Algérie

Djamel Zenati



Djamel Zenati
Djamel Zenati compte parmi les amis les plus proches et les compagnons de lutte du barde de Taourirt Moussa.C'est dans ce creuset de toutes les luttes identitaires et politiques qu'était l'université de Tizi Ouzou, que leurs routes se croisent un jour de l'année 1978. Djamel est un jeune étudiant en mathématiques et Lounès Matoub un tout nouveau chanteur qui fait encore ses premières gammes.Le trait d'union sera Achour Belghazli, un percussionniste originaire de Beni Douala, qui fera partie, plus tard, des 24 fameux détenus du Printemps berbère et qui sera assassiné en 1996 par l'hydre islamiste. C'est lui qui les réunit autour d'un mandole. «Comme j'étais comme lui un vrai mordu de chaâbi, le courant est très vite passé entre Lounès et moi. On se voyait fréquemment et on jouait parfois ensemble», affirme Djamel Zenati.Ces rencontres vont révéler un autre point commun encore plus fort que la musique : un même engagement politique pour le combat de la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. «Son succès fut immédiat et fulgurant et son rapport au public de plus en plus fusionnel. Un phénomène inédit venait de naître», dit Djamel Zenati, qui ajoute que Matoub est apparu sur la scène publique à un moment de flottement de la chanson kabyle mais également de grande incertitude politique. Pour lui, cette voix si singulière est arrivée à point nommé bousculer l'ordre établi et porter la perspective d'un horizon nouveau. «La singularité de sa voix tient à une curieuse particularité physiologique.En effet, à l'écouter attentivement, on entend distinctement une superposition de plusieurs voix où se mêlent avec harmonie la vigueur du grave et la délicatesse de l'aigu. Il est doté d'un système stéréo naturel, suis-je tenté de dire. C'est, en fait, un parfait baryton», analyse ce fin connaisseur et amateur de musique. Au fil des années et des albums, Lounès Matoub se frotte à plusieurs genres musicaux et innove : «Certaines de ses ?uvres portent l'empreinte d'une synthèse réussie entre tradition et modernité. Mais le chaâbi reste son terrain de prédilection. C'est celui qu'il affectionne particulièrement. Son modèle est le maître incontesté du chaâbi El Hadj M'hamed El Anka qu'il surnomme le Cardinal», dit encore Djamel.Pour l'ancien détenu d'Avril 1980, Matoub a très tôt réintroduit la diversité instrumentale, mettant ainsi fin à une indigence depuis longtemps installée dans le champ musical kabyle en matière d'orchestration. De plus, il a su établir des traits d'union avec les «anciens» en revisitant Slimane Azem, El Hasnaoui, El Anka, Arab Vouyazgarene, etc. «Ne pas se couper des racines a été chez Lounès une préoccupation permanente», confie-t-il.«Matoub, anta mahboul !»Poursuivant son analyse du travail artistique de Matoub Lounès, Djamel Zenati affirme : «Son travail ne s'est pas limité au patrimoine musical seulement. Il a également visité le vieux lexique kabyle, ressuscitant ainsi un fabuleux trésor de verbes et de proverbes oubliés, de tournures abandonnées et d'expressions disparues. Rigoureux, intransigeant, il était constamment à la recherche de la perfection. Chanter juste et respecter le ??mizane'', cela constitue pour lui des lignes rouges. C'est aussi un innovateur, toujours en quête de nouvelles sonorités, de nouvelles sensations. Il le faisait parfois au mépris du musicalement correct. Prenons un exemple.Dans le chaâbi, une chanson débute généralement par un prélude, c'est-à-dire istikhbar. Celui-ci doit obligatoirement correspondre au mode dans lequel est composée la chanson. Dans sa reprise adaptée du titre Izriw yeghlev lehmali d'El Anka, Matoub a enfreint cette règle. En effet, alors que cette chanson appartient au registre zidane, Matoub exécute curieusement un prélude en mode aaraq. Et pour éviter un passage brusque, décalé et désagréable du aaraq au zidane, il établit un pont grâce à une réalisation vocale d'une virtuosité rare. C'est du génie», confie Djamel Zenati qui raconte encore qu'un très grand maître du chaâbi, agréablement surpris par l'exploit, lui dira un jour : «Matoub, anta mahboul !» «Matoub tu es fou !» Djamel Zenati cite encore un autre exemple encore plus édifiant : Aghurru, adaptation de l'hymne national et chanson phare de son ultime album.«De par sa structure, cette composition s'apparente à une nouba en mode mezmoum. L'originalité se situe à un double niveau. Il y a d'abord l'adaptation kabyle de l'andalou. Ensuite un bouleversement dans les mouvements et le séquencement traditionnel de la nouba. Il déclame par exemple un poème entre la touchia et l'istikhbar. En guise de khlass, il choisit une marche sur la musique de l'hymne national et clôture le tout par la touchia du début. Un travail magistral sans pareil. Des érudits en la matière pourraient découvrir encore plus», estime Djamel qui invite les chercheurs à plancher sur l'?uvre artistique de Matoub.La transgression fécondePour Djamel Zenati, on voit bien qu'à travers ces deux exemples, Matoub est dans la transgression. Une transgression incontestablement féconde qui serait une caractéristique de Matoub aussi bien l'artiste, le militant que le citoyen. «Il aime bousculer, provoquer, choquer, surprendre mais sans méchanceté aucune. Son seul objectif est de susciter le débat, d'éveiller les consciences en poussant les contradictions à leurs extrêmes limites», dit-il. Le meilleur exemple de ce sens de la provocation pourrait bien être cette célébration, en 1990, du dixième anniversaire du Printemps berbère qui devait donner lieu au plus grand gala jamais organisé en Kabylie.Ce jour-là, tous les ténors de la chanson kabyle sont là, devant une marée humaine de plusieurs dizaines de milliers de personnes. «Je devais l'accompagner au banjo. J'étais donc sur scène avec lui et l'orchestre», révèle Djamel Zenati. Après un prélude, Lounès entonne un poème où il dénonce Ferhat et Saïd Sadi pour avoir déclaré la mort du MCB avant de lire une déclaration du même acabit qui enflamme la foule et crée la zizanie au sein du public désormais partagé entre partisans et détracteurs. Le gala tourne court et la foule se disperse. «Sur le chemin du retour vers Taourirt Moussa, je lui pose la question de savoir si sa popularité ne risquait pas d'en prendre un coup après un tel esclandre. Il me montre alors sa gorge en référence à la fameuse voix qu'elle abritait et me dit : «Je compte sur ça.»Un contre-pouvoir à lui tout seulC'est que l'artiste pratique rarement l'euphémisme et appelle un chat un chat. «En abordant en termes crus les tabous et les interdits, il a contribué à la libération des esprits. Il est dans le récit collectif mobilisateur. Il exalte avant de fustiger et déprécie pour mieux glorifier. Son regard critique va au-delà des gouvernants et s'étend à toute la société. Avec une autre approche et selon une déclinaison propre, cette dimension fondamentale est présente chez Aït Menguellet. La différence entre ces deux monuments est de l'ordre du tempérament et du style et non de l'essentiel», analyse Djamel Zenati. Pour Djamel Zenati, il serait erroné et injuste d'assimiler Matoub à un agitateur excentrique et mégalomane, car derrière une apparence rude et rigide se cache en réalité une âme douce, sensible et souvent fragile.Adoré, adulé et hissé au rang de mythe vivant, chacune de ses apparitions provoquait un mouvement de foule et parfois même l'émeute. «C'était un couche-tard, le matin, il était à prendre avec des pincettes. Il ne fallait surtout pas lui adresser la parole. C'était un moteur diesel qui chauffait doucement et il lui fallait du temps pour retrouver ses esprits et sa bonne humeur de grand blagueur», signale-t-il. La chanson ne peut à elle seule expliquer ni restituer la réalité de ce phénomène dans toute sa complexité. «En fait, son engagement sincère, total et inconditionnel pour les causes justes et sa dimension sociale ont été déterminants dans cette large consécration populaire. Il était perçu comme un contre-pouvoir à lui tout seul et les gens lui témoignaient respect et reconnaissance pour toutes les violences qu'il a eu à subir, sans jamais fléchir mais aussi pour son caractère totalement désintéressé, sa disponibilité et son esprit de solidarité», analyse encore Djamel Zenati.Pour la fameuse marche du 25 janvier 1990, Djamel Zenati raconte que Lounès Matoub a non seulement participé activement, mais il a largement contribué à l'organisation, en animant des galas meetings, en louant des bus avec son propre argent, et en mobilisant largement autour de lui. Le 25, après la marche historique qui a drainé des dizaines de milliers de personnes, c'est lui que le MCB désigne pour déposer le rapport de synthèse du deuxième séminaire à l'APN. «Je lui ai dit : donne-leur le document à la manière d'un joueur qui abat une carte. Il a été plus loin, car il accompagnera son geste par l'une des ses phrases dont il a les secret : Ghrethets ma thesthufam !», dira-t-il (lisez-le, si vous avez le temps) !Un homme de gaucheTrois femmes ont vraiment compté dans la vie de Lounès, selon Djamel Zenati. «Sa mère Nna Aldjia, sa s?ur Malika et sa première épouse Djamila. Sa séparation avec Djamila fut une terrible épreuve dont il ne s'est jamais vraiment remis. Le spectre de Djamila le poursuivra inlassablement jusqu'à son dernier souffle.Ses ?uvres, y compris son dernier album, en témoignent. À sa mort, un portrait de Djamila est retrouvé dans sa chambre, dissimulé derrière une armoire», confie-t-il. Quand il s'était trompé, il le reconnaissait volontiers comme en témoigne cette anecdote. «Je me rappelle, une fois, un groupe de jeunes chaouis étaient venus lui rendre visite. Après avoir longuement discuté avec lui, l'un des jeunes demande s'il pouvait lui faire une petite remarque. Lounès accepte volontiers.Dans son salon, il y avait un immense Z en tifinagh tracé en faïence. Le jeune lui fait alors remarquer que ce symbole berbère était très beau, mais que tout le monde était contraint de marcher dessus. Les jeunes partis, Matoub appelle immédiatement un maçon et lui demande de refaire le carrelage.» Djamel Zenati qui l'a longtemps côtoyé tient à témoigner que Matoub Lounès n'a jamais vécu dans le luxe et ne l'appréciait guère. «A-t-il seulement eu un temps pour vivre '», s'interroge-t-il. «Sa philosophie de vie était simple et il ne concevait pas son bien-être en dehors de celui des autres. Il aimait partager et a de tout temps été un recours pour les victimes de l'injustice et un secours pour les nécessiteux», signale encore.Matoub était pour Djamel incontestablement un homme de gauche mais pas d'une gauche idéologique mais plutôt d'une sensibilité née d'un vécu et d'une expérience. «Jusqu'à sa mort, Lounès ne possédait presque rien à l'exception d'une maison. De plus, lui appartenait-elle vraiment ' Au départ déjà il la voyait comme un espace d'échange, de partage et de communion ouvert à tous. De plus, Matoub a juste financé la construction. La conduite des travaux a échu à Nna Aldjia. Le moindre recoin de l'édifice porte l'empreinte de cette femme. C'est aussi le lieu de sépulture de son fils, son unique fils. Qui oserait vouloir aujourd'hui la déposséder de cet héritage hautement chargé de symbole '», s'interroge Djamel Zenati.«Son élimination fait partie des crimes les plus abjects. C'est d'autant plus révoltant que nous sommes là devant un crime sans coupables. Car les coupables officiels ou insidieusement désignés sont-ils véritablement les vrais coupables ' L'affaire n'a pas encore livré tous ses secrets et le combat pour faire jaillir la vérité doit se poursuivre. Ceci dit, il ne faut pas masquer par ailleurs notre responsabilité à nous. Car nous ne l'avons pas suffisamment protégé. Je parle de protection physique mais également symbolique», dit-il en conclusion.


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