Algérie

Egypte Une journée ordinaire au Caire



II faudrait être un touriste pour traverser l'Egypte sans la voir, mais si on s'y attarde, une ville comme Le Caire fonctionne comme une « institution totale » comme disait Erving Goffman, elle vous dépouille de tout, de votre logique, de vos manières d'être, bref de toute votre singularité d'individu. 7 heures du matin. Direction immédiate, le carrefour de l'horloge en trébuchant sur les bosses de la chaussée dévastée, un carrefour enfoui derrière Fayçal street, un boulevard surnommé l'enfer par les chauffeurs de taxi, en partie parce qu'il est la propriété inaliénable des centaines de microbus qui sont le moteur polluant de la ville et l'unique moyen de transport des pauvres gens. Ici pas d'arrêts ni d'abribus, on monte et descend à tout moment au gré des mille et une destinations qui ponctuent les trajets. Je m'arrête au milieu d'un encombrement sans nom. Des paysans «dépaysannés» sont assis à tous les coins, leurs outils, marteaux et burins, tenus verticalement comme des sceptres, ils attendent, impavides, le premier acquéreur de main-d'oeuvre bon marché qui les louera pour une journée de labeur ou plus. Inchaa'Allah ! Des véhicules de toutes sortes se bloquent, s'entrechoquent dans un brouhaha d'insultes, de klaxons et de fumée noire. On peste contre une charrette tirée par un âne qui a pourtant droit de cité. Nous sommes dans la « frénésie immobile » du Caire qui vous saisit dès que vous entrez dans la grande cité de l'unité des contradictions. C'est que Le Caire est la capitale de la patience et de l'endurance. Elle est l'idéal type wébérien où tout est sur proportionné : la surpopulation et les embouteillages, les écarts entre l'extrême richesse et son envers l'extrême pauvreté, la religiosité dont les signes extérieurs s'affichent ostensiblement, particulièrement le grain de raisin « El zabiba » qui orne le front des hommes comme la marque et la preuve de leur piété et que le célèbre écrivain égyptien Alâa El Aswany appelle « l'exhibitionnisme religieux ». C'est comme si l'inflation des signes religieux suivait la flambée des prix. Vingt minutes d'attente et d'âpres négociations pour attraper un taxi. C'est une 504 d'un autre âge, mille fois réparée; le chauffeur barbu s'étonne : «Tu parles bien l'arabe !» suivant en cela une croyance bien ancrée ici, selon laquelle les Algériens ignorent la langue du Coran et ne parlent que le français. Direction Héliopolis «Masr El jadida». Nous mettons une heure et demie pour arriver à la place Guizeh qui trace une sorte de frontière qui n'a rien de symbolique. Les routes sont goudronnées et des policiers tentent tant bien que mal de réguler le trafic. C'est le gouvernorat du Caire. Le chauffeur, après m'avoir méthodiquement interrogé sur mes origines me pose la question qui s'impose. Elle constitue un viol de conscience mais on ne se gêne pas: «Tu es musulman ? ». Il faut savoir qu'en Egypte on porte sa confession sur ses papiers d'identité comme un emblème pour la majorité musulmane et, sans jeu de mots, comme on porte sa croix pour la minorité copte. Wassat El-Balad, le centre-ville c'est la terre de l'ancienne bourgeoisie cairote qui n'a plus que ses valeurs décotées entre le culte de l'argent et la fulgurante ascension de la nouvelle qui s'est exportée hors de la ville dans de nouvelles cités qui ont pour noms « Bererly Hills », « Rehab City », ou encore « Madinati » une nouvelle ville ultramoderne sur le modèle des pays du Golfe où elle dispose des commodités de véritables ghettos pour riches et y vivre en autarcie, écoles privées où tout le corps enseignant est étranger, supermarchés, clôtures de sécurité.  Pour limiter le prix de la course et celui de l'escroquerie inévitable pour le « Khawaga », l'étranger, je descends à Tahrir où trône le Mougamâa, le complexe administratif qui draine dans la capitale, avec l'extrême centralisation des services administratifs chaque jour environ trois millions de personnes. Je prends le métro qui demeure le moyen le plus rapide pour se déplacer. Une livre égyptienne le ticket pour n'importe quel trajet, c'est peu mais c'est cher payé en termes d'efforts ne serait-ce que pour y accéder. Les voyageurs qui montent et ceux qui descendent le font dans le même mouvement, simultanément : l'obsession de la fermeture des portes. Ce qui ne cesse de surprendre l'étranger c'est cette « culture de la bousculade », une expression approximative pour traduire l'anarchie perpétuelle qui règne dans la capitale égyptienne et qui gouverne la vie de tous : conducteurs de voitures particulières, passagers des transports en commun ou simples piétons. Au milieu de la foule, le regard croise celui des enfants sans enfance qu'on appelle ici pudiquement et pour aussitôt détourner son regard, les enfants des rues. Les rares organisations et associations non gouvernementales les chiffrent tant bien que mal à deux millions. « La rue c'est ma maison ». Filles et garçons sans âge, mais vieux comme la détresse, aux yeux encore alertes, malgré la colle sniffée et les autres « berchems », les comprimés qui rendent la violation de la vie supportable, guettent la moindre ressource de survie. Ils exercent mille et une activités, ils volent, éventrent les sacs poubelles pour récupérer ce qui peut être revendu, les cartons d'emballage pour leur recyclage, sous le regard indifférent, dirait-on. Seulement là, il n'y a pas d'yeux pour regarder, voir et peut-être compatir, mais « adi », c'est normal. Je descends à la première station. Taxi pour l'autre monde : Héliopolis ! Peu ou de pas de hijab. Les filles sont vêtues à la dernière mode vue par Hollywood. Les rues sont larges et les immeubles étonnamment peu élevés, beaucoup de villas. Ce qui frappe l'esprit c'est l'invisibilité des lieux de cultes. Les mosquées ont ici des dimensions respectables et nous nous trouvons loin des milliers de petites salles aux plafonds bas des quartiers populaires. Nous sommes simplement loin, très loin des hommes oubliés de Dieu d'Albert Cossery.


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