Publié le 27.06.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Par Adriana Lassel
Quelle est la relation entre un écrivain et l’écriture ? Est-ce une forte pulsion intérieure, une vocation, un besoin ? Il y a ceux qui écrivent dès l’enfance, la petite enfance, comme l’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa, et ceux qui écrivent leur premier roman après quarante ans comme l’écrivaine franco-algérienne Rachida Brakni. Pour ces deux écrivaines, c’est l’histoire familiale qui inspire leurs romans L’échelle de Jacob et Kaddour, respectivement. Il est vrai que, dans les deux cas, ce qui intéresse le plus ces deux auteures, au-delà du portrait d’un grand-père et d’un père, c’est le lien qu’elles en font avec l’histoire nationale et son contexte historique, que ce soit avec le judaïsme, dans le cas de Jacob, ou avec l’émigration algérienne de l’époque coloniale, dans le cas de Kaddour.
Si nous nous arrêtons sur l’écriture qui convoque l’émotion et la réflexion, qui cherche la réalité historique et poursuit l’objectif – utopique ou réel ? – de changer les choses, nous nous retrouverons face aux auteurs que la question sociale, politique, féministe ou autre pousse à se révolter contre ce qu’ils considèrent comme inacceptable et à transformer la plume (ou le clavier) en épée de combat, car ce type d’auteurs est un rebelle et aussi un apprenti. Au fur et à mesure qu’il avance dans l’élaboration de son œuvre, il apprend et comprend mieux tout ce qui concerne l’humanité qu’il a en face.
Cet auteur cherche à saisir la psychologie de l’être humain tout en exprimant le besoin de se comprendre lui-même, c’est pourquoi il relate ses expériences personnelles pour retracer sa propre trajectoire en l’insérant dans la trajectoire commune, à laquelle il appartient.
Djoher Amhis-Ouksel appartient à cette catégorie d’auteurs. Née en pleine colonisation française, en Kabylie, seule sa volonté inébranlable a fait qu’elle est allée plus loin que son statut de femme amazighe au destin tracé d’emblée à cause des conventions d’une société patriarcale et traditionnelle.
Fille d’un enseignant «indigène» du primaire formé à l’École normale de Bouzaréah, elle a appris à lire et à écrire à l’école où travaillait son père dans un petit village colonial. C’était une bonne élève et son père en était fier. Sa mère l’aidait comme elle pouvait en la libérant des tâches ménagères. Au village, sa sœur et elle étaient les seules Algériennes à aller à l’école. Les mamans françaises avaient honte de voir leurs filles dépassées par «une Arabe». Vint ensuite le certificat d’études, puis l’École normale de Miliana qu’elle fréquentera de 1945 à 1949. C’est ainsi que la jeune Djoher entamera une longue carrière dans le domaine éducatif.
Elle exerce à Thénia, puis au lycée de Médéa en qualité de professeure des écoles. Après quelques années au poste d’inspectrice de l’éducation nationale, elle retourne à l’enseignement de la littérature dans un lycée d’Alger.
En 1983, elle met fin à sa carrière dans l’éducation et se consacre pleinement à l’écriture. Après toutes ces années dédiées à l’enseignement des lettres, elle entreprend la tâche de rédiger des guides de lecture des principales œuvres d’auteurs algériens. Son esprit d’éducatrice, sa passion pour la culture, pour son pays et son patrimoine stimulent son désir de transmettre à la jeunesse des notions sur la littérature nationale, et à travers elle, sur l’histoire, l’âme et l’identité du peuple algérien. Dans son livret Vivre ensemble, vivre mieux,(1) Djoher dit : «Il est plus que jamais temps de réconcilier l’Algérien avec lui-même en se réappropriant le patrimoine de son pays, se reconnaître soi-même pour aller vers l’autre et établir des relations d’humanité.»
Voyant que le travail de Djoher Amhis était une aide précieuse pour garder vivante la connaissance des auteurs nationaux, les Éditions Casbah ont créé pour elle la collection «Empreintes», adressée en priorité aux jeunes. La première étude remonte à 2004 et s’intitule «Taâssast».
Une lecture de La Colline oubliée, un roman de Mouloud Mammeri. En 2010, c’est La Voie des Ancêtres. Une lecture de Le Sommeil du Juste de Mouloud Mammeri qui est publiée. La dernière étude de l’auteure, parue cette fois aux Éditions Imal, a pour titre Mouloud Mammeri Aguram n Ath Yenni. L’on perçoit à travers ces études répétées sur Mouloud Mammeri sa grande admiration pour l’écrivain qu’elle surnomme «le sage de Ath Yenni».
Outre ses lectures pédagogiques, Djoher Amhis-Ouksel est poétesse et auteure d’articles et de contributions sur l’histoire et l’actualité algériennes. Sa création poétique, son expression autobiographique viendront à l’âge de la maturité. Bien qu’ayant été une bonne élève, la petite Djoher était en proie à la timidité et à la confusion dans le monde français de l’école primaire et plus tard de l’École normale.
D’autre part, dans le milieu traditionnel kabyle, l’adolescente avait honte de son corps qui acquérait les formes de femme. Lorsqu’elle marchait dans la rue, elle sentait un désir irrésistible d’être invisible.
Dans un entretien avec Téric Boucebci dans Phoenix. Cahiers littéraires internationaux(2), en juillet 2013, Djoher a avoué : «Le premier texte que j’ai écrit avait pour titre : L’émergence du Je comme repère identitaire. C’était à la suite d’un atelier d’écriture avec Fatima Mernissi, au Maroc. J’ai pris conscience que dire ‘’je’’ était essentiel comme affirmation de soi. J’ai pris conscience des inhibitions que mon éducation avait provoquées : la peur, la culpabilité, l’effacement de soi. Je n’étais pas habituée à dire ‘’je’’, car dire ‘’je’’ c’est s’affirmer comme un être à part entière, face à l’autre.»
Sa poésie exprimera sa liberté : «Je marche libérée de mon corps/Je marche la tête haute./Ma démarche est assurée./Je regarde le ciel, les arbres, les toits des maisons/Je bois à pleins poumons l’air du printemps/Je respire ! Je respire intensément…» Le Chant de la Sittelle, p.53.(3)
Ce n’est pas étonnant que l’écrivaine, à un moment de sa trajectoire vitale, exprime toute sa révolte avec cette phrase : «Je porte en moi une double révolte, celle de ma mère, victime du système patriarcal, celle de mon père, victime du système colonial» (Phoenix, p.47).
L’essence profonde de cette écrivaine algérienne, amazighe et pédagogue de grande culture est la révolte. Ses souvenirs d’enfance, le déni et le silence dans lesquels vivaient ces femmes – sa mère lui disait «n’oublie pas, ma fille… Rappelle-toi les souffrances des femmes de chez nous» – font d’elle la défenseure de la liberté des femmes de son pays. Elle n’oublie pas non plus les souffrances de son père : «De sa vie d’instituteur je ne me rappelle que de ses moments de révolte.» «Instituteur indigène, avec tout ce que l’indigénat de l’époque charriait de connotations péjoratives» (Le Chant de la Sittelle, p. 42).
Observatrice attentive de l’actualité internationale et de la vie de son pays, elle fait entendre sa voix dans de nombreuses émissions à la radio et à la télévision, à l’invitation de Saiah Youcef, Karim Amiti ou autres journalistes.
Dans les colloques et les conférences, elle insiste toujours sur le rôle important de l’éducation et de l’instruction, à une époque où la violence et la haine obscurcissent la pensée rationnelle. «Il faut remettre notre pays sur les rails de l’Histoire authentique, faire connaître notre patrimoine qui est extrêmement riche», nous dit-elle.
C’est d’ailleurs pour l’ensemble de sa carrière littéraire et pour son dévouement que deux prix lui ont été décernés en 2012 et en 2013, respectivement. Le premier, le prix Mahfoud Boucebci, lui a été octroyé en reconnaissance de son action en faveur de la jeunesse ; le second, prix de la Fondation Nedjma, lui a été accordé aux côtés de six autres écrivaines(4) en hommage à la femme écrivaine, à l’occasion de la Journée internationale de la femme.
Plus tard, en 2016, un film documentaire intitulé Djoher Amhis, une femme d'exception a été écrit par Malek Amrouche et réalisé par M’hamed Amrouche en hommage à «Nna L'Djoher», comme l'aiment à l'appeler ses amis. Il met en valeur le parcours de cette femme volontaire et profondément engagée dont l’une des missions est de servir de guide légitime des lectures littéraires d’écrivains algériens.
La sélection des auteurs faite par elle pour ses lectures commentées et publiées par Casbah Éditions est la suivante :
- Taâssast. Une lecture de La Colline oubliée. Alger, 2004.
- Dar Sbitar. Une lecture de La Grande Maison de Mohammed Dib. Alger, 2006.
- Le prix de l’honneur. Une lecture de Le grain dans la meule de Malek Ouary. Alger 2007.
- D’une rive à l’autre. Une lecture de La terre et le sang et Les chemins qui montent de Mouloud Feraoun. Alger, 2009.
- La voie des ancêtres. Une lecture de Le sommeil du Juste de Mouloud Mammeri. Alger, 2010.
- L’exil et la mémoire. Une lecture des romans de Taos Amrouche. Alger, 2011.
- Benhadouga, la vérité, le rêve, l’espérance. Alger, 2013.
- Tahar Djaout, ce tisseur de lumière. Alger, 2014.
- Mimouni, l'écrivain témoin et conscience. Alger, 2015.
- Assia Djebar, une figure de l'aube. Alger, 2016.
- La dame d’Ighil Ali, une lecture de Histoire de ma vie de Fadhma Aïth Mansour Amrouche. Alger, 2021.
Ses messages en faveur de l’éducation et de l’instruction et pour la mise en valeur du patrimoine national l’amènent, inévitablement, à une considération particulière pour l’œuvre de l’homme de lettres et de sciences, infatigable défenseur de la culture et de l’identité algériennes, Mouloud Mammeri.
L’œuvre qui ouvre cette série de lectures littéraires est le commentaire du roman La Colline oubliée de Mouloud Mammeri. Djoher Amhis-Ouksel donne de manière succincte des indications précises sur le lieu, l’époque, les personnages et les relations humaines qui vont être développées tout au long de la narration de l’histoire. Le contexte reflète l’organisation de la société montagnarde kabyle. Le livre se termine par une information en annexe sur la vie et l’œuvre de Mouloud Mammeri ; sur l’auteur et la critique ; les hommages posthumes qui lui ont été rendus après sa mort – le 25 février 1989 – et l’émouvante lettre de Tahar Djaout.
En 2010, Casbah Éditions publie la lecture du roman Le sommeil du juste. L’action se déroule dans le village d’Ighzer, en 1940. Les personnages principaux sont le père, qui représente la vie et les valeurs traditionnelles, et ses trois enfants. Slimane abandonne le village de montagne à la recherche de travail dans le monde colonial de la plaine. C’est un monde nouveau où on parle d’autres langues, l’arabe et le français. Slimane se sent étranger et comprend peu à peu ce que veut dire être colonisé. Un autre des enfants, Arezki, celui qui a le plus étudié, comprend aussi le monde dans lequel il vit après avoir découvert avec déception l’inégalité dans le traitement social. Le troisième des fils, Mohand, est la victime de la misère et de l’exploitation. Après avoir travaillé comme ouvrier en France, il revient pour mourir dans son village, atteint de tuberculose.
Sur fond de guerre mondiale, les fils prennent conscience de leur statut de dominés et affrontent le père en méprisant son monde traditionnel. Ce sont des temps de changement des mentalités qui se terminent par la tragédie du père, qui se réfugie pour toujours dans la religion et la folie. Pour ses enfants, Ighzer est un lieu où l’intransigeance des valeurs traditionnelles et la force de la colonisation étouffent la personnalité. Mais il y a l’espoir de changer et de briser cette situation stagnante. La prise de conscience est une préparation à l’insurrection qui émerge du peuple algérien et qui mènera vite à la guerre de Libération nationale.
En octobre 2023, les Éditions Inal publient la dernière étude de Djoher Amhis-Ouksel : Mouloud Mammeri Aguram n Ath Yenni. Comme l’indique dans sa préface Ghenima Rekis Kemkem et suite à sa suggestion, l’auteure a souhaité rassembler tous ses travaux sur l’écrivain kabyle afin de laisser un document de référence aux jeunes lecteurs. C’est véritablement un livre d’un apport précieux sur Mouloud Mammeri, valable pour tout lecteur désireux de mieux connaître l’écrivain.
L’auteure reprend ici les articles, les contributions, les conférences qu’elle a données sur l’homme de lettres et de sciences. Elle souligne ses différents domaines de recherche : ethnologie, anthropologie, littérature, linguistique, lexicologie et mentionne le dictionnaire en langue amazighe rédigé en collaboration avec le père Cortade. Parmi les principaux traits de la personnalité de l’écrivain, Djoher Amhis-Ouksel met en évidence celui de l’intellectuel libre, de l’écrivain engagé, de l’implacable dénonciateur du système colonial et du défenseur de la culture et de l’identité algériennes.
Pour définir Mouloud Mammeri comme intellectuel, l’auteure cite Edward Saïd qui dit dans son livre Des intellectuels et du pouvoir (Seuil, 1996) : «Le rôle de l’intellectuel est de dire ainsi pleinement, aussi honnêtement et aussi directement que possible, la vérité. Cela implique qu’il ne se soucie ni de plaire, ni de déplaire au pouvoir, ni de s’inscrire dans la logique d’un gouvernement, ni de répondre à un intérêt de carrière.» (p.43).
Mouloud Mammeri est donc, en tant qu’écrivain et qu’intellectuel, un homme libre qui veut se mettre au service de son peuple, de son patrimoine national et de l’humanité tout entière. C’est également un écrivain engagé pour le destin de son pays. À la fin du livre, en annexe, figure la «Lettre à un Français», écrite à la fin de novembre 1956.
La profonde douleur de voir les souffrances des Algériens à cause de la guerre de libération, qui en est maintenant à sa deuxième année, pousse Mammeri à dénoncer de manière implacable le système colonial qui opprime, démoralise, isole et enferme chaque être humain dans une solitude sans espoir. La dénonciation de Mammeri du colonialisme est toujours valable aujourd’hui, car beaucoup de peuples sont encore victimes du système colonial.
Les études et les propos de Djoher Amhis-Ouksel sont eux aussi toujours valables aujourd’hui. Il suffit simplement de vouloir la lire et l’écouter.
A. L.
(Texte traduit de l’espagnol par Souad Hadj-Ali Mouhoub)
Notes :
1. Vivre ensemble, vivre mieux, Juba Éditions, Alger 2018.
2. Phoenix. Cahiers littéraires internationaux. France, juillet 2013- N°10.
3. Le Chant de la Sittelle, autobiographie, Espace Libre, 2012.
4. Inam Bioud, Maïssa Bey, Rabia Djelti, Leïla Hamoutène, Fatima Bakhaï et Hadjer Kouidri.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 28/06/2024
Posté par : rachids