Je suis contre la soumission des historiens aux commandes de l’Etat». (René Gallissot)
René Gallissot avait 20 ans lorsque la Guerre de libération nationale a éclaté en Algérie. Il fait partie de cette génération intellectuelle et politique dite «de la guerre d’Algérie». A l’indépendance, en 1962, il a été tour à tour à Alger enseignant à la faculté de lettres, à l’Institut d’études politiques et à l’Ecole nationale d’administration. Il est aujourd’hui professeur émérite à l’Université Paris.
Il a fait paraître récemment aux éditions Barzakh (Alger) deux ouvrages. Le premier, élaboré sous sa direction, s’intitule «Algérie. Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance 1830-1962», un dictionnaire biographique des acteurs dont le parcours, souvent par delà d’autres engagements politiques, est lié à l’histoire du mouvement ouvrier et syndical algérien. Cet ouvrage fait partie d’un «Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier au Maghreb», élaboré sous la direction de l’historien.
Le second ouvrage qui s’intitule; «Algérie colonisée, Algérie algérienne. La république française et les indigènes (1870-1962)», est une histoire abrégée de l’incapacité des autorités coloniales à reconnaître aux autochtones colonisés le statut de citoyens et de leur cantonnement au statut confessionnel de «musulmans».
Dans cette interview, René Gallissot commente longuement les polémiques auxquelles la loi du 23 février 2005 qui glorifie l’«œuvre coloniale française» a donné lieu aussi bien en France qu’en Algérie.
La loi du 23 février 2005, qui a été votée dans un contexte de multiplication des témoignages et de travaux de recherche sur la période coloniale en Algérie, qualifie de positive l’entreprise colonialiste. En Tant qu’historien qu’est-ce qui vous a le plus choqué dans cette loi? Le projet de loi avait pour but d’élargir aux auxiliaires «indigènes» de l’armée française (aux «harkis» donc), les indemnisations déjà accordées aux vrais «soldats français», mais les suppôts des «nostalgiques de l’Algérie française», selon la formule établie, ont cru bon d’ajouter deux articles de pure propagande visant à faire l’apologie de la colonisation, avec, vraisemblablement, l’idée de détourner Chirac de s’engager sur la signature du traité franco-algérien. Les socialistes ont laissé passer en commission et approuvé; les députés communistes ont seulement bronché pour l’honneur, lors du débat. Ce qui me choque le plus, c’est cette bassesse de l’opération, car ce n’est qu’après que s’est élevée la protestation contre la prescription faite aux enseignants qui a recueilli, certes, des signatures nombreuses, mais sans gagner largement l’opinion.
Qu’est-ce qui explique qu’une partie de la société française, quelque 45 ans après l’indépendance de l’Algérie, continue de célébrer l’aventure coloniale de la France en Afrique du Nord? Après plus de cent ans de glorification de l’œuvre coloniale de la «Grande France» sur instruction de l’Education nationale, ceux qui se veulent de «bons Français» ne cessent de répéter les manuels de l’Ecole primaire. Ainsi ce manuel d’Ecole primaire de la 3e République: «La France enseigne aux populations le travail. Elle crée des routes, des chemins de fer, des lignes télégraphiques… La France a créé des écoles dans ses colonies. Elle s’efforce et s’efforcera de plus en plus d’instruire ses sujets et de les civiliser» (citation p.15 dans Algérie colonisée. Algérie algérienne. La République française et les indigènes). C’est encore ce que l’on entend dans la campagne électorale aujourd’hui; c’est dire que c’est une croyance nationale majoritaire.
L’adhésion à l’Algérie française n’est pas que le fait des Européens d’Algérie devenus Français; les «pieds-noirs» sont une composante de ce nationalisme français colonial; mais par idéologie nationale, l’adhésion fut forte à gauche même qui a pris une grande part à l’administration coloniale. La glorification de l’œuvre coloniale aujourd’hui apparaît comme une résurgence de patriotisme, à l’heure de la transnationalisation. L’idéologie nationale dominante va en sens contraire des transformations réelles, mais demeure dans une société en état de crainte.
Peut-on affirmer que cette célébration de la «mémoire coloniale» de la France se nourrit de la crise multiforme que vit l’Algérie indépendante? Avec le temps, l’attention en France à l’Algérie et le contentieux franco-algérien, s’amortissent derrière les exercices de parades colonialistes anachroniques. Aussi je ne crois pas que l’évolution actuelle de l’Algérie soit largement ou profondément prise en compte.
L’historien français Benjamin Stora affirme que la loi du 23 février est une remise en cause du «pacte gaulliste sur la décolonisation» (signé symboliquement, selon lui, par peuple français à l’occasion du référendum sur l’indépendance algérienne). Partagez-vous ce point de vue? N’exagérons pas la bonne fortune de De Gaulle d’avoir fait croire qu’il avait mis fin à la guerre d’Algérie. Il a été forcé de reconnaître l’indépendance après une guerre plus longue, plus massive et plus destructrice sous la 5e République que sous la 4e. Mais le second gaullisme tirait bénéfice d’avoir débarrassé les intérêts français de ce qui devenait, après coup, le boulet colonial. De Gaulle le fait en se couvrant d’un discours tiers-mondiste (discours de Phnom-Penh pour se démarquer des Etats-Unis), discours à usage international auquel Benjamin Stora fait allusion, mais qui n’a plus guère cours dans la France d’aujourd’hui.
Depuis la publication, en 2001, de récits sur la pratique de la torture par l’armée française, l’histoire de la colonisation est devenue un sujet très médiatique aussi bien en France qu’en Algérie. En tant qu’historien, que pensez-vous de ce retour sur l’histoire de la colonisation? J’ai signé la pétition contre la loi du 23 février 2004. Je tiens à dire, cependant, que l’intrusion de l’Etat dans l’écriture de l’histoire n’est pas un fait nouveau. Quoi qu’on dise, c’est l’Education nationale qui continue d’écrire l’histoire d’une France inventée, millénaire... Il faudrait, selon certains historiens, enseigner l’histoire de la «vraie France», contre ceux qui veulent en imposer une vision réactionnaire. Je suis contre l’enseignement réactionnaire mais je suis également contre la soumission des historiens aux commandes de l’Etat.
Parmi les promoteurs de la protestation contre la loi du 23 février, il y a, par exemple, mon collègue et ami Gilbert Meynier. Il est en train d’écrire une histoire de l’Algérie. Il affirme que «l’Algérie» n’existait pas dans l’Antiquité ni dans le Moyen-âge et qu’elle est une création contemporaine. Tout comme la France, faudrait-il ajouter. Il part de la fameuse définition de la nation qu’est celle d’Ernest Renan. Renan pour qui, «la nation est un contrat de vivre-ensemble», n’en affirmait pas moins qu’il faut remonter aux ancêtres pour reconstituer la généalogie de la France.
Gilbert Meynier affirme qu’il veut rendre aux Algériens leurs ancêtres! Or, les ancêtres n’appartiennent pas à l’histoire mais au mythe généalogique qui vaut le mythe tribal. Les Algériens, comme les Français, sont un mélange de populations de provenances diverses qui ont formé l’Algérie actuelle qui s’est faite dans la foulée du mouvement national anti-colonial et de la guerre de libération. Ce qu’il faut enseigner, ce n’est pas la «généalogie des nations» mais les luttes qui les font advenir, leur histoire sociale qui est forcément une histoire comparée et internationale. L’histoire est l’étude des changements dans les sociétés. C’est pourquoi je suis très réticent devant ces nouveaux combattants de la «vraie histoire», devant leur superbe corporatiste qui leur a fait dire, suite au vote de la loi du 23 février, qu’elle ne peut être écrite que par les «vrais historiens».
Le pire est d’affirmer que l’histoire des conflits entre la conquête française de l’Algérie et l’indépendance peut être écrite par une commission binationale composée d’historiens algériens et français. Une telle commission ne peut déboucher que sur des consensus minimaux…
Quelles suites ont été données à la proposition de cette «commission mixte» d’historiens? Aucune. Elle avait chevauché le débat sur le «traité d’amitié franco-algérien» et elle a fait les frais du report de la signature de ce traité. Elle prenait comme exemple la volonté du général De Gaulle et d’Adenauer de parvenir à une «bonne histoire» franco-allemande, purifiée des traces de l’affrontement entre les nationalismes allemand et français. L’effet pervers d’une pareille tentative est aujourd’hui évident. La guerre de 1914-1918 est admise par tous presque comme une «bonne guerre». Or, s’il n’y avait pas eu l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la France, il n’y aurait probablement pas eu Hitler et le nazisme! Le national-socialisme allemand s’est fondé, en partie, sur une volonté de revanche contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Alors que le discours national français se réclame de la formule de Renan proclamant que la nation est «un referendum de tous les jours», à la fin de la guerre de 1914, les autorités françaises ont refusé de consulter les Alsaciens-Lorrains par referendum. Et les historiens ne pipent mot.
Si ce débat sur l’histoire de la colonisation française de l’Algérie est mené dans le cadre consensuel d’une commission mixte d’historiens, ne peut-il pas déboucher sur l’approfondissement du travail de recherche historique, sur l’ouverture d’archives jusque-là inaccessibles, etc.? Les archives militaires françaises sont peut-être en train de se fermer à nouveau après avoir été quelque peu entrouvertes. Les militaires se sont probablement mis à re-classer leurs archives, à y distinguer ce qu’on peut rendre public de ce que l’on doit encore tenir secret. De toute façon, la consultation des archives est le domaine de l’arbitraire le plus total. Lorsqu’il échappe aux règles ordinaires de consultation, l’accès aux archives nécessite des dérogations, et l’octroi de ces dérogations est le fait du prince. On prétend, par exemple, que certaines archives ne peuvent être consultées parce qu’elles comportent des «informations à caractère personnel». Mais existe-t-il des archives qui n’en comportent pas?
Dans quelle mesure les témoignages sur la période coloniale publiés ces dernières années en Algérie peuvent-ils être utiles à la recherche historique sur cette période? On écrit sur la colonisation mieux qu’on ne l’a jamais fait. Il y a une maturité d’expression sur les guerres coloniales et sur l’ensemble de l’histoire coloniale mais avec, parfois, faut-il dire, un recours à une terminologie qui n’est pas très historique. On a ainsi parlé de «génocide colonial». Il y a eu, en Algérie, des massacres terribles mais pour qu’il y ait génocide, il faut qu’il y ait un plan pré-établi d’extermination. Le génocide hitlérien était une entreprise de purification nationale. Les guerres de conquête coloniale ne sont pas spécifiquement des guerres génocidaires.
L’apport des témoignages publiés sur la colonisation est intéressant, mais il est aussi difficile pour les historiens de travailler sur des témoignages que sur les archives de l’Etat. L’Etat détruit celles qu’il juge compromettantes. Parmi les archives auxquelles il est permis d’accéder, il y a, par exemple, une partie des archives policières. Les premiers rapports de police sont certainement intéressants mais, en les recopiant, les policiers commettent des fautes, des oublis. Ils cèdent aussi à la mythologie policière, celle d’avoir découvert le complot, etc. Les archives deviennent une source de vertige démentiel pour le chercheur. Les témoignages sont aussi difficiles à traiter.
Que pensez-vous de ces témoignages publiés ces dernières années en Algérie? Je distinguerais trois types de témoignages. Il y a ceux qui constituent des récits de vie de leurs auteurs. On devrait les aborder comme des œuvres littéraires avant d’étudier leur référentiel historique, les répondants d’époques ou d’expériences. C’est un énorme travail.
Le deuxième type, ce sont les mémoires, comme ceux d’Amar Ouzegane, qui fut secrétaire du Parti communiste algérien; Il m’a fait parvenir trois versions à des dates successives. Ses positions politiques dans chacune de ces versions sont expliquées différemment. Les témoignages d’acteurs politiques sont plus riches en informations lorsqu’ils sont écrits au moment des événements qu’ils relatent. Lorsqu’ils sont écrits longtemps après, la mémoire sélectionne, ajoute ou retranche.
Les auteurs de ce genre de témoignages se trouvent aussi victimes de ce qu’on appelle le «vécu». Notre perception immédiate des événements est par nature limitée. On appelle émeute » un soulèvement qui a échoué. Le sens des événements leur est donc donné, a posteriori, par l’échec ou la réussite. Le «vécu» n’est donc pas directement de l’histoire mais heureusement que ces récits de ceux qui ont vécus les évènements existent.
Le troisième type de témoignages est le plus utile aux historiens: ce sont les témoignages recueillis grâce à des entretiens avec des acteurs politiques, sociaux, etc. Ils sont une excellente source d’informations à condition q’ils soient menés par des personnes qui connaissent bien le sujet et l’ensemble des forces en présence. Lors des entretiens préliminaires, on écoute, on enregistre. A la lecture de ce qu’on a enregistré, on s’interroge: pourquoi tel événement ou tel acteur a été passé sous silence? Lors d’entretiens ultérieurs, on se penche sur les lacunes relevées, et on fait passer l’interlocuteur à des aveux historiques proprement dits.
On parle de «restitution de la mémoire», de «guerre des mémoires», etc. Vous vous montrez réticent à l’usage du terme «mémoire» lorsqu’il s’agit de recherche historique. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi? Ce qui me gêne dans l’usage de ce terme est que la mémoire se rapporte toujours à un groupe, à une communauté. Qui dit «communauté», dit «signes de reconnaissance communautaire». Or, tous les membres présumés d’une communauté n’y appartiennent pas toujours dans la réalité. 4 ou 5 millions de « musulmans » en France, cela ne veut pas dire grand-chose et il n’y a pas de raison à ce qu’on les rassemble tous sous le vocable «musulmans». Ce qu’on appelle «mémoire», c’est trop souvent cette fabrication de signes de reconnaissance communautaire. En France, on fait de tous les rapatriés, une communauté unique mais, en réalité, on n’écoute que les rapatriés qui crient le plus fort.
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Posté Le : 06/05/2007
Posté par : nassima-v
Ecrit par : Yassin Temlali
Source : www.babelmed.net