Algérie

Du travail qualifié au travail non qualifié: Partager le savoir



Alors que j'allais retirer de l'argent au distributeur, une personne m'a demandé de faire à sa place ce qu'il ne savait pas faire. Illettré, il ne savait pas faire avec la machine. En m'éloignant, je me suis dit, mais voilà ce que veut dire de manière plus générale mettre du travail qualifié dans du travail non qualifié : aider son prochain ! Bien entendu, c'est moi qui me suis mis à sa place et non lui qui s'est porté à la mienne ; mais sans difficulté, il aurait pu en être autrement. Puis de là, me portant à un niveau plus grand de généralité, je me disais les étudiants vont à l'université pour quitter leur milieu d'origine et non pour élever sa productivité. Voilà un premier décrochage du savoir de la société qui ne sera pas rattrapé. Ce n'est pas le milieu qui détache ses enfants pour améliorer sa productivité, c'est l'État qui détache les individus de leur milieu pour les former en vue d'encadrer la société et son activité. Et l'État ne transformera pas les cadres d'activité de la société qui lui permettront d'investir dans l'amélioration de la productivité de son travail. Il importera des activités, mais ne se mettra pas en place une division du travail dynamique, le savoir ayant décroché du travail social et n'y étant pas retourné. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec mes textes, rappelons que le travail social comporte deux dimensions : savoir (la connaissance (le savoir), la pratique (le savoir-faire), les attitudes (le savoir-être)) et énergie.

Disjonction du savoir et de la société [1]

L'université en s'interposant entre le savoir et la société les a disjoints, mais pas pour les conjoindre dans une nouvelle unité, les faire s'interpénétrer ; elle n'a pas été l'instrument de la société pour s'approprier le savoir-faire étranger. Elle s'est séparée du savoir de la société et ne s'est approprié du savoir du monde que la dimension de la connaissance, celle-ci étant déconnectée des deux autres, alors que faisait défaut le savoir-être pour s'incorporer le savoir-faire. On avait des universités sans laboratoires (savoir-faire) et des bibliothèques incohérentes livrées aux marchés. Déconnectées du travail, elles n'étaient pas au-dessus des entreprises, mais juxtaposées à côté d'elles. Elles n'étaient pas dans la recherche-développement de la productivité sociale. Les activités importées et les produits importés n'ont pas fertilisé les activités locales.

L'étudiant quand il est allé à l'université ne pensait pas revenir à son milieu ou rejoindre un autre milieu de travail défini ; de ce point de vue, il oubliait d'où il venait, ne savait pas où il allait. Les études ne consistaient pas, comme l'affirme la science économique standard, en la formation d'un capital humain comme amélioration d'un travail antérieur. À toutes les échelles, il n'y avait pas de calcul économique à la base de la formation : renoncer à un travail, à un revenu, pour un travail plus productif et donc plus rémunérateur. Au plan social, un tel détachement faisait oublier à l'étudiant sa responsabilité sociale. Les études consistaient de ce point de vue en un saut dans l'inconnu qui se prévalait seulement meilleur que le monde qui avait été quitté. Elles ne s'inscrivaient pas dans un effort collectif, dans un continuum du travail : pas étonnant que les étudiants ne savent pas pour quel travail ils étudient. Il ne s'agissait pas d'améliorer la productivité d'un travail duquel ils avaient été détachés pour améliorer un revenu familial. Il ne s'agissait pas non plus de redéfinir les cadres de l'activité sociale afin qu'une amélioration de la productivité avec l'incorporation d'un savoir-faire devienne possible. Il s'agissait d'obtenir des emplois publics standardisés, pourvoyeurs d'un salaire. Ce n'était pas le travail, sa productivité, qui définissait le salaire, mais le diplôme d'État : pas étonnant donc qu'une part importante des étudiants triche aux examens : compte le diplôme pas la qualification. Tous ne sont certes pas dupes de la fausse monnaie, il reste que celle-ci en chassant la bonne accroit le nombre de victimes. On suivait un modèle importé dont on ne voulait pas voir les résultats immédiats, on préférait croire ses promesses. Il n'y eut plus de paysans, de métiers apprenants, mais des employés et des rentiers.

Les marchés de l'enseignement supérieur

Depuis que l'emploi public est saturé, l'université forme pour des marchés privés intérieur et extérieur. Apparait alors la différence entre les familles qui ont investi dans le capital humain et celles qui ne l'ont pas fait. Les familles qui n'ont pas pu ou voulu investir dans la formation voient leurs diplômés adressés au marché intérieur. La capacité d'absorption des diplômés par le marché intérieur étant faible, les diplômés doivent se convertir dans des activités sans rapport avec leur diplôme. Notons que le nombre de diplômés s'accroit en même temps que le travail précaire. Un réajustement du savoir et de la société s'opère, il ne s'agit plus d'obtenir un emploi indépendant de l'activité, des besoins de cette dernière.

Investir dans les services aujourd'hui, dans le travail non qualifié, c'est investir dans ces produits de l'université. Il y a là un fonds qui possède un potentiel important, une société en mesure de se former tout au long de la vie. Ces étudiants sans qualités professionnelles ont au moins la qualité de pouvoir apprendre tout au long de leur vie, la capacité de s'approprier le monde, le savoir-faire étranger, autrement que le reste de la société. C'est un potentiel qui sera en jeu dans les décennies à venir. Sera-t-il méprisé ou valorisé ?

Investir dans les services, c'est remettre le travail qualifié dans le travail non qualifié, autrement dit, c'est réassocier savoir et énergie humaine. Nous avons appris avec la civilisation thermo-industrielle à dissocier savoir et énergie, voilà pourquoi nous ne savons pas faire ce qu'il s'agit d'apprendre aujourd'hui. J'oserai un exemple, le football. Un loisir pour le spectateur certes, mais un service. Dans ce travail, le savoir n'est pas dissocié de qualités humaines, physiques, psychologiques. Il n'en est pas moins très qualifié, ne voit-on pas tout le savoir qui accompagne ce joueur ? Et les loisirs dans une société disputent leur place aux subsistances, les complètent. Pensez au pain et au cirque dans l'Empire romain. Pensez à la foule dans les stades, aux sentiments qu'elle déclenche dans la société. Le savoir associé à l'énergie humaine développe dans la société, ce que ne sauraient diffuser les machines.

Ils produisent de la communion, de la confiance en soi. Investir dans les services où la civilisation thermo-industrielle n'a pas pu dissocier savoir et énergie, renforcer le pôle du savoir, c'est fabriquer un autre individu que le prolétaire de la civilisation thermo-industrielle, c'est promouvoir ces écoles qui fabriquent des techniciens dont le savoir n'est pas dissocié de l'humain. Refuser d'investir dans les services, c'est accepter une polarisation de la société qui opposerait des prolétaires et des champions.

Jean-Philippe Lachaux identifie sept «super-pouvoirs» présents chez les grands du sport : «Un champion sait acquérir une formidable maîtrise technique, développer des capacités athlétiques hors normes, lire le jeu de façon exceptionnelle, deviner les intentions de ses adversaires, ressentir son environnement comme une partie de lui-même, se laisser guider par des visions et manipuler une forme d'énergie invisible»[2]. Ces champions dont on déplore aujourd'hui les revenus, mais qui donnent une idée du monde de demain, en mal s'il poursuit le cours actuel (polarisation du marché du travail), en bien s'ils constituent le modèle général du travail (une distribution équitable de la productivité sociale).

Quant aux familles ayant investi dans l'éducation-formation de leurs enfants, elles poursuivent leur investissement en vue de le rentabiliser ; pour ce faire, elles ont envoyé leurs enfants achever leur formation, travailler et apprendre à travailler à l'étranger. Ce sont ces étudiants qui se portent à la hauteur du monde, à sa frontière technologique. Ils constituent un potentiel de compétitivité de la nation. Ils pourraient alimenter des secteurs d'exportation, s'ils pouvaient trouver les conditions internes et externes de travail idoine. Pourrait alors être envisagée une rencontre entre les potentiels de ces deux milieux sociaux (diplômés pour le marché intérieur et diplômés pour le marché extérieur) si s'aménagent certains rapports entre les deux circuits de l'économie domestique et de l'économie d'exportation, le secteur domestique apprenant du secteur d'exportation. À condition que ces deux secteurs partagent la même propension : privilégier le capital humain sur le capital physique. Car comme il a été dit et soutenu par l'économiste du développement Dani Rodrik, le développement ne s'effectuera plus de la manière dont il s'est effectué en Occident et en Asie orientale, par la séparation croissante du savoir et de l'énergie, la primauté du capital physique et financier sur le capital humain.

La liberté académique et la séparation du savoir et de la société

La massification-démocratisation de l'enseignement supérieur ne s'est pas accompagnée d'une différenciation adéquate[3]. L'université n'a pas adressé ses formations à des marchés précis. Elle ne les a pas adressées à des marchés intérieurs, parce qu'elle a fait sienne la rupture du savoir et de la société. Dans certains pays, on continue de cultiver cette séparation, parfois sous prétexte de liberté académique qui sonne alors comme un privilège. En vérité, cette séparation est la condition de la séparation du travail social et du travail académique, elle-même condition de la soumission du travail scientifique au capital financier. Le travail académique n'est plus au service du travail social, du travail non qualifié, mais au service du capital financier dont il se dispute les faveurs. Sous cette séparation fondamentale, la soumission du capital humain au capital financier se resserre avec la crise économique. Le statut et le revenu du travail académique sont associés aux profits de ce capital et non au produit du travail social. La liberté académique n'a pas besoin fondamentalement de séparer savoir et société, travail qualifié et travail non qualifié. Elle les sépare du fait de la connivence qu'elle s'est acquise avec le capital financier. Il la paie mieux, mais jusqu'à quand ?

Il est certain que les sociétés qui ont consacré cette séparation et qui manquent de ressources tendront à rationaliser leurs dépenses publiques, elles n'offriront pas beaucoup de liberté à leurs académiciens. Dans ces sociétés, la liberté académique est coûteuse, elle ne s'accommode pas d'un investissement à court terme, mais suppose un investissement dans le long terme. Dans ces sociétés, la liberté académique n'est pas associée au «commun», comme elle le revendique parfois, comptant davantage sur le financement public que sur le marché. Mais quand même elle est au service du commun, c'est encore pour servir la concentration du capital qui sait le mieux en profiter. Les sociétés qui ont consacré cette séparation, maintenant dissonante avec la polarisation du marché du travail, en s'appauvrissant, ne peuvent se permettre le luxe de la liberté académique : ceux qui paient voudront davantage de résultats.

La liberté a un coût, il ne faut pas s'attendre à ce que ce soit les maîtres qui paient ; quand ils le font, ce n'est pas sans contrepartie, c'est pour mieux la soumettre, la tenir entre leurs mains. Et ce n'est pas un État lui-même asservi au capital financier qui pourra la défendre.

Les étudiants des sociétés postcoloniales doivent réapprendre à traiter les problèmes de leur société, ils sont contraints de revenir dans la société, ils doivent apprendre à manipuler ses problèmes, séparer les problèmes solubles et ceux insolubles, examiner les conditions de solvabilité d'un problème qui n'est pas résolu, mais doit l'être. Ils doivent accepter de prendre les problèmes de productivité là où ils sont, là où ils peuvent les résoudre, là où ils peuvent apprendre à travailler ; c'est pour eux l'heure de rétablir la relation du savoir au pouvoir, à l'expérience sociale. Il faut suivre la productivité pas à pas, la substitution du capital au travail peut s'imposer dans une activité (agricole par exemple) du fait des conditions mondiales de production, mais elle ne constitue plus la règle générale. On ne peut plus supporter une substitution continue du capital au travail.

Les problèmes ont une histoire, ils ne sont pas tels qu'ils se présentent, mais tels qu'ils se fabriquent. Il faudra les prendre dans leur genèse pour les résoudre. Il y a aujourd'hui comme un retour forcé à la société, à la loi du marché diront certains. Un retour à la société signifiant à nos yeux pourtant davantage qu'un retour au marché, puisqu'il s'agira, si nécessaire, de revoir les conditions de production des problèmes et pas seulement les conditions de fonctionnement du marché, et toujours dans le sens d'une amélioration de la productivité sociale. On ne combattra pas la pauvreté, si on ne relève pas la productivité sociale, pas davantage si la productivité ne se tourne pas vers les emplois de faible productivité. On ne peut combattre le déclassement des classes moyennes par la substitution du capital au travail que par le mouvement inverse de substitution du travail au capital, du capital humain au capital physique ; de reclassement par le bas vers le haut des classes inférieures. Les outils numériques vont défaire des classes moyennes, ils peuvent reclasser des classes inférieures en classes moyennes.

Un taux de change qui s'est retourné contre son objectif

L'université n'a pas non plus adressé ses formations aux marchés extérieurs que la société aurait pu désirer pénétrer. La société qui n'avait pas les moyens d'équiper ses universités en laboratoires n'a pas envoyé ses enfants étudier à l'étranger pour revenir travailler dans leur pays, afin de s'incorporer le savoir-faire étranger et de s'interroger sur le savoir-être qui nous en rendrait capables. Elle a fait le contraire de ce qu'elle aurait dû faire dès le départ. À la sortie de la période coloniale, la tentation était grande. Elle a établi un taux de change qui privilégie les importations sur la production, d'abord pour soutenir l'industrialisation, puis le pouvoir d'achat, au lieu d'un taux inverse ou d'une inversion progressive qui privilégie la production et incite les travailleurs émigrés à importer du savoir-faire. Elle les a conduits à rester travailler à l'étranger et à revenir profiter de leur pouvoir d'achat étranger. Au lieu de fabriquer des producteurs indépendants, elle a fabriqué des salariés. Au cours des premières années de l'indépendance, les travailleurs émigrés qui avaient acquis un certain capital à l'étranger rentraient travailler dans leur pays tant qu'ils pouvaient et devaient laisser leur famille en Algérie ; mais dès que le regroupement familial put avoir lieu, le taux de change désavantageux à la production relativement à l'importation persistant, travailler en Algérie pour eux ne signifiait plus revenir vivre avec leur famille.

L'incorporation du savoir étranger et l'amélioration de la productivité sociale butent sur le taux de change qui privilégie les importations sur la production. Ce taux de change a permis la conversion d'une catégorie privilégiée de la population en importateurs, non en producteurs. Acheter du capital physique et de la connaissance, ce n'est pas s'industrialiser. Il manquait au savoir ses deux autres dimensions (savoir-faire et savoir-être). Le nationalisme algérien n'a donc pas été un nationalisme économique au contraire des petits pays d'Asie orientale ; son destin a été celui d'un nationalisme politique soutenu par une richesse naturelle, les hydrocarbures. Ce nationalisme faisait la fierté de ses dirigeants avec l'affiche d'une politique d'industrialisation (les trois révolutions), il persiste avec de nouvelles fiertés politiques qu'il dispose dans ces bagages, pendant que certains en profitent pour cultiver leurs jardins. Mais on ne peut pas trahir longtemps son passé, le nationalisme devra trouver de nouvelles racines, de nouveaux combats, s'il ne veut pas s'étioler, se dégrader.

Afin que les ressources considérables investies dans la formation supérieure ne soient pas dilapidées, afin que le marché national puisse absorber des étudiants qui ont acquis le bagage nécessaire pour une formation tout au long de la vie et que la productivité puisse s'élever rapidement dans la production locale, il faut inverser, ne serait-ce que rééquilibrer, le rapport des importations et de la production. Mais un tel renversement n'est assurément pas facile. Le taux de change a déconnecté le niveau de vie de la production hors hydrocarbures. Adopter une politique graduelle de transformation du taux de change peut s'avérer incapable de renverser le cours des choses. Il faudrait une politique plus agressive qui suppose d'affronter une population attachée à son niveau de vie qui n'a plus beaucoup confiance dans le capital politique. Établir un taux de change avantageux pour la production suppose de transformer une coalition d'importateurs et de consommateurs en coalition de producteurs et de consommateurs[4]. Si le politique se refuse à un tel objectif explicite, la société ne pourra pas avoir confiance dans l'avenir. Le pouvoir politique dans l'obligation de rogner le pouvoir d'achat de la société de la manière la moins douloureuse, fabriquerait du désespoir, dilapiderait le capital humain qui a été accumulé. Être nationaliste aujourd'hui, c'est préférer la production à la consommation. C'est sur d'autres rails que la société doit être mise. Transformer sa préférence pour les importations par celle pour la production, suppose que la distinction sociale ne repose plus sur les apparats, mais sur les contributions.

Pour ce faire, il faut que le capital se remette impérativement dans le travail, le travail qualifié dans le travail non qualifié, que soit rendu à la société le travail accumulé, que l'enrichissement non productif soit banni. Les riches doivent être incités à assumer leur responsabilité sociale et non à faire sécession.

Marché et dispositions sociales

Dans son essai la liberté individuelle : une responsabilité sociale[5], Amartya Sen soutient, en s'appuyant sur l'exemple d'une famine qui frappa le Bengale en 1943, alors que la nourriture disponible était suffisante, qu'une telle famine ne pourrait avoir lieu dans une démocratie ; qu'il faut comprendre dans la liberté, une liberté négative (absence de contraintes) et une liberté positive (liberté de choisir).

Il donne, pour ce dernier point, l'exemple d'un travailleur qui est contraint de travailler dans des conditions qui mettent fin à sa vie. Il soutient alors que l'organisation sociale doit se préoccuper des libertés individuelles qu'elle produit[6]. La société doit évaluer les libertés individuelles qu'elle produit, elle doit se demander si elle peut s'en satisfaire ou pas. Elle doit débattre de ses valeurs, se demander si elle peut accepter que la liberté de choisir des uns soit illimitée et celle des autres complètement absente.

Je voudrais poursuivre à sa suite et soutenir que l'organisation sociale qu'il appelle suppose certaines dispositions sociales : ceux qui disposent des moyens de nourrir la population ne doivent pas accepter de voir une partie de la population mourir de faim[7]. La science économique mainstream dissocie préférences individuelles et préférences collectives. Il n'y a de dispositions collectives qu'à postériori, autrement dit, seulement après que chaque individu ait suivi son intérêt personnel, ses préférences individuelles. Mais pourquoi donc les individus ne tiendraient-ils pas compte de leur expérience, des dispositions collectives qui résultent de leurs dispositions individuelles ? Pourquoi donc les individus abandonneraient-ils leurs dispositions collectives à la boîte noire du marché ou à une main invisible ? De petites mains bien concrètes, ne pourraient-elles pas s'en mêler ? La boite noire serait-elle complètement indéchiffrable ? En vérité les individus font, et s'ils le souhaitent peuvent bien faire, avec leurs préférences collectives, même s'ils ne maîtrisent pas tout le processus de fabrication des préférences collectives. L'expérience les instruit, car ils tiennent le processus par ces deux bouts, les préférences individuelles au départ et celles collectives à la fin. Peut-on parler de démocratie s'ils ne peuvent pas le faire ? Et peut-on imaginer un producteur qui ne tienne pas compte des préférences collectives des consommateurs pour prendre ses décisions de production ? Les entreprises globales n'ont-elles pas les moyens d'influencer celles individuelles pour déterminer celles collectives ? Les dispositions sociales sont dans le marché, les préférences individuelles interagissent avec les préférences collectives, leurs interactions décident du marché. Le marché formatant les préférences collectives en se basant sur les seules préférences individuelles sous influence du capitalisme financier ; les dispositions sociales formatent le marché avec des préférences individuelles congruentes à des préférences collectives désirées et prédéfinies dans une économie sociale de marché. Ainsi, si l'on réintroduit dans le marché les dispositions sociales des riches vis-à-vis des pauvres, des classes moyennes vis-à-vis des classes inférieures, beaucoup de choses s'éclairent, le primat des préférences individuelles sous influence du capital financier ou des préférences collectives démocratiques sur les préférences individuelles.

Bref, le développement aujourd'hui demande des dispositions sociales qui autorisent un autre rapport du capital au travail qui ne soit pas d'extraction, de simple substitution et de concentration, mais de complémentarité entre les différentes formes de capital, qu'il soit naturel, social, culturel, physique, financier ou humain, afin de distribuer le capital de la manière la plus efficace et la plus équitable. Ajouter du travail qualifié au travail qualifié, autrement dit investir à la frontière technologique pour participer à la production mondialisée et à la compétition avec les grandes entreprises globalisées, et ignorer le travail non qualifié, c'est tourner le dos à la masse des actifs et c'est s'exposer à une aventure hypernationaliste qui prétendrait rendre à cette masse de sociale une certaine autorité.

Potentiels

Notre société n'est pas sans potentiel. Certains qui voient le verre à moitié vide ne le voient que se vider, ils oublient qu'il est à moitié plein et qu'il peut se remplir. Nous n'avons pas réalisé les objectifs que nous visions, mais nos intentions ayant été bonnes, il en reste quelque chose de bien. Nous avons fait du développement humain, mais pas d'accumulation de capital physique. Il faut en prendre notre parti, nous ne serons pas comme la Corée du Sud qui était aussi pauvre que nous à notre indépendance et dont nous ignorons la prochaine destinée avec la crise de la civilisation thermo-industrielle.

Nous sommes en présence de deux potentiels qui peuvent se compléter, celui de deux sociétés, l'une apprenant du monde et une autre capable d'apprendre. Les outils numériques d'aujourd'hui balaient beaucoup de frontières, celle linguistique d'importance pour le savoir, n'en est plus une. L'obstacle linguistique pour l'université peut ne plus en être un. L'université doit retrouver sa place dans la société, s'immerger en elle, accueillir ses problèmes, apprendre d'elle, apporter à ses débats intérieurs la contribution des débats extérieurs. Une communauté scientifique ne peut se former qu'autour de la société. Sa dispersion actuelle est le fait de sa séparation de la société, sous l'effet de la dichotomie entre savoir et société. Les débats de nos scientifiques quand ils en ont, ne sont pas dans les débats de la société quand elle en a, mais dans ceux extérieurs. Car dans ces derniers ils croient pouvoir progresser et être pleinement. Les conséquences sont considérables en termes politiques et économiques. Une société qui en son cœur ne dispose pas de réelle communauté scientifique ne sait pas débattre, ne débat pas, ne peut être ni démocratique, ni développée. Dans la communauté scientifique et avec elle, la société apprend à débattre.

La société formée de travailleurs scientifiques et techniques émigrés pourrait constituer un secteur d'exportation, celle universitaire attachée au marché intérieur une économie domestique. Un secteur d'exportation diversifié de niches plutôt que de production de masse, intensif en capital humain apportant différents capitaux au secteur domestique, le complétant. Une économie domestique travaillant sur le front de la productivité sociale et de sa répartition. Sur ces deux fronts, et particulièrement sur celui domestique, il faudra prêter une attention particulière à la complémentarité des différentes formes de capital. Elle n'est pas donnée, des difficultés structurelles et des propensions sociales peuvent s'y opposer. L'individu actuel biberonné au salariat est largement formaté par l'individu possessif, il doit retrouver l'individu collectif qu'il a été et qu'il a oublié[8].

Notes :

1. Voir nos articles Gouvernance des universités : de la massification à la diversification, transformer une faiblesse en une force. A. Derguini. CREAD, 2006. 2, 2006. Et vers quelle cohérence et quelle différenciation du système de l'enseignement supérieur? https://www.asjp. cerist.dz/en/downArticle/22/22/77/9537




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