Algérie

Djamel Amrani



L’obsession du grand veilleur Djamel Amrani s’est éteint il y a deux ans presque. Dans les endroits d’Alger, qui lui furent coutumiers, on sent depuis qu’il manque quelqu’un; et l’on ne s’attend plus jamais à le voir apparaître au loin. L’âme à découvert, dépouillé comme un saint, «le bras épouvanté (qui) devance d’un coude la parole». Telle est l’image que le temps a distillée de lui. Djamel Amrani nous a laissés, héritage inouï, une œuvre poétique monumentale qui témoigne de sa soif de beauté. La poésie, il y a cru par toutes ses fibres: non seulement il en a fait le foyer de sa parole nocturne mais aussi il en présentera, dans les journaux et sur les ondes, ses plus belles expressions choisies de par le monde; généreux, ou investi du transmettre, il participera également à projeter vers la lumière plusieurs talents de son pays. Il fut indéfectiblement fidèle à l’image élevée du combattant. Bien qu’après l’indépendance il ne sera d’aucun mouvement politique, il honorera jusqu’au bout, jusqu’à s’en blesser, la mémoire de ses sœurs et frères d’armes; il les portera en lui et ne commettra rien de ce qui aurait été un abus de leur sacrifice. «Tu es un mot familier un mot marin…/ tu m’habites,/ mais tu n’es pas moi/ tu es ma présence parallèle», dira-t-il, en homme sincère et lucide, de son Algérie.Nous sommes pris du même trouble chaque fois que nous nous laissons glisser sans résister dans les méandres de son monde poétique. Tout un monde songé. Un réel retrouvé fossilisé, décomposé, errant dans une âme elle-même errante et qui l’évente. Dans un seul souffle, propulsée par l’émotion, fouettée par le vertige ou même la nausée, la parole fixe, de ce monde, là à peine un sens; puis épuisée ou impatiente, le relâche pour un autre plus fugace, puis le reprend (ou le retrouve) plus loin hybride ou quelque peu déformé, ouvert sur un autre. Tel est le monde de la poésie de Djamel Amrani. Poésie d’un lyrisme somptueux, d’une générosité et d’une délicatesse vagabonde, à l’imagerie luxuriante, avec des élancements vers la clarté et des chutes dans l’obscur, avec des haltes mystérieuses de propos et des reprises extasiées du même propos. Un tumulte de métaphores qui semble repousser les limites du monde et qui rend compte clairement de son instabilité chez le poète. Cohortes de choses et réseaux de pistes pour nos sens, chacune scintillant de mille figurations, à nous laisser imaginer que le poète qui en est le dépositaire ou le réceptacle est un insomniaque du monde, souffrant de profusion de rêves et d’amour insatiable de vivre. Poésie en charge de l’essentiel de l’humain, c’est-à-dire l’humain dans ses hauts faits de conquérant d’amour et de beauté, dans ses grands vœux de plaisir et ses terribles inassouvissements de géodésien sensuel du corps. Certes un mode d’éclat, de fission, semble régir les textes qui irradient de mosaïque de sens et de combustions encore inachevées. Des commentateurs l’ont relevé souvent: comme Tahar Djaout quand il dit: «Chez Amrani, les paroles sont autant de portes ouvertes en échancrures sur les moisons du corps et de la mémoire. Relevant blessures et désirs fous, ébats ou sourire furtif bu sur les lèvres de l’amour», ou un Djaad, voyant d’un peu plus haut que son confrère, quand il note à propos des textes de Entre la dent et la mémoire que «cette poésie n’est pas un exutoire de lascives combinaisons de métaphores mais un prisme irréel où le verbe, tantôt vaporeux tant colérique, redonne à la vie tout son sens ubiquité». Mais dans cette poésie (qui semble d’un bout à l’autre de l’œuvre être d’une même veine et d’une même inspiration, avec ses imperceptibles déplacements d’objet ou de prétexte d’imagerie, et malgré quelques moments de raison), le tout participe d’une même blessure dont le sens échappe chaque fois qu’on s’en approche, ou qu’une force fait que le poète la contourne une fois arrivé à proximité, et qu’il se suffira alors de faire de ce cache-cache inconscient avec elle, ou de cette impuissance à s’en saisir, de l’art. «Nous n’avons qu’une seule ressource avec la mort: faire de l’art avec elle», disait René Char. Mais pour Djamel, est-ce la mort? Il y a quelque chose de tragique qui sourd dans les poèmes de Amrani: le jeu innocent, paré, de la mort; le sourire de la folie. Il suffit de tendre l’oreille à se bruissement: «Et je m’en suis retourné un soir/ comme un arbre mutilé/ comme un qui se perd dans le ventre/ de sa mère» pour recevoir peut-être un signe sur ce qui serait l’origine de cette blessure: un homme qui se voulait arbre et le voilà privé de possibles prolongements, de floraisons et de fruits espérés, devenu «un», c’est-à-dire anonyme, perdu dans le ventre de sa mère-terre, une perte qui en appelle une autre plus profonde mais protégée: celle dans le ventre de la mère-charnelle. Enfin, c’est par cette parole de Saint John Perse que nous rendons hommage ici à ce grand poète, entonner pour lui cet hymne majestueux qui lui ressemble et qui est à sa hauteur: «Pareils aux conquérants nomades, maîtres d’un infini espace, les grands poètes transhumants, honorés de leur hombre, échappant longuement aux clartés de l’ossuaire, s’arrachant au passé, ils voient incessamment s’accroître devant eux la course d’une piste qui d’eux-mêmes procède. Leurs œuvres migratoires, voyageant avec nous, hautes tables de mémoire que déplace l’histoire.»




Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)