Publié le 06.07.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
AHMED TESSA
Par Ahmed Tessa, pédagogue, auteur
(*) Stop à l’arnaque du bac chez Noyelles Éditions est le titre d’un livre écrit par Jean-Robert Pitte en 2007. L’auteur a été président de la prestigieuse Université de Paris Sorbonne – excusez du peu ! Son livre est un véritable pavé dans la mare de l’inamovible «grand mammouth» (dixit Claude Allègre, ancien ministre français de l’Éducation) qu’est l’immense machine bureaucratique du ministère de l’Éducation nationale de son pays. J.-R. Pitte a été un lanceur d’alerte auprès de l’opinion publique – pas seulement française. Il écrit : «Cet examen est un naufrage qui, à terme, peut faire sombrer tout un pays. Il est urgent de sauver les lycéens de ce dévastateur. Le bac est devenu une imposture : son niveau baisse chaque année, et ne sert à rien. Et sa médiocrité est entretenue par le renoncement des responsables de l’Éducation nationale. L’examen stresse les candidats et les parents.» Si son constat est partagé par l’ensemble de la classe politique française, il n’en demeure pas moins que, pour des raisons électorales, aucun président n’a eu le courage de le supprimer pour adopter une autre voie de passage à l’université, à savoir le modèle anglo-saxon.
C’est que, selon les sondages, les opposants à sa suppression se recrutent essentiellement dans les couches les moins instruites de la société française. Toutefois, dans ce pays, les recalés au bac ont d’autres moyens pour accéder à l’université grâce à la VAE (validation des acquis d’expérience) avec ses modalités plus souples, quoique exigeantes.
Il est utile de rappeler les motivations premières qui ont poussé Napoléon Bonaparte à créer en 1806 le baccalauréat des lycées – il y avait même eu le baccalauréat de l’école primaire (eh oui !). Motivation purement idéologique quand il déclare : «je veux que tous les élèves du pays aient une bonne connaissance de l’Histoire de France (l’officielle s’entend) et une maîtrise de la langue française.»
Le jacobinisme linguistique était en marche, écrasant sur son passage les langues régionales, fort nombreuses et vigoureuses à l’époque. Ce centralisme culturel perdure de nos jours encore, avec moins de virulence. Par la suite, au XXe siècle, une fois les hommes d’Église éjectés de leur domination sur le système éducatif, les autorités scolaires de France avancèrent l’argument pseudo-pédagogique de «l’égalité des chances» devant les six ou sept examens/obstacles programmés. Actuellement, le taux de réussite au bac avoisine les 90% pour une moyenne de 10/20. Là aussi, c’est de la poudre aux yeux.
En réalité, seuls 10% réussissent à accéder et à suivre avec brio les filières prestigieuses des Universités et des Grandes Écoles. Ce sont les enfants bien nés socialement qui ont fréquenté les Grands Lycées de Paris et les établissements privés dès la maternelle. Ils/elles sont destiné(es) à prendre tous les pouvoirs tant politique, qu’économique et financier. L’inégalitarisme est officiellement reconnu comme étant la marque de fabrique du système éducatif français et le bac sa clé de voûte aussi bien que... sa poudre aux yeux. Avec cet examen, on fait croire aux parents que tous les élèves sont égaux devant leurs feuilles d’examen. Ce qui est faux ! Il n’y a égalité des chances que si, et seulement si, l’égalité des moyens existe réellement avec un encadrement et un environnement psychopédagogiques (et matériel) qui assurent une bonne prise en charge de tous les élèves du pays.
Les dérives
Les dérives de cet examen terminal sont connues de tous, partout dans les pays où il sévit.
Examinons celles du bac algérien, héritier du bac napoléonien. Nous en citerons les plus pénalisantes :
- La désertion scolaire est un thème récurrent rapporté par la presse nationale à chaque fin de IIe trimestre. Malheureusement, c’est une réalité : l’année scolaire prend fin vers la mi-avril pour beaucoup d’élèves de terminale. Ils/elles préfèrent les cours clandestins dans un garage avec les mêmes professeurs qu’ils ont au lycée.
Officiellement, les cours s’arrêtent vers la mi-mai, à cause de la préparation matérielle et l’organisation des autres examens et évaluations nationaux (BEM et 5e AP – avant, c’était l’examen de 6e). Ainsi, sur une scolarité d’une durée de 13 ans, l’élève de terminale perd au bas mot deux ans et demi de leçons non dispensées. Ce déficit est acté par le MEN en 2015 lors de la Conférence nationale d’évaluation de la réforme.
- Inégalité des chances criante. Comparons les chances et les moyens dont dispose l’élève du lycée de Tinzaouatine, dans l’extrême sud, avec ceux de ses pairs scolarisés dans un lycée privé d’Alger ou d’Oran. Y’a pas photo ! Héritiers du bac napoléonien, les pays anciennement colonisés par la France continuent de reproduire à la virgule près les dérives générées par cet examen français et francophone. Pour preuve, ces statistiques de l’Enseignement supérieur français pour l’année 2023 qui donnent les taux d’échec en 1re année universitaire des étudiants étrangers issus des pays francophones : 75% d’échec chez les étudiants maghrébins, 73% pour ceux issus de l’Afrique subsaharienne et 12% pour les étudiants asiatiques. Il s’agit là de l’élite scolaire de ces pays, que dire alors de ceux et celles qui sont restés au pays !
- Dépenses financières estimées à des centaines de milliards de centimes pour chaque session ; avec pour résultat des taux de redoublement abyssaux entre 25 et 30% en 1re AM et 1re AS et jusqu’à 50% en 1re année d’université. Sans compter les dépenses induites par la mobilisation des institutions de l’État (APC, APW, santé, sécurité, Protection civile, transmissions…) et l’interruption de l’internet.
- Tentatives de suicide nées du stress et de l’angoisse. La forte dramatisation médiatique de ces examens de fin de cycle et le cérémonial militarisé de leur organisation aggravent ce stress négatif. N’a-t-on pas vu des blouses blanches du secteur de la santé installer leurs outils de travail dans les centres d’examen ? Dans certaines régions du pays on a même fait appel à des imams pour «désangoisser» les candidats.
À ce rythme, il ne reste que les clowns pour égayer cette lourde atmosphère. C’est dire les dérives ! Certains médias ainsi que les parents ne sont pas en reste dans la mise en place de ce scénario de l’angoisse.
- Explosion du fléau social des cours clandestins qui brasse des milliards de dinars dans l’opacité de l’informel. Un fléau qui vient accentuer les inégalités des chances : les parents peu aisés n’ont pas les moyens de satisfaire la voracité cupide de ces commerçants/enseignants qui font chauffer la mercuriale des cours d’année en année. Ne sont-ils pas les clients attitrés des «cambistes» du square Port-Saïd ? Ce fléau des cours clandestins sert de carburant à l’évasion fiscale, l’informel et à la fuite des devises.
- Et pour corser l’addition, depuis la réforme de 2002, le MEN algérien propose des épreuves d’examen qui ne sollicitent que la mémoire du candidat, au détriment de son intelligence, d’où la triche et la fraude qui mènent parfois à la prison. Des épreuves qui émanent de la pédagogie appliquée depuis le cycle primaire : bachoter pour l’enseignant et à l’élève de mémoriser afin de restituer fidèlement ce qui lui a été transmis.
Une pédagogie du dressage en lieu et place de la pédagogie libératrice du potentiel intellectuel de l’enfant/adolescent. Et cela dure depuis des décennies.
- La judiciarisation du délit de triche pose problème. Sur le plan de l’éthique éducative, une telle mesure est inappropriée. Des mesures réglementaires dissuasives existent telles que l’exclusion et l’interdiction pour cinq ans. Si c’est pour durcir on peut porter cette interdiction à dix ans par exemple. Sur le plan de l’efficacité, la menace de la prison ne semble pas avoir l’effet escompté. Depuis l’introduction de cette mesure disciplinaire, les fraudes et les triches n’ont pas cessé. Éliminer ou contenir la triche passe aussi et surtout par une solution strictement pédagogique (voir propositions).
- Unique voie de passage à l’université, le bac.dz entraîne dans son sillage trois boulets : la surpopulation au niveau des universités, la dévalorisation de la voie professionnelle — l’éventualité d’un bac professionnel «made in France» serait une erreur (voir propositions) – ainsi que l’idée fixe chez le candidat que la réussite sociale passe uniquement par la réussite à ce bac.dz. De la sorte que, planant sur sa tête, le spectre de l’échec le tétanise au point d’annihiler sa concentration devant la feuille d’examen.
- La course à la bonne moyenne, à savoir la mention «bien», engendre des situations cocasses si elles n’étaient pas préjudiciables au Trésor public. En effet, des bacheliers entre 10 et 12/20, la majorité, refont leur bac tout en étant étudiants de 1re année d’université. Ils espèrent décrocher le loto de la mention qui leur ouvrira les portes de la filière rêvée… par leurs parents. Certains optent carrément pour une formation professionnelle pour apprendre un métier et… bénéficier de l’aide de l’Ansej.
- La fuite des neurones. Comment taire ces chaînes interminables de jeunes devant les Instituts français pour le quitus en langue française et ensuite un visa d’études ? Ces dernières années, c’est le consulat du Canada qui accueille par centaines ces bacheliers et bachelières, voire étudiant(es). N’est-ce pas là une autre forme de pompage de la ressource la plus chère qui soit ?
Propositions
C’est bien beau de mettre le doigt sur la plaie des dérives, mais faut-il encore réfléchir à les faire disparaître. Cela passe par des propositions qui doivent se fixer comme objectif premier de changer les mentalités de tous les acteurs du système éducatif. Actuellement, une réalité saute aux yeux : la relation qu’entretiennent nos élèves et nos étudiants avec le savoir qui leur est dispensé est d’ordre «commercial».
Peu leur importent la valeur instrumentale de ce savoir et son impact positif sur leur épanouissement tant intellectuel que culturel et moral : seule compte cette réussite normée par l’institution (la bonne note et le parchemin/diplôme).
De cette mentalité surgissent et la minorisation/rejet de certaines disciplines scolaire, peu «lucratives» aux yeux des élèves, et la mère des dérives, la dérive morale : la vente/achat des cours payants clandestins, la triche et la fraude — y compris à l’université. Arrivés à ce niveau des études, le plagiat et bientôt l’intelligence artificielle (IA) finiront par tuer l’éthique éducative et la morale la plus élémentaire. Des exemples nous parviennent ici et là, un peu partout dans le monde qui présentent les progrès de cette IA débridée, mal encadrée comme une menace existentielle pour l’intelligence humaine. Revenons en Algérie pour soumettre au débat quelques propositions à même d’amoindrir les néfastes conséquences des dérives constatées.
- Si le modèle anglo-saxon de passage à l’université est reconnu comme meilleur que celui du bac napoléonien, pourquoi ne pas s’en inspirer et l’adapter à notre contexte socioculturel? Il s’agira d’adopter le double principe d’admissibilité et d’admission afin d’économiser les désagréments en stress et en argent de l’examen de fin de cycle. Cette proposition, nous la réitérons depuis plus de vingt ans. L’ADMISSIBILITÉ consacre les capacités de l’élève de 3e AS à concourir pour l’université. Elle sera prononcée par le lycée : moyenne des trois trimestres sur les 2 dernières années, et ce, dans les disciplines de spécialité – y compris les deux langues étrangères L’ADMISSION définitive sera prononcée par l’université suite à un concours sur les disciplines de spécialité et un double entretien oral en langue d’enseignement et langue étrangère au choix. Cette option a le mérite de motiver les élèves au travail scolaire dès leur entrée au lycée, voire avant. Il est bien entendu que le logiciel pédagogique doit changer dès le cycle primaire pour en finir par la pédagogie du dressage via la mémorisation à outrance. Ce ne sera pas une mince affaire, mais un chantier passionnant !
- la lutte contre la triche est favorisée par la nature des épreuves axées sur la restitution de ce qui a été mémorisé (faits, dates, épreuves – types en maths et physiques, etc.). Une pédagogie active et interactive réduisant la mémorisation va solliciter l’intelligence générale de l’élève et d’où seront puisées les épreuves des évaluations. À la limite, on pourra autoriser le candidat à consulter des documents pour élaborer ses réponses : il ne pourra pas tricher puisque les questions posées ne sollicitent que son esprit critique et sa créativité. Ainsi, dans le système scolaire on ne parlera plus d’examen mais d’évaluation – au sens bien compris de ce concept : évaluation formative et formatrice. La concurrence déloyale entre élèves n’existera pas, sinon la compétition avec soi-même. C’est à l’université que revient le rôle d’une sélection pure et dure qui alimentera le pays en cadres bien formés… et qui maîtrisent les langues et leur spécialité.
* Diversifier l’accès à l’enseignement supérieur afin de supprimer l’angoisse de l’examen du bac. Pour cela, il faudrait activer deux leviers :
- Importer la VAE (Validation des acquis d’expérience) en respectant le cahier des charges tel qu’appliqué dans les pays qui l’utilisent.
- Valoriser la voie professionnelle en commençant par gommer le vocable «professionnelle» à la connotation négative (il remonte aux années 1946/47), pour le remplacer par «voie technologique», mieux adapté au contexte moderne. Ensuite, autoriser les étudiants des instituts supérieurs de formation professionnelle/technologique à concourir pour accéder aux filières d’ingéniorat. De même pour les stagiaires des Écoles de formation professionnelle/technologique qui se verront éligibles à l’entrée à ces instituts selon des modalités à fixer. En amont, il y a lieu de rétablir la bonne et efficace séance hebdomadaire d’information/orientation aux métiers. Elle a connu son heure de gloire vers la fin des années 1970/début 1980. Ainsi sensibilisés, les élèves de 3e AM et 4e AM pourront faire des choix utiles qui conviennent à leurs penchants. La preuve nous est fournie par deux puissances industrielles européennes.
En Allemagne et en Suisse, c’est plus du tiers des élèves du collège – parmi eux, les meilleurs – qui choisissent la voie professionnelle. Ils alimentent l’industrie de leur pays en techniciens avec une haute qualification. Bien entendu, par la suite, l’accès aux études d’ingéniorat leur est permis.
L’économie d’un pays ne saurait être efficace sans un potentiel humain bien formé, et ce, à tous les étages : ouvriers qualifiés, techniciens, ingénieurs et autres cadres supérieurs. Des métiers méprisés tels que celui de maçon sont valorisés ailleurs avec une équivalence de bac+2. Le maçon d’aujourd’hui doit savoir lire un plan d’architecte et utiliser l’informatique et les mathématiques.
En conclusion
Ainsi formulées, ces propositions nous éloignent de celles avancées pour soi-disant réformer notre examen du bac. On parle de diminuer les jours consacrés à cet examen sans fin (il dure cinq jours), de revenir à la fiche de synthèse, cette vieille formule du bac napoléonien. Deux propositions qui nous ligotent dans la logique de l’examen/tribunal source de dérives. On ne baisse pas une fièvre de cheval en cassant le thermomètre. Il nous faut aller aux racines du mal et prescrire un remède de… cheval. Sans brusquer les choses, en sensibilisant, en argumentant, en conscientisant. D’où l’invite à un large débat ouvert à toutes et à tous, sans discrimination, sans ostracisme : telle est la portée de cette modeste contribution.
Un débat salvateur qui débouchera, à coup sûr, sur l’urgente refondation de notre système scolaire.
A. T.
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Posté Le : 08/07/2024
Posté par : rachids