En Egypte, comme
en Tunisie, quel génie politique que celui du peuple.
Quand on lui
envoie l'armée, il flaire le piège. Il l'entoure, il la noie dans sa chaleur
humaine et dans sa multitude.
Les chars sont
immergés, comme des iles, dans cette mer populaire, et deviennent soudain
pacifiques, inoffensifs, presque paisibles. Sur certains chars, comme une note
d'humour, il y a écrit par les mains anonymes du peuple: «A bas Moubarak !». Le
peuple sert dans ses bras ses soldats. Ne sont ils pas du peuple. En envoyant
l'armée, le régime a pris le risque qu'elle fraternise avec le peuple.
Mais attention, rien n'est encore fait. En
Tunisie, le premier ministre Ghamouchi ne serait pas si sûr de lui sans la
caution de la hiérarchie militaire. Il manÅ“uvre pour sauver le système. Un air
faussement humble, plein d'humilité, comme le veut le nouveau style
démocratique. Il a d'abord fait un gouvernement «d'union nationale» à écrasante
majorité du RCD, et maintenant lorsqu'il les remplace, cela paraît être une
concession et les gens crient victoire. Du grand art !
ILS N'ONT RIEN VU
VENIR
Les images de la
vague démocratique arabe passent en boucle sur Al Djazeera. Finalement, les
régimes arabes n'étaient là que pour faire barrage à la volonté de leurs
peuples. Pour eux, comme pour les puissances occidentales, le dilemme est celui
ci: s'ils ouvrent le barrage, ils risquent d'être emportés par la fureur des
eaux. Mais, s'ils ferment le barrage, celui ci risque de s'effondrer sous la
pression de la vague populaire. Echec et mat. C'est sûr, maintenant, c'est un
tournant historique pour le monde Arabe. Cela sera rapide ou cela prendra du
temps, mais c'est sûr.
L'Occident a peur de la démocratie dans les
pays arabes. Ce qui soulève chez nous un immense espoir crée au contraire chez
lui la crainte. Aveuglés par leur puissance militaire, ils n'ont rien vu venir.
Obama, que nous aimerions tant …aimer, se rend soudain compte que le régime
Egyptien n'est pas démocratique et se souvient des droits de l'Homme. Il prend,
en catastrophe, Vendredi la parole pour réclamer leur respect, tout en pensant
surtout à Israël. Le lendemain, il réunit son conseil de sécurité et l'Etat
major de l'armée. Mais ils n'ont personne pour remplacer Moubarak. Un autre
général ? Ou peut être ce Mohamed El Baradei. Il est fonctionnaire de l'ONU de
1964 à 1974 .Il participe ensuite aux accords de camp David en 1978, au temps
de Sadate, comme conseiller spécial du ministre des Affaires étrangères
égyptien. Puis il passe un quart de siècle à l'étranger, dans le confort doré
de l'AIEA. Quand il parle, il parle en Anglais, comme il en a pris l'habitude,
et cela même au Caire. Personnalité qui me semble bien pâle, malgré le prix
Nobel que les médias occidentaux ne cessent de rappeler, alors qu'au fond il a
été attribué surtout à l'AIEA. Il a eu le courage, souligne -t- on, de s'être
opposé à Bush, sur le mensonge des armes de destruction massive en Irak. Je
garde pourtant de cet épisode l'impression qu'il a été bien moins courageux et
déterminé que son magnifique collègue, le Suédois Hans Blix. Et puis, il me
semble un peu perdu en Egypte et mal à l'aise dans un cortège populaire. En
Côte d'Ivoire, c'est aussi un fonctionnaire international, un directeur du FMI,
Alassane Ouattara qu'on a ramené pour sauver les meubles. Du nouvel usage des
fonctionnaires internationaux…
La France essaie, elle, de faire oublier le
cri du cÅ“ur qu'avait eu son ministre des affaires étrangères qui voulait voler
au secours de Ben Ali. Elle se hâte cette fois ci de dénoncer la répression des
manifestations en Egypte. Elle a abandonné du jour au lendemain Ben Ali, comme
elle va le faire pour Moubarak. Elle n'était pour eux que sourires et
flatteries quand ils la servaient encore récemment, pour installer le projet
d'Union pour la Méditerranée. La France n'a pas d'état d'âme. Avis aux autres
domestiques.
Mais c'est surtout la situation au Maghreb
qui obsède la France, droite et gauche officielle confondues. La France n'est
rien sans le Maghreb. On le comprend soudain à son inquiétude extrême. Fin
irrémédiable d'une période historique, celle de la domination européenne. Un
tout petit morceau de la planète qui dominait le reste du monde. Cela m'avait
toujours étonné quand je regardais la carte. Aujourd'hui la Chine, l'Inde, la
Corée du sud, la Turquie, le Brésil, le Vietnam, la Malaisie, l'Asie etc.
émergent et croissent très vite économiquement. Les choses reprennent leur
place et leurs véritables mesures en ce 21ème siècle. L'Histoire a pris un coup
d'accélérateur.
L'Internet, le mobile, Facebook, Twitter, ont
été coupés par le régime Moubarak. Les dictatures arabes ont peur du progrès de
la technologie. Dans leur panique, ils fantasment sur l'Internet et rendent la
toile responsable de la révolte populaire. Puis quand il comprend que le
peuple, lui, regarde la Télé, le régime égyptien fait arrêter les émissions
d'Al Djazeera sur Nile Sat. Chassez le naturel…
Dans l'Occident de même, Wikileaks a fait
passer un frisson glacé dans les milieux dirigeants. Le terrorisme sert de
sempiternel prétexte pour justifier les projets de contrôle de l'opinion, de
l'Internet, des journaux électroniques. L'information numérique est transformée
en arme de la démocratie par les jeunes. Le siècle de la transparence, la vraie
glasnost cette fois ci? Peut être.
Transparence aussi, la publication de 1600
documents sur les négociations israélo-palestiniennes par la chaine TV Al
Djazeera et le journal britannique The Gardian. Faux documents ? Ou vrais
documents ? Au fond, le vrai problème est que ces documents, et la trahison
qu'ils révèlent, sont crédibles parce que Mahmoud Abbas et ses amis
palestiniens et égyptiens ne le sont pas, parce qu'ils ont perdu la confiance
du peuple palestinien et des peuples arabes, exactement comme les régimes
arabes qui ont hélas déteints sur eux. Ces documents auraient –ils été
crédibles s'ils avaient concerné Hamas ?
REVOLUTION
DEMOCRATIQUE, REVOLUTION CULTURELLE
Mais il faudrait
parler aussi du côté culturel de cette révolution démocratique arabe. Les
régimes policiers oppriment parce qu'ils fonctionnent sur la peur, ou plus
exactement sur le fantasme de la peur, car ils sont fragiles et on est chaque
fois étonné de les voir s'écrouler comme des châteaux de cartes. Or la peur
isole les gens les uns des autres.
La révolution est au contraire une fête, la
plus grande, elle rapproche les gens. Dans la rue, dans les manifestations,
dans le mouvement populaire, les gens se parlent, communiquent, s'aperçoivent
émerveillés qu'ils pensaient la même chose, se stimulent, sont ensemble
intelligents, créent. Partout la soif de parler, de s'exprimer, de dire. En
Tunisie, on a l'impression que chaque Tunisien est un orateur.
La révolution est
aussi culturelle. Un peuple, ça se bat aussi avec sa langue et sa culture. Le
régime de ben Ali avait aussi humilié culturellement le peuple tunisien. La
langue française était devenue ostensiblement la langue des élites arrogantes
du système et le visa pour accéder aux milieux dirigeants économiques et
financiers. Une télévision, comme «Nessma», appartenant à Tarek Ben Amar, un
proche du système, s'était faite une spécialité de remplacer l'arabe par un
mélange de français et d'arabe sous prétexte ( tiens, comme chez nous…) que
c'était la langue de la rue. Faux. En réalité, c'était parce qu'on ne laissait
pas parler la rue. La rue Tunisienne fait aujourd'hui la révolution, dans sa
langue.
Je regardais d'ailleurs la chaine tunisienne
Nessma TV les premiers jours de la Révolution. Je souriais devant les
acrobaties linguistiques de l'animateur. Il lui devenait de plus en plus
difficile de conserver ce baragouin franco-arabe tout en conviant sur son
plateau des représentants populaires de la révolution. Le clivage culturel
était devenu aussi un clivage social. Le peuple dit en français «Dégage» à Ben
Ali et au RCD mais il parle en arabe aux siens.
En Octobre 2010, à Tunis, au Festival de
Carthage, on pouvait noter les mêmes clivages, les mêmes tensions
socioculturelles autour de la question de l'indépendance et de la dignité
nationale. Beaucoup de cinéastes tunisiens dénoncent le détournement de ce
Festival. Il était à l'origine, un Festival arabe et Africain, de libération
nationale dans le contexte des années 1960. Ils lui reprochent d'être devenu un
festival francophone, sous influence française. La responsable de
l'organisation de ce Festival, désignée par le gouvernement tunisien est en
même temps désignée par la France pour diriger le «Fonds Sud», un organisme
dépendant du ministère des Affaires étrangères français, et de subvention du
cinéma des pays du Sud. Pour beaucoup, il y a là conflit d'intérêts, et ceci
explique cela. Le 26 Octobre, à l'hôtel Africa, l'Ambassade de France réunit
des milieux du cinéma tunisien. Fréderic Mitterrand, le ministre de la Culture
français fait une apparition à la réunion. Elle est présidée par Serge Moatti,
de la chaine française France 5. Au présidium aussi, un réalisateur tunisien
connu pour sa francophilie, lance à la salle: «Certains crient au secours, la
France revient, moi je dis heureusement la France revient!». On reste ébahi de
tant de clarté. Pas la peine de chercher le néocolonialisme.
Il est là, assumé. D'autres, des officiels
Tunisiens du secteur de la culture «appellent à l'aide de la France et de la
culture française contre l'invasion des chaines satellitaires arabes» et que
«c'est le même combat contre l'intégrisme». Les Français sont eux même gênés de
tant de sollicitation servile et l'un d'eux, fait remarquer «nous ne pouvons
pas penser pour vous». Un réalisateur tunisien confie à un ami algérien:
«Regarde, regarde bien, la cinquième colonne, vois à quoi nous en sommes
réduits dans notre pays.» Deux mois après, éclatait l'Intifada tunisienne.
En Tunisie, et en Egypte, il y avait le même
sentiment d'humiliation et il y la même détermination à défendre la dignité
nationale. Simplement, elle prend, selon le contexte, des formes différentes:
en Egypte, c'est contre la honte de la soumission à Israël, en Tunisie contre
la persistance et le retour des formes culturelles, économiques et politiques
du colonialisme.
Echec et Mat aussi des tentatives d'opposer
les uns contre les autres les peuples arabes. Il n'y a pas si longtemps, on
avait essayé d'opposer la jeunesse algérienne et la jeunesse égyptienne, dans
une lutte fratricide, pour…un match de football, pour …un but marqué d'un côté
plutôt que de l'autre. Aujourd'hui, la réponse est venue, cinglante, à tous
ceux qui, prenant leurs désirs pour la réalité, espéraient avoir installé un
ressentiment durable entre les deux peuples. Combien paraissent dérisoires
aujourd'hui, le mépris anti égyptien affiché ici, comme le mépris anti algérien
affiché là, et les tentatives de nous convaincre de renoncer à la solidarité et
l'unité arabes.
La façon avec laquelle l'Intifada tunisienne
s'est répandue dans le monde arabe a aussi une signification culturelle. Celle
de la conscience, non seulement pour nous, mais pour le reste du monde , d'une
communauté de destin arabe, dont les évènements actuels révèlent l'évidence: Le
terme lui même d'Intifada qui unit la jeunesse arabe, de la Palestine à la
Tunisie; la protestation suprême de l'immolation du Maroc au Yémen, en passant
par la Mauritanie, la Tunisie, l'Algérie, l'Egypte, ce même geste terrible qui
est répété, imité d'un bout à l'autre du monde arabe, comme l'écho du même cri,
du même refus de l'humiliation, de la même aspiration à la dignité, nationale
et individuelle, et à la justice. Cette Révolution qui court d'un pays arabe à
l'autre, qui les parcoure, qui les fait frémir tous, même ceux qui paraissent
silencieux, à tel point qu'il semble que c'est la même Révolution, car c'est le
même message, transmis et compris dans la même langue, dans la même culture. Le
Monde arabe s'est réveillé. Ce n'est plus qu'une question de temps.
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Posté Le : 03/02/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Djamel Labidi
Source : www.lequotidien-oran.com