Algérie

Écoles privées Quid du décret de création ?


Écoles privées Quid du décret de création ?
Publié le 17.10.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie

Par Ahmed Tessa, pédagogue-auteur

Le désarroi que vivent parents et élèves scolarisés dans certaines écoles privées nous invite à une lecture sereine, un exercice difficile au demeurant. Il y a dans cette triste situation deux approches. Sur le plan légitime, les parents ont le droit de scolariser leur enfant là où ça les arrange : dans le public ou dans le privé agréé officiellement par l’État. Ce qui est le cas de ceux pris dans la tourmente d’une décision ministérielle de fermer des établissements réfractaires à… la loi. Que dit cette dernière ? Les établissements scolaires privés sont sous la tutelle du MEN ; or, cette institution est régie par la Constitution et son texte de création. Partout dans le monde, un ministère de l’Education nationale a pour mission de dispenser un programme national afin de préparer ses élèves aux examens… nationaux. En inscrivant leurs enfants dans ces établissements, les parents sont censés être conscients de cette loi universelle. Or, pour eux, l’agrément par l’État de ces écoles a valeur de blanc-seing. Pas de soucis de problèmes juridiques, pensent-ils. Ce qui est logique, en théorie. Notons que les promoteurs de ces établissements ont reçu à maintes reprises depuis 2004 des notifications «de n’enseigner que le programme algérien». À l’époque, il y a même eu la fermeture temporaire d’une école à Alger. Pour des raisons éloignées de toute considération légale, la tolérance zéro ne sera pas appliquée. Les autorités scolaires fermeront les yeux et les dérives s’accumuleront au détriment du programme algérien. Non pas que ce dernier soit irréprochable – loin de là. Son inefficacité est le principal argument de ces parents ; quoiqu’il y en ait d’autres plus subjectives… et qui serviront d’argument commercial imparable. Arrive la rentrée de 2023-24, le MEN passe à l’action pour appliquer la réglementation.
Sur le plan légal, c’est normal. Seulement, il s’agit là du devenir de milliers d’élèves. Et des questions se posent. Les établissements réfractaires à la réglementation sont connus et bien identifiés depuis belle lurette. Pourquoi attendre le début de l’année scolaire pour sévir contre eux ? Il aurait été plus sage de leur lancer un coup de semonce dès la fin de l’année scolaire 2022-23 ou avant… et les fermer jusqu’à nouvel ordre. Cela aurait permis aux parents de prendre leurs dispositions pendant les vacances d’été. A la limite, aider ces écoles ciblées à adapter leur régime pédagogique à la réglementation. Cela est possible grâce à une redistribution de leurs horaires et des disciplines enseignées. Ici, on ne rentrera pas dans le détail de cette adaptation pédagogique. Il suffit d’ouvrir un dialogue entre les deux parties pour dégager ces solutions et sauver la scolarité des enfants pris dans cette tourmente.

Il est indéniable que, dans cette situation regrettable, ce sont les élèves qui sont les victimes… innocentes. Et il est de la responsabilité du MEN de leur trouver une solution. Cette déplorable situation ne peut se lire sans le rappel d’un historique où l’État et les promoteurs de ces écoles sanctionnées ont, chacun, leur part de responsabilité.

Historique

Après moult tergiversations, l’État algérien a décidé de légaliser les dizaines d’établissements scolaires privés, confinés depuis 1990 dans une clandestinité… tolérée. Le décret exécutif n°04-90 promulgué le 24 mars 2004 était censé mettre un terme aux inquiétudes des parents qui ont choisi ce type de scolarisation.

L'annonce de la nouvelle avait rendu le sourire et éloigné le spectre de la fermeture. Mais cette joie aura été de courte durée, puisque, depuis septembre 2004, la colère et la crainte mêlées sont revenues au-devant de la scène. La remise aux responsables d'écoles privées du cahier des charges par le ministère de l'Éducation nationale a servi de détonateur.
Or, l’erreur des mécontents a été de vouloir porter à ce document l'entière responsabilité de leurs désillusions. Ils se sont trompés de cible. Ce texte réglementaire (le cahier des charges) tire son contenu d'un texte matrice (le décret) qui indique l'orientation et le cadre juridique. Pour situer l'origine du conflit entre certains promoteurs – pas tous – et le ministère de l'Éducation nationale, l'observateur avisé avance deux cas de figure. Soit le cahier des charges est non conforme au décret 04-90, lequel est ainsi supposé pertinent et accepté ; soit il épouse, à la virgule près, ses dispositions (du décret). Dans ce cas, c'est le décret qui pose problème. Qu'en est-il au juste ? À l'évidence, l'analyse des positions des deux protagonistes aboutit à une seule conclusion ; il y a une belle unanimité entre eux. Elle s'explique par leur ignorance partagée d'un concept – l'école privée – né sous d'autres cieux. Une lecture critique du décret 04-90 permet de débusquer cette ignorance.

La logique commerciale

L'article 3 stipule que le fondateur est soumis à une inscription au registre du commerce. Doit-on assimiler une entreprise éducative à une affaire commerciale ? Ce qui revient à la soumettre aux lois du marché libéral, et, en fin de compte, à l'offrir aux lobbies financiers. Et quand on connaît la nature et les motivations bassement mercantiles de ces derniers, il y avait lieu de s'inquiéter.

Existe-t-il en Algérie un éducateur qui peut se targuer d'avoir une fortune à même de lui permettre de monter un tel projet ? Aucun ! À moins qu'il ne s'associe avec «un gros argentier» et ainsi prendre le risque de répudier l'élément-clé de son métier : la probité et le refus du mercantilisme. L'investisseur n'a que faire des considérations d'ordre éthique ou pédagogique. Les contrôles et les impôts ne lui font pas peur. Sa pratique de la chose l'ayant formé à ce genre d'épreuve.

Dans les pays qui ont initié ce mode de prestations scolaires, des précautions ont été prises. Pas question de permettre à des investisseurs de jouer la musique de l'offre et de la demande et de vouloir à tout prix maximaliser les profits en minimisant les coûts.
L’Unesco a de tout temps recommandé de ne pas introduire l’éducation dans la logique commerciale. Dans ces pays, il y a chez leur législateur un double souci : empêcher l'apparition de grosses différences de qualité et éloigner le risque de déséquilibre dans l'équité et la responsabilité sociale. Les initiateurs de ce concept d’établissements scolaires privés appliquent la recommandation de l’Unesco qui refuse de considérer l'éducation des enfants en tant que produit commercial jeté dans l'arène de la concurrence — souvent déloyale.

D'une manière directe ou indirecte, l'État y intervient pour encourager les professionnels du secteur de l'éducation à investir ce créneau. Deux objectifs sont atteints de la sorte : alléger la charge du budget de l'État et satisfaire la demande sociale d'une certaine catégorie de parents. Les exemples ne manquent pas à travers le monde où tout un chacun trouve son compte : l'État, les parents et les promoteurs qui sont des professionnels du secteur et non les chasseurs d'affaires juteuses. Pourquoi ne pas nous inspirer de ces expériences ?

Deux points noirs se nichent dans le décret de création des établissements scolaires privés. Les juristes constitutionnalistes peuvent nous éclairer sur ces points.

- La Constitution algérienne assure à tous les enfants du pays une scolarité de base gratuite. Comprendre que chaque enfant bénéficie du financement de sa scolarité de base de la part du Trésor public, soit de l’État. Or, ce principe constitutionnel ne figure pas dans le décret de création. Ce sont les parents qui mettent la main à la poche et non… le Trésor public. Par conformité avec la Constitution et sous une forme à définir, l’aide de l’État est exigée.

- Les personnels enseignants de ces établissements scolaires privés n’ouvrent-ils pas droit à un plan de carrière et à une formation en phase avec leur mission ? Recruter des retraités ou des étudiants pour instruire nos enfants n’est pas digne d’un système scolaire. Après de longs et loyaux services, le ou la retraité(e)mérite un repos et une bonne retraite pour ne pas avoir à… altérer sa santé.

Le rôle de l'État

Dans tous les pays où l'école privée est officialisée, l'État est présent – non pas seulement pour contrôler, mais d'abord pour la soutenir.
L'éducation y est considérée en tant que bien sensible et précieux pour la laisser à la merci des lois du marché. L'État n'est-il pas le garant de l'intérêt commun et de l'équité ? Sa force et sa légitimité, il les tient aussi de sa volonté de refuser toute ségrégation scolaire ; opposer l'école publique à l'école privée par exemple. L'une de ses préoccupations majeures consistera à réguler des soutiens à leur fournir, de façon à les rendre complémentaires et porteuses, toutes deux, de qualité. Il reste que l'État est tenu de veiller au bon usage des soutiens qu'il apporte aux promoteurs. Chose facile à réaliser quand il s'agit d'un État soucieux du respect de ses contribuables… les seuls pourvoyeurs de fonds.

• Parmi les modèles étrangers, celui adopté par la France est des plus séduisants. Ce type d'établissement dénommé «école associée» active sous le parapluie de la loi Debré de 1959. La rémunération de leurs enseignants, ainsi que les trois quarts des dépenses d'enseignement sont à la charge de l'État français. En contrepartie, ces établissements sont tenus de dispenser les programmes officiels afin de préparer les élèves aux examens nationaux. Ce modèle se résume par une formule significative : il s’agit d'un enseignement public dispensé dans un établissement privé.

D'ailleurs, au palmarès des résultats – brevet et baccalauréat –, le public et les «écoles associées» sont pratiquement au coude-à- coude. La différence se situe dans les méthodes de gestion multiforme, pédagogique, matérielle et organisationnelle. Dans le privé, la lourdeur de la hiérarchie administrative n'existe pas. La liberté de manœuvre accordée à l'équipe éducative ouvre la voie à l'innovation pédagogique. Dans un tel climat de travail, l'enseignant se motive et donne libre cours à son génie créateur. L'évaluation des performances de ces écoles associées est stricte et sévère : les parents veillent au grain. Inexistants, les postes de responsabilité à vie !

• Aux USA, la mode est aux charter schools imités en cela par les City Academies anglaises. À la différence du modèle français, l'américano-anglais bénéficie de moins de soutien. En Amérique, l'État alloue des subventions aux charter schools sur la base du nombre d'élèves inscrits. La plupart de ces établissements sont créés par des éducateurs, des parents ou des entrepreneurs de l'éducation. Toutefois, certains affichent des objectifs lucratifs. Cet état d'esprit mercantile déplaît aux autorités. D'où les obstacles dressés sciemment par la loi.
Ces charter schools «hors la loi» sont dans l'obligation d'acheter les bâtiments que leur procure en grande partie l'État. Ainsi, les coûts de démarrage et d'investissement finissent par devenir dissuasifs, ce qui amène leurs promoteurs à rogner sur les dépenses afin d'engranger des bénéfices. C'est ainsi que des enseignements spécialisés et des activités extrascolaires – ô combien importantes pour l'épanouissement des élèves – sont rayés de leur organisation pédagogique. Les enseignants recrutés ne figurent pas parmi les plus recherchés du marché – ces derniers étant trop chers. Ces établissements vont jusqu’à réduire au strict minimum leurs personnels. Chaque année scolaire, des charter schools à but lucratif mettent la clé sous le paillasson. À l'évidence, l'appât du gain qui anime cette minorité de promoteurs n'a pas empêché l'État américain de mettre la main à la poche. Cette aide est dictée par l'obligation qui lui est faite de respecter un principe universel, celui de la gratuité de la scolarité de base. Qu'il soit inscrit dans une école publique ou dans une école dite privée, tout enfant ouvre droit à cette gratuité.

À ce niveau, le décret algérien 04/90 ne souffle mot sur l'engagement de l'État à assurer cette gratuité, pourtant reconnue par notre Constitution.

Du contrôle à la langue

Outre ces deux points négatifs – logique commerciale et non-respect de la gratuité de la scolarité de base –, ce décret véhicule un autre risque de dérive. Dans son article 33, il stipule que «l'établissement privé est soumis aux contrôles pédagogiques et administratifs exercés par le personnel d'inspection relevant du ministère de l'Éducation nationale». Sans vouloir réduire le rôle de l'autorité publique, une telle disposition aurait plus de poids si cette commission de contrôle venait à s'ouvrir sur les représentants de ces établissements privés. Manière élégante de les mettre en confiance, de les responsabiliser et de les amener à s'organiser en conséquence. Pourquoi le décret ne fait-il pas mention de la mise en place d'un conseil d'administration comme c'est le cas dans les établissements scolaires publics ? Cette structure veillera à la bonne utilisation des fonds et s'assurera de la bonne gestion de l'école. De par sa composante et son fonctionnement démocratique, ce conseil constituera un espace de dialogue et de consultation. Mieux, l'État pourra ainsi anticiper les problèmes, désamorcer les conflits et lever les incompréhensions. Autre sujet de friction : l'usage du français a pris une ampleur telle qu'il a occulté les points noirs du décret. Si le MEN a raison de s'inquiéter sur la maîtrise de la langue arabe des élèves des écoles privées, il n'en demeure pas moins que des questions cruciales s'imposent. En quoi l'enseignement des maths et des disciplines scientifiques en langue française gênerait-il la langue arabe ? La maîtrise de ces disciplines majeures dans les deux langues est un rêve partagé par tous. Quelques établissements scolaires privés réussissent cet exploit au quotidien au grand bonheur des élèves et de leurs parents… et cela dans le respect du programme national dispensé selon les normes officielles.

Façonné par internet et relayé par les universités virtuelles, les didacticiels et les bibliothèques informatisées, le village planétaire va contraindre le système éducatif algérien à se libérer des chaînes mutilantes de l'idéologie mutilante et laisser ses usagers respirer l'oxygène de la liberté de création. Le statu quo tel qu'entretenu par des directeurs de conscience autoproclamés relève du combat d'arrière-garde. Il a déjà coûté cher à la nation.

À coup sûr, le débat sur l'école s'insère dans la problématique du basculement de la société longtemps régie par l'unicité de pensée à la pratique de la démocratie et de la modernité. Mais au fait, pourquoi le MEN n’a-t-il pas sévi avec autant de célérité et de fermeté contre les établissements dont les infrastructures sont très loin de répondre aux normes exigées, celles des salles de classe, des couloirs, de la cour, la cantine…? On a vu une école officiellement agréée et qui est installée dans un immeuble à étages. Il faut monter deux étages pour y accéder.

En conclusion

Décret de création ou pas, notre système scolaire dans sa globalité ne pourra jamais jouir d’une vitalité avec une école publique défaillante. Seule une école publique de qualité pourra garantir une école privée... sans perturbations. Il est grand temps d’ouvrir ce grand chantier.
A. T.


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