Algérie

Djelloul Yelles : une mémoire musicale algérienne disparaît



Djelloul Yelles : une mémoire musicale algérienne disparaît
Il y a quelques jours, disparaissait dans la plus grande discrétion une figure historique importante de la scène musicale algérienne. Si, comme c’est malheureusement trop souvent le cas, les institutions avaient, apparemment, perdu jusqu’au souvenir de sa contribution humaine, pédagogique et scientifique au rayonnement national et international de notre patrimoine culturel, nombreux étaient, par contre, les musiciens, musicologues et amoureux de la Sanâa qui continuaient à entretenir avec lui des liens d’estime et de reconnaissance. De fait, ce n’est que justice, compte tenu du parcours exemplaire de feu Djelloul Yelles.
Né à Tlemcen le 10 février 1922, dans une modeste famille d’artisans tlemcéniens, il manifeste très tôt des prédispositions évidentes pour la musique. Malgré les rigueurs de la condition coloniale, soutenu par un père lui-même sensible à l’importance de la tradition maghrébo-andalouse, il réussit à acquérir les rudiments de la formation musicale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il se retrouve à Alger où il suivra les cours de musique du Conservatoire d’Art dramatique. Dans la même période, lorsqu’il revient à Tlemcen, pour les congés scolaires, à la suite d’autres maîtres et amoureux de la Sanâa tlemcénienne, il entame un travail de collecte et de notations du répertoire tlemcénien, sous la houlette du grand maître Cheikh Larbi Bensari. Cette vaste entreprise ne cessera de l’occuper sa vie durant.

Par la suite, désireux de se doter de tous les outils théoriques et méthodologiques à même de lui permettre de contribuer à une meilleure connaissance et à une transmission rationnelle du patrimoine musical maghrébo-andalou, il décide de partir en France. Il fait alors partie de cette poignée de jeunes intellectuels «indigènes» qui affronte les rigueurs de l’exil, dans le contexte particulièrement difficile de l’immédiat après-guerre. Sensibilisé très jeune aux enjeux politiques de la domination coloniale, militant du PPA, puis du Parti communiste, il poursuit également son engagement, à Paris aux côtés de ses camarades.

Inscrit au Conservatoire de Paris, ses études supérieures déboucheront sur un premier prix de clarinette. Dans le même temps, il aura suivi les cours d’Olivier Messiaen à la Schola Cantorum. Parvenu à la dernière étape de sa formation supérieure (direction d’orchestre), il décide de rentrer en Algérie, conscient que, dans le contexte colonial, il est inconcevable qu’un orchestre de chambre français puisse être jamais dirigé par un «Arabe»… De plus, il a la conviction que son devoir l’appelle dans sa patrie et que, fort de ses acquis, il lui faut à présent poursuivre la tâche de prise en charge du patrimoine musical algérien.

Les hasards de l’histoire -l’élection d’un maire communiste à Sidi-Bel-Abbès (René Justrabo) -lui permettent de candidater à un poste d’enseignant au Conservatoire municipal de cette ville. Il y est nommé en 1950 et s’installe ainsi avec sa famille dans la «capitale de la Mekkera». Il est, officiellement, chargé de la «Classe de musique orientale» (une terminologie, ô combien révélatrice des fantasmes coloniaux de l’époque). Il formera, plusieurs générations de jeunes musiciens et musiciennes (exclusivement «indigènes», cela va de soi). En parallèle, il poursuit son travail de recherche sur la Sanâa et maintient des liens personnels et intellectuels très forts avec ses pairs et amis musiciens et musicologues tlemcéniens. Il est, en particulier, très proche des membres et animateurs de la grande association musicale, la SLAM.

Dès l’indépendance, il est tout, naturellement, nommé directeur du Conservatoire municipal de Sidi Bel-Abbès. En plus de ses fonctions administratives, il continue à assumer ses tâches de pédagogue -comme en témoigne le nombre de ses anciens élèves, professeurs de musique, en poste dans l’ouest du pays. Il s’implique, également, au niveau local et régional dans l’organisation de nombreuses manifestations culturelles (festivals) pour ce qui relève du volet musical.

En 1967, il est contacté par feu Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre de l’Information. Ce dernier envisage de lancer un vaste programme visant à développer l’enseignement, la pratique et la recherche de la musique, en Algérie. Ce programme se propose d’assurer une véritable prise en charge de l’éducation musicale, à tous les niveaux (de la maternelle au lycée), de former des virtuoses (dans les différentes classes d’instruments), de relancer la recherche dans le domaine musicologique et de constituer des archives musicales aussi complètes que possible (dans l’objectif de permettre l’étude scientifique de ce riche patrimoine).

Djelloul Yelles accepte cette lourde responsabilité et il devient ainsi le premier directeur de l’Institut national de Musique dont il assume la création. Il s’agit d’un chantier complexe qui lui prendra plusieurs années de dur labeur. Car tout est à faire. Depuis la réhabilitation de l’ancien immeuble haussmannien de la rue Hocine Tiah, jusqu’à la mise en place des équipements techniques (pour l’archivage) en passant par la constitution de l’équipe de recherche (à laquelle participent des chercheurs algériens et étrangers). Commence alors pour Djelloul Yelles une période passionnante mais souvent harassante où, en dehors des aspects administratifs de sa charge, il multiplie les missions de collecte, à l’intérieur du pays, profitant souvent, avec son équipe, des participations aux jurys des nombreux festivals, organisés par les diverses wilayas du pays. Conscient des contradictions idéologiques d’un jeune Etat encore souvent incapable de trancher sur certains dossiers cruciaux (à ses yeux), il n’en demeure pas moins fidèle à une vision fondamentalement «patriotique» de sa mission. Pour lui, et pour reprendre une des expressions favorites des dirigeants de l’époque, «les hommes passent, seules demeurent les institutions ». Mais aussi et surtout, pour le musicologue et pédagogue, demeure la formation (aussi poussée et pertinente que possible) des générations montantes, seule à même de permettre la prise en charge scientifique et la transmission fructueuse de notre mémoire culturelle nationale.

Fort du soutien de sa tutelle, et grâce à la contribution de la quasi-totalité des grandes figures de la musique algérienne (tous genres, «écoles» et générations confondus, de Boudali Safir à Abdelkrim Dali, en passant par Kheireddine Aboura, Ahmed Serri, Sadek El-Bedjaoui, Sadek Dersouni et tant d’autres), il réussit à constituer d’importantes et précieuses archives (aujourd’hui transférées dans les nouveaux locaux de l’INSM). Des centaines d’heures d’enregistrements et des centaines de documents originaux ou en copies sont, ainsi, mis à la disposition des chercheurs/euses algérien/nes et étrangers. Pour ce qui relève de la tradition musicale et poétique maghrébo-andalouse, Djelloul Yelles décide de mettre sur pied une commission représentative des trois grandes «écoles» (Tlemcen, Alger et Constantine). Ce travail long et exigeant débouche sur une publication, en trois volumes, aujourd’hui mentionnée dans la plupart des travaux universitaires et référencée dans toutes les grandes bibliothèques du monde : Al-Muwashshahat w-al-‘ajzâl (1975, 1982).

Co-écrit avec son collaborateur Amokrane Hafnaoui (pour la partie de mise en forme des textes), cette contribution majeure offre, pour la première fois, une recension méthodique et raisonnée de la quasi-totalité des répertoires de la nûba algérienne (avec les différentes variantes régionales). A noter que ce travail est depuis longtemps épuisé mais que l’ENAL (ex-SNED) n’a jusqu’ici pas jugé utile d’en programmer une réédition.

Durant ces années 1970, Djelloul Yelles continue à être très sollicité, tant sur la scène culturelle nationale qu’internationale. C’est ainsi qu’il représentera, à plusieurs reprises, l’Algérie dans les instances panarabes de la musique et qu’il fera partie des délégations algériennes, en mission dans divers pays «frères et amis». Dans son pays, il participe en tant qu’organisateur et membre des jurys des festivals de musique «andalouse», mais aussi des festivals de musiques, de chants et de poésies «populaires».

De fait, sa grande curiosité intellectuelle, sans cesse à l’affût, son attachement personnel, éthique et politique à la «culture du peuple » -dans le sens le plus fort et le plus noble du terme -, à ses beautés et à ses valeurs, l’avait, très tôt, placé dans une distance fondamentalement critique vis-à-vis des cercles élitistes et des milieux conservateurs qui monopolisent souvent le débat culturel, et plus particulièrement musical. Cet engagement se manifestera concrètement en 1975 par la publication du volume Al-Muqâwama al-jazâiriya fi-chi’r al-malhûn (co-écrit avec Amokrane Hafnaoui), anthologie regroupant des textes parmi les plus remarquables du répertoire de poésie populaire (melhûn) des Guwwâla et Mdâdha de notre pays sur la thématique de la guerre de Libération. En 1985, on retrouve la même position de principe -quant à l’importance de ne pas dévaloriser ; telle ou telle partie de la création artistique nationale ; au bénéfice de telle autre sur des critères purement idéologiques -lorsqu’il préside le jury du 1er Festival de Raï, à Oran.

Ce sens de la responsabilité morale et politique d’une génération envers celle qui la suit, cette vigilance intellectuelle, à la fois ferme et généreuse, ne se sont jamais démenties, tout au long de sa vie et constituent, pour ceux et celles qui l’ont approché, parmi les constantes de sa personnalité. Lorsqu’il prend sa retraite au début des années 1980, il poursuit ses recherches avec ténacité, accumulant des milliers de fiches et de notes qu’il n’aura malheureusement, pas le temps de réunir pour la publication. Jusqu’à la fin de sa vie, il prêtera la plus grande attention à l’évolution des pratiques musicales, aux derniers développements de la recherche musicologique, de manière générale, et en particulier dans le domaine du p atrimoine maghrébo-andalou. Doté d’une érudition remarquable et d’une mémoire exceptionnelle, il n’a, de fait, jamais cessé d’être ouvert aux grands débats nationaux et mondiaux de son temps tout en restant viscéralement attaché aux valeurs et au meilleur de la tradition culturelle de son pays.

Au même titre que beaucoup de grands artistes, chercheurs et intellectuels avant lui, l’enfant de Tlemcen, le Bel-abbésien de cœur, le patriote algérien et citoyen du monde laisse, derrière lui, une œuvre pédagogique, scientifique et humaine de premier plan dont on espère que son pays et ses institutions sauront se souvenir et la faire fructifier pour le bien des générations futures d’Algériens et d’Algériennes.


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