-Zeiyân, p. 322.)
17- Par exemple, dans le habous de Sidi Bou-Médiène (Cf. Brosselard, les Inscriptions arabes de Tlemcen. ap. Revue africaine, août 1859, p. 415).
18- Cf. Histoire des Beni-Zeiyan. p. 53; Complément de l'Histoire des Beni- Zeiyan, p. 35.
19- On trouvera des descriptions de Mansourah ap. Barges. Tlemcen capitale, p. 249 et suiv ; — Brosselard, les Inscriptions arabes de Tlemcen (Revue africaine, juin 1839 ; — de Lorral. Tlemcen Tour du Monde, 1875. p. 307 et suiv. — Notre vue panoramique est prise de la route de Sebdou. On distingue au second plan à droite les maisons du village français, à gauche la face postérieure du minaret.
20- Comp. une restauration de la citadelle byzantine de Haïdra, ap. Cagnat et Saladin, Voyage en Tunisie (Tour du Monde, 1886, II, p. 229.)
21- Cf. Brosselard, les Inscriptions arabes de Tlemcen, ap. Revue africaine, juin 1859.
22- Cf. Brosselard, Revue africaine, juin 1859, p. 337.
23- Conf. suprà, p. 200-201.
24- Cf. Histoire des Berbères, IV. p. 141.
25- Histoire des Berbères. IV, p. 221, 222; cf. Complément de l'Histoire des Beni-Zeiyân, p. 71.
26- Ce sont bordj El-Menâr et bordj Ez-Zûwiya (Cf. Brosselard, Revue africaine, juin 1859, p. 339).
27- Cf. Complément de l'Histoire des Beni-Zeiyân, p. 550-554 ; nous avons modifié la traduction de Barges d'après le manuscrit de la Baghyat er-Rouwàd de la Médersa de Tlemcen.
28- Cf. Histoire des Berbères, IV, p. 190.
29- Ibid., p. 273.
30- Brosselard (Revue africaine, juin 1859, p. 338) considère les ruines du Moçalla comme celle d'un ancien ouvrage militaire. La tradition et l'examen de l'édifice et de son orientation indiquent nettement la destination que nous lui attribuons ici.
31- Cf. Histoire des Berbères, IV. p. 277.
32- Cf. Brosselard, loc. cit, p. 338: — de Lorral. p. 307.
33- Cf. Dozy. Supplément aux dictionnaires arabes. 1, p. 404. 405.
34- Cette description est faite d'après le plan relevé par Lefebvre. architecte (Collection des Monuments historiques); Barges décrit aussi les ruines delà mosquée de Mansourah ap. Tlemcen, ancienne capitale, p. 253, 254.
35- Ces travaux furent exécutés, en 1877, sur la proposition de Duthoit.
36- Il nous semble qu'une très grande analogie existe entre la composition de ce portail et celle d'une porte de la qasbah de Marrakech donnée par La Martinière dans la Grande Encyclopédie (article Maroc), mais la reproduction en est malheureusement trop réduite pour que nous puissions rien affirmer à cet égard. — M. Ed. Doutté a l'obligeance de nous communiquer une photographie de l'entrée principale de la qasbah de Marrakech. Son examen précise pour nous l'analogie de composition et de style qui existe entre ce beau portail, celui de la mosquée de Mansourah et la Puerta del Vino.
37- Morales. Antigûedades de Espana, Cordoba, p. 54.
38- Barges {Tlemcen, ancienne capitale, p. 253) dit que l'inscription coufique du portail reproduit la profession de foi musulmane; la seule inscription coufique que nous connaissions à la tour de Mansourah est, plusieurs fois
39- répétée, celle que nous donnons ici. Nous la lisons: «El-Hamdou lillâh», « Louange à Dieu ».



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