Algérie

Du souk au show-room



La tradition distinguait les conteurs professionnels des amateurs et ceux-ci des conteuses.Le conte en Algérie et ses pratiques ont fait l'objet de nombreuses publications qui, en dépit de leur succès auprès de larges lectorats, demeurent souvent méconnues. Parmi elles, figurent les ouvrages qui se distribuent en recueils de contes et essais de recherche. Plusieurs écrivains s'y sont exercés, tels Marguerite Taos Amrouche, Rabah Belamri ou Boualem Sansal. On peut citer également à titre d'exemple : Les contes populaires algériens d'expression arabe d'Abdelhamid Bourayou (Ed. OPU, 1993) ; Contes algériens de Christiane Ben Achour et Zineb Ali Benali (Ed. L'Harmattan, 0000) ou Le Figuier magique et autres contes algériens de Michele Galley, livre-CD avec la voix de Aouda (Ed. Geuthner, 0000). Viennent ensuite les thèses, mémoires et articles scientifiques, également nombreux.
Parmi eux, le travail de Rahmouna Mehadji, maître de conférence à l'Université d'Oran-La Sénia et chargée de recherche sur le patrimoine immatériel algérien au CRASC (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle), s'impose par sa constance et sa pertinence. Elle a publié notamment une contribution très intéressante sur «Le conte populaire dans ses pratiques en Algérie»*. Elle s'y est attachée à répertorier et analyser les différentes formes et lieux d'expression sociale du conte et surtout leurs différents acteurs, signalant cependant, dès le début, qu'il s'agit d'un «usage sérieusement compromis en Algérie».
Cette recherche s'est appuyée en partie sur le travail de collecte de contes qu'elle a effectué dans la région d'Oran entre 1998 et 2005 en vue de déterminer l'image de la femme véhiculée dans ce corpus oral de l'imaginaire. Parmi les nombreux aspects de cette riche contribution, Rahmouna Mehadji distingue dans la tradition trois types de conteurs : les professionnels, les amateurs et les conteuses. Les premiers, qui ont existé durant des siècles, étaient de «véritables artistes-orateurs». Leur art consommé du récit s'exprimait au cours des halqate (ou séances), dans des espaces publics, et donc devant des publics exclusivement masculins du fait du confinement de l'élément féminin. L'auteur met en avant l'importance et la fréquence de cette pratique.
«Dans la société traditionnelle algérienne, précise-t-elle, la pratique du conte est remarquable dans le sens où chaque rassemblement donne l'occasion à la narration d'une histoire : toutes les rencontres sont un prétexte pour transmettre un savoir à travers une parole. Aujourd'hui encore, dans certaines régions, il ne peut y avoir un groupement de personnes sans qu'il n'y ait motif à raconter des histoires. Pour les hommes, les occasions sont nombreuses : djemaât, réunions de clans ou de quartiers, occasions de travaux agricoles, rencontres dans les cafés, les mosquées, assemblées sur les places publiques à proximité des souks, tous ces lieux sont propices à l'échange verbal qui s'organise autour de légendes, de contes, de proverbes, de paraboles, de devises et d'histoires de familles ou de villages».
Les conteurs professionnels étaient rémunérés et disposaient, non seulement d'un statut d'artiste, mais également d'une reconnaissance qui les haussait au rang de «sage au véritable sens du terme». Leur rôle social de divertissement et de transmission des valeurs culturelles s'affirmait davantage durant les épreuves historiques. «L'histoire algérienne de la période coloniale et de la guerre de Libération nationale fournit de multiples exemples où le conte a été utilisé et a servi à véhiculer des mémoires, des idéaux et à galvaniser des espérances», affirme ainsi Rahmouna Mehadji.
La deuxième catégorie, celle des conteurs amateurs, «même s'ils disposent des mêmes facultés que les conteurs professionnels», pratiquent cet art de manière sporadique, spontanée et sans rémunération. Ils exercent leur talent le soir généralement, dans des cercles fermés d'amis ou de parents, lors de cérémonies à domicile. Contrairement aux professionnels, ils sont plus éclectiques : «Ils pratiquent plusieurs genres à la fois et parfois avec un égal bonheur : contes ou fables, épopées ou généalogies, proverbes ou devinettes et énigmes».
Enfin, viennent les conteuses qui appartiennent aussi à la catégorie des conteurs amateurs, mais avec une spécificité importante. En effet, même si elles sont majoritaires, car la tradition du conte est plus forte et présente dans l'univers féminin, entre femmes et envers les enfants, car le conte fait partie de l'héritage culturel à transmettre, elles n'ont aucune reconnaissance sociale de leur pratique. En d'autres termes, un conteur professionnel ou amateur a du talent, tandis que l'on considère cette pratique comme une fonction attachée au statut de femme. En relevant cette discrimination, Rahmouna Mehadji souligne que les femmes résistent plus à la déperdition générale de la pratique : «Hélas ! Force est de constater aujourd'hui que conteurs professionnels et conteurs amateurs ne sont plus que de vieilles reliques pour quelques-uns, de pâles souvenirs pour les autres, une réalité totalement inconnue pour les moins chanceux. Même les vieillards qui représentent la tradition et la sagesse de la société ne savent plus ou ne veulent plus conter de nos jours. Ce qui n'est pas le cas des conteuses».
Depuis, la télévision est passée par là, puis la parabole, puis Internet, puis les mobiles, et seules les pannes d'électricité viennent parfois réveiller un peu la pratique des contes. Mais il peut prendre des formes nouvelles à travers le livre ou le CD ou encore des initiatives telles que celle d'un concessionnaire de voitures japonaises qui, pour attirer le public, lors du dernier Ramadhan à Alger, a offert des soirées de contes dans ses show-rooms !

* in L'Année du Maghreb, 2005-2006. Lire l'intégralité sur http://anneemaghreb.revues.org/151


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