Biskra - El Kantara

El-Kantara, Récits de mon village La Porte du Sahara vue autrement



El-Kantara, Récits de mon village La Porte du Sahara vue autrement
Publié le 11.12.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par BELKACEM BELLIL

Nombreuses sont les publications qui ont été consacrées, des lustres durant, au village d’El-Kantara (Biskra) dans ses aspects touristique, social et culturel. Mais rares sont celles qui se sont intéressées de plus près à son Histoire, son patrimoine intellectuel, ses femmes et ses hommes de différents bords qui l’ont glorifié, défendu son honneur face au colonisateur et porté haut son image à travers le temps et l’espace, la vie rustre et loin des fastes des villes de ses habitants qui ont dompté, transformé et apprivoisé une nature rugueuse pour en faire un paradis sur terre…
Ce village pittoresque, situé en amont des vastes étendues sahariennes et considéré avec pertinence par des auteurs étrangers, tombés sous le charme, comme «la porte du désert», a, en effet, été déclamé en vers et en prose, en photos et en peintures, en films et en documentaires, par de grands noms de l’art et de la littérature algérienne et internationale. Tous se sont longuement attardés sur ses paysages féériques, sa palmeraie millénaire, la diversité de sa faune et de sa flore, le style architectural de ses quartiers antiques, les vestiges qui racontent une histoire remontant à des temps immémoriaux…
Autant dire une œuvre inachevée dès lors que de larges pans de cette Histoire et de ce patrimoine n’ont pas été ou pas suffisamment éclairés, ni par les uns ni par les autres.

Une histoire riche et millénaire
C’est ce à quoi s’est assidument attelé un enfant authentique d’El-Kantara, Noureddine Chelli, en allant fouiner en profondeur dans ses souvenirs et dans la mémoire collective du village pour dépoussiérer des faits historiques, rappeler le sacrifice suprême de dizaines de chouhada face à des bataillons de militaires français sur-armés, souligner la réussite de son élite intellectuel dans divers domaines (l’enseignement, la littérature, la politique...), ressusciter le savoir-faire des anciens en matière d’agriculture et l’ingéniosité de son système de distribution des eaux dans la palmeraie, réhabiliter des contes du terroir et des récits sur des hommes et des choses de la vie…
L’œuvre de ce professeur de français en retraite se décline en deux volumes, El-Kantara, porte du Sahara, récits de mon village et El-Kantara, les gorges, récits, sites et personnages.
Dans le premier, Noureddine Chelli revient sur les origines de l’appellation du village. «El-Kantara doit son nom au pont romain situé dans les gorges. C’était l’unique passage pour aller du nord vers le sud du pays et qui enjambe l’oued El-Haï jadis regorgeant d’eau qui murmurait au fil de son lit… De nombreuses caravanes empruntèrent ce pont… On disait qu’on passait par «el-guentra», c’est-à-dire le pont en arabe. Et ainsi ce nom est resté jusqu’à ce jour.»
Il y mettra en exergue aussi le nationalisme de ses habitants bien avant la révolution de Novembre, à travers l’engagement de certains de ses enfants dans le sillage des actions des partis révolutionnaires de l’époque comme l’Etoile nord-africaine et le PPA de Messali El Hadj. Plusieurs patriotes du village, Mohamed Salah Ramdane, Ahmed Bendiab, Messaoud Mokdad, Maâmar et Mohamed Benghezal, Mohamed Cherif Bellal, Moussa Benhafid, Messaoud Belaïd, Abdellatif et Lamine Soltani, Larbi Bouhali et tant d’autres ont permis à la population de prendre conscience des dangers de la colonisation et de la nécessité de s’inscrire dans une dynamique de recouvrement de l’indépendance.

Engagement précoce pour la Révolution
Aussi, avec le déclenchement de la Révolution, la population d’El-Kantara s’engagea sans hésitation dans le processus irréversible de la libération du pays. Les habitants, grands et petits, participèrent, chacun selon ses moyens, à cette guerre. «Les jeunes commencèrent à rejoindre les rangs de l’Armée de libération nationale, les femmes tissaient des burnous et des kachabias, taillaient et cousaient les uniformes et les drapeaux et préparaient les repas. El-Kantara fut un point stratégique de ravitaillement ; chaque jour et chaque nuit, d’immenses quantités de produits alimentaires et vestimentaires transitaient à dos de mulets et d’ânes vers leurs destinations précises grâce aux valeureux moussebiline (maquisards).»
Le premier comité de la Révolution fut créé à El-Kantara en mars 1955 et composé de militants au long parcours nationaliste, comme Lamine Soltani, Mohamed Chanegriha, Mohamed Bellil, Abdelmadjid Hafnaoui, Hocine Abdelbaki, Slimane Abdelhamid, Mohamed Bakhtatou, Saïd Chelli et Mohamed Tayeb Amrat.
L’auteur citera quelques hauts faits de ces valeureux moudjahidine à travers des actions de guérilla et de sabotage du réseau téléphonique et de la voie de chemin de fer, en faisant sauter les trains. La riposte de l’armée française fut rapide. Dès 1956, El-Kantara fut déclarée zone opérationnelle et de nombreuses actions sont lancées dans les montagnes environnantes. On assiste à une mobilisation de plus de 2 500 militaires français aux fins de quadriller le village dont le nombre d’habitants était, alors, d’à peine 4 500 personnes.
Une ceinture de fil barbelé est installée tout autour et toutes les entrées et sorties sont contrôlées. Et à l’image de toutes les régions du pays, El-Kantara a payé un lourd tribut pour que la liberté et la dignité soient enfin retrouvées ; plus de 200 chouhada, des familles décimées, des dizaines de veuves et d’orphelins, des maisons détruites…
Dans le second tome de cette grande fresque, l’auteur nous emmène en balade à travers les différents sites et monuments que recèlent le village et ses zones environnantes, les vestiges romains, le musée lapidaire, les quartiers antiques, la palmeraie. Des randonnées avec circuits touristiques variés et campings sont aujourd’hui proposés aux touristes pour mieux valoriser ce patrimoine.

Des monuments classés au patrimoine national
Inévitablement, on ne saurait évoquer le nom d’El-Kantara sans revenir sur la multitude d’œuvres littéraires, poétiques et artistiques qui lui ont été consacrées tout au long du siècle dernier. Des écrivains, des poètes, des peintres, des photographes, des cinéastes ont manifesté, chacun à sa manière, leur émerveillement face à la splendeur des paysages. On en citera André Gide, Eugène Fromentin, Isabelle Eberhardt, Théophile Gautier, Etienne Dinet, Eugène Girardet, Ahmed Bendiab, Mohamed Laid Al-Khalifa, Mohamed Salah Ramdane, Boubakeur Seddik Cherhabil, Ahmed Boukerche, Hocine Haouara, Salim Bouhali, Saddek Merrouche, Lazhar Rahal…
Le voyage dans le temps proposé par Noureddine Chelli se poursuit à travers le dédale de ruelles étroites et ombragées du village rouge ou Dechra. Des habitations typiques en pisé dont la construction et l’aménagement répondent au double souci de fonctionnalité et de résistance à la fois aux chaleurs extrêmes de l’été et à la rudesse de l’hiver.
En contrebas s’étend à l’infini une succession de jardins autrefois luxuriants, où trônent en maître des lieux, le palmier dont l’entrelacement des palmes constitue un ombrage salutaire pour une large variété d’arbres fruitiers et aussi des cultures vivrières qui permettent, selon les saisons, de garnir les repas familiaux qui mijotent savoureusement sur un feu de bois. Cette palmeraie constituait l’unique source de subsistance des habitants du village, dattes, fruits, légumes, céréales, bois pour la construction des maisons, le chauffage, la cuisson des repas, la confection des portes, des plafonds, etc.
El-Kantara, c’est également des monuments et des sites qui renseignent sur la profondeur historique de ce village dont certains vestiges attestent de l’existence d’une civilisation romaine vers le 1er siècle après J.-C. Le musée lapidaire présente de nombreux éléments et objets de l’antique ville romaine, Calceus Herculis, bornes militaires, corniches, dédicaces religieuses, colonnes, autels païens, statues… Aujourd’hui encore et au gré des nouvelles constructions, on assiste à quelques découvertes archéologiques étonnantes.
Parmi les vestiges romains les plus prestigieux, c’est naturellement le pont éponyme et qui fut un des quatre ponts que Rome a construits au monde avec ceux d’Espagne, d’Italie et du Danube. Cet ouvrage d’art a été classé au patrimoine national algérien, au même titre que les gorges et la collection lapidaire déposée au musée d’El-Kantara.
L’auteur nous propose, par ailleurs, plusieurs récits aussi passionnants les uns que les autres, inspirés d’histoires vraies, qui se transmettaient oralement de génération en génération, durant les longues soirées d’hiver autour d’un kanoun de braises rougeoyantes ou d’un feu de cheminée.

Bachir, la dame de l’hôtel Bertrand et les autres…
Ainsi il en est de l’histoire douloureuse de la dame de l’hôtel Bertrand, qui fit le déplacement jusqu’à El-Kantara pour venger la mort de son père tué en 1933, alors qu’il était en voyage de découverte dans la région, par des pillards avec la complicité d’un aventurier français en quête des richesses que recèle les plaines et les montagnes environnantes. C’est aussi «le camion de sucre», un récit de faits réels qui se sont déroulés en pleine guerre de libération. Refusant que la cargaison de sucre qui était destinée à un commerce du sud du pays ne soit détournée par les militaires français qui avaient dressé un barrage de contrôle au milieu des gorges, le conducteur préféra précipiter son camion dans le vide et s’écraser dans un grand fracas, 20 mètres plus bas. Une aubaine pour les habitants de venir faire le plein de sucre gratuitement et pour une longue période.
«Le retour de l’émigré», c’est l’histoire de Bachir, un enfant du village qui décide de revenir au bercail après 60 années de pérégrinations à travers l’Europe. Il abandonna une situation confortable pour rentrer, en compagnie de son épouse, une Italienne, à qui il avait promis monts et merveilles. Le rêve d’une vie paisible et sereine s’envola, puisqu’ils ont été vite rattrapés par la dure réalité qu’ils découvrent une fois sur place. Bachir s’est retrouvé dépossédé de tous ses biens par sa famille. Une longue bataille judiciaire (plus de 10 années) opposa les protagonistes durant laquelle Bachir a épuisé les économies d’une vie entière… Fatigué par la complexité des procédures et les lourdeurs bureaucratiques, Bachir mourut dans un triste dénuement, alors que sa femme italienne passa le reste de son existence chez les sœurs de Lalla Bona, à Annaba, avant de s’éteindre seule et loin des siens…
Grâce à cet important effort intellectuel, les lecteurs, mais aussi les amoureux de cette région du pays auront une grille de lecture complémentaire et détaillée des richesses historiques, touristiques, culturelles et intellectuelles que recèle El-Kantara, la Porte du Sahara.
B. Bellil



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