Développement durable
Radioscopie d’un paradigme
PUBLIÉ 05-02-2024
Par le Dr Mourad Betrouni
Le «développement durable» n’est ni un slogan qui prône la bonne pratique ni un libellé d’accès à quelques avantages, comme il semble le suggérer a priori. La notion est assez ambiguë, elle porte en elle-même une certaine imprécision, jugée nécessaire par ses concepteurs, pour parvenir à une mobilisation la plus large possible et réussir la translation de la notion au paradigme.
Nous reproduisons, ici, l’extrait d’un texte du philosophe franco-suisse Dominique Bourg, qui avait bien saisi le sens de l’ambiguïté : «Cette expression lourde est a priori peu suggestive : cache-t-elle un sens propre à soulever l’enthousiasme des foules ? Autant le dire d’emblée, non ! Personne ne sait en réalité ce qu’est le développement durable. Cet étonnant succès international est le produit d’un état mental collectif bizarre, à mi-chemin entre la conscience trouble et l’aveu voilé d’un secret de Polichinelle : le monde où nous vivons, auquel chacun contribue avec ardeur, n’est pas durable.»(1) C’est une manière de souligner la complexité de la notion mais aussi et surtout de signaler cette nouvelle forme de mobilisation mondiale par les NTIC, dont le rôle a été primordial dans la diffusion et la médiatisation.
L’idée de développement durable, dans sa résonance paradigmatique, a émergé(2) à un tournant de l’histoire, marqué par l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc socialiste et le déclin de leur support doctrinal, le communisme et le marxisme. Un contexte qui a consacré le triomphe du néolibéralisme, modèle de pensée économique qui allait trôner seul sur les affaires du monde, en se dotant des moyens les plus efficaces pour se répandre sur les nouveaux territoires «désubstantialisés», dans les nouveaux accoutrements de la globalisation.
Ce n’est pas dans la construction conceptuelle que l’effort sera investi mais dans la communication sociale, par la mobilisation d’un arsenal gigantesque de propagande et de manipulation, en convoquant tous les canaux de la communication et leur capacité d’agir sur l’inconscient du corps social, en canalisant les opinions vers de nouvelles hiérarchies.
Une politique de publicisation massive est mise en branle ; elle rappelle le souvenir de l’«usine à rêves» hollywoodienne de l’après-Seconde Guerre mondiale, qui façonnait un imaginaire commun sur le profil de l’Oncle Sam. C’est, encore une fois «La réécriture hollywoodienne de l’histoire», écrivait le psychologue et universitaire français Jean-Léon Beauvois.(3)
Une grande machine médiatique de masse est mise en route, agissant le plus efficacement sur les foules, davantage sur l’affect que sur l’esprit. A l’image de ces grands concerts du genre «Live Aid», joué en 1985, simultanément à Londres et à Philadelphie, dédié à la lutte contre la famine en Ethiopie, ou «Live Earth», en 2007, joué simultanément dans plusieurs pays, pour sensibiliser sur la crise climatique. Un évènement qui a été managé par une grande personnalité politique, Al Gor, qui fut vice-président des Etats-Unis, et animé par des célébrités mondiales. A la veille même de ce concert, Al Gor lançait un appel aux gouvernements de la planète pour obtenir une limitation de 50% des émissions globales de gaz à effet de serre d’ici 2050.(4)
En 1988, Amnesty International crée la manifestation «Humain Rights Now» (les droits de l’Homme maintenant), sous la forme d’une tournée mondiale de 20 concerts-bénéfice, étalée sur 6 semaines, pour la promotion de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, à l’occasion de son 40e anniversaire. Un spectacle non-stop, mondialisé, qui a mis en vedette les artistes les plus célèbres au monde.
Cette stratégie communicationnelle ne pouvait s’encombrer de rhétorique conceptuelle, elle visait un autre espace, le comportemental, usant de techniques qui participent plus du registre de la mode que du conventionnel.
Ainsi, nombre de pays ont inscrit le développement durable dans leurs politiques économique, sociale et environnementale, d’une manière mécanique, par mimétisme ou dans des significations technico-administratives, sans une appropriation réelle de la notion. Celle-ci requiert, non pas un simple changement didactique et pédagogique, mais un nouveau rapport à la réalité, nécessitant un exercice, d’abord mental, qui invite à penser le monde autrement.
Le développement durable, un concept flou, dont la définition est loin d’être stabilisée, a fini par s’instituer comme paradigme quasi universel,(5) voulant réaliser la convergence entre les intérêts sociaux, écologiques et économiques. Sa traduction en instruments normatifs et opérationnels, aux échelles internationale, nationale et locale, allait en faire, en principe, un élément déterminant dans la prise de décision politique.(6)
D’aucuns considèrent que le succès de ce nouveau paradigme ne provient pas de la pertinence de son contenu conceptuel et son degré de précision. C’est plutôt le maintien de la croissance, comme moteur du système, qui lui donna toute sa vigueur et sa publicité, car rassurant les tuteurs de l’économie mondiale, en ne bouleversant pas, outre mesure, l’ordre économique établi : le système capitaliste.
Il fit consensus en 1987, à l’Assemblée générale des Nations unies, à la suite du rapport d’une commission mondiale ad hoc pour l’environnement et le développement (CMED), présidée par Madame Gro Harlem Brundtland (7), appelé, depuis, «Rapport Brundtland», du nom de cette dernière. Ce rapport a connu un véritable succès, non point par ses énoncés conceptuels, sur les enjeux écologiques et sociaux, tel le cas du concept d’ «écodéveloppement» qui n’a pas fait fortune, car imprégné d’un fort dosage écologique(8), mais parce qu’il était compatible avec le système économique néolibéral en vigueur. Les questions écologiques sont pensées à l’aune des indicateurs marchands et technologiques. La «croissance verte» en est l’expression la plus aboutie, idéologiquement parlant.
Le «Rapport Brundtland» a réussi parce qu’il n’a pas dérogé au principe de la croissance économique et à ses instrument de mesure, contrairement à un autre rapport, établi une vingtaine d’années plus tôt, dit «Rapport Meadows», du nom de ses principaux auteurs, Donella et Dennis Meadows, ou encore «Rapport du Club de Rome»(9), qui n’a pas eu le même succès et a même été calomnié pour son «catastrophisme». Son principal promoteur du Club de Rome, l’industriel Aurelio Peccei, avait même été traité d’«oiseau de mauvais augure».(10)
Il faut reconnaître que, dans le contexte des années 1970, les questions de changement climatique, d’érosion de la biodiversité ou de gaz à effet de serre relevaient de l’impensé. Le «Rapport Meadows» avait été traité, par certains, de roman de science-fiction, par ses prédictions apocalyptiques. C’est un cheveu sur la soupe, à un moment où tous les clignotants étaient au vert. Tout prédisait un avenir florissant de la croissance économique (Cf. les Trente Glorieuses).
Ce rapport provoqua, cependant, dans les cercles avertis, une véritable onde de choc, en réveillant de vieux démons, qui sommeillaient depuis longtemps et qui étaient quelque peu oubliés : par le catastrophisme qu’il annonçait, le rapport ressuscitait les souvenirs du pessimisme malthusien (Thomas Malthus, 1798). Les mêmes cercles du progrès technologique réagiront, là aussi, avec force pour étouffer la nouvelle annonce «apocalyptique», qui risquait de contrarier la marche du progrès, dans sa version philosophie des Lumières.
Malthus et les prémonitions pessimistes
Les premières prédictions alarmistes ont été proférées par l’économiste T. Malthus, au XVIIIe siècle. Il démontra que la croissance démographique allait plus vite que la production agricole, la première étant exponentielle et la seconde linéaire. Une équation qui conduirait inéluctablement à la famine. Il préconisa, alors, de ne plus poursuivre l’effort agraire (défrichement et amélioration des terres) pour produire plus, mais de s’engager dans une politique de réduction des naissances. Il donna corps à la fameuse doctrine, si décriée alors, du «malthusianisme».(11)
Les progrès enregistrés depuis avaient fini par désavouer cette doctrine aux relents pessimistes. La réduction de la malnutrition, le recul de la mortalité infantile, l’élévation de l’espérance de vie, confirmés par la statistique, confortaient la thèse du progrès, par l’intelligence et le génie humain : des solutions techniques sont toujours trouvées, chaque fois qu’un problème est posé. Dans la courbe de progression inévitable, les niveaux d’arrêt ou d’inflexion ne sont alors que de simples accidents, liés à des insuffisances technologiques ou à des déficits dans la connaissance.
Dans cette perspective «heureuse» de la croissance, la balance est toujours penchée du côté de l’abondance, par le fait de l’effort d’innovation et de la révolution scientifique, qui permettent la production de nouveaux matériaux, de nouvelles énergies, de nouveaux systèmes de communication et de multiples inventions, notamment en robotique et en biotechnologie. Une dynamique de croissance qui a laissé croire que la trajectoire de la croissance était sans limites. C’est là, justement, où le «Rapport Meadows» avait pointé son curseur. Sa modélisation mathématique donnait une courbe de croissance exponentielle qui menait inéluctablement vers un effondrement, devant la finitude des ressources.
Le «Rapport Meadows» : «sortir du système»
En 1970, deux siècles après Malthus, un think tank, appelé «Club de Rome», basé à Zurich, en Suisse, commande une expertise à un groupe de chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (MIT) sur l’état de santé de la planète (les conséquences écologiques de la croissance économique, la limitation des ressources et l’évolution démographique).
Historiquement, l’idée remonte à l’année 1967, dans une rencontre, à Rome, de deux hommes, Aurelio Peccei, un industriel italien, et Alexander King, un scientifique écossais(12), à l’occasion d’une conférence. Partageant la même vision du monde et les mêmes angoisses quant au devenir de la planète, ils eurent l’idée de réunir un groupe d’intellectuels pour réfléchir sur l’état de santé de la planète.
Une année après, ils réussirent à rassembler une vingtaine de personnes de tout horizon, des spécialistes issus du milieu scientifique, des économistes, banquiers, statisticiens, hauts fonctionnaires et des responsables politiques, venus de plusieurs pays. La rencontre se déroula dans la fameuse Loggia di Galatea de la Villa Farnesina, demeure de la Renaissance, qui abritait l’Académie des Lynx. Elle consacrera la naissance du «Club de Rome», une association à but non lucratif, indépendante et apolitique, un think tank chargé de «lancer des idées, bonnes ou mauvaises, pour mieux appréhender les transitions profondes qui affectent l’humanité».
Par la renommée de ses deux co-fondateurs, King et Peccei, cette association bénéficiera des financements provenant de grandes fondations privées, dont la famille Rockefeller et le fabricant de voitures Volkswagen. Pour la réalisation de son projet, le «Club de Rome» sollicita le Massachusetts Institute of Technology (MIT), un institut de science et de technologie, établi à Cambridge, dans l’État du Massachusetts. Une équipe de dix-sept jeunes chercheurs rompus à la cybernétique, dirigée par le physicien américain Dennis Meadows, fut constituée pour réfléchir sur «la création d’un système d’observation et de monitoring du monde», en mobilisant son savoir cybernétique et ses capacités de modélisation mathématique.
L’expertise dura dix-huit mois, de 1970 à 1972 ; elle fut restituée dans un rapport sur l’avenir du modèle de croissance économique, intitulé «the Limits of Growth» (LtG), en français «les limites à la croissance». Ce rapport est une véritable bombe à retardement. C’est un pamphlet rédigé dans le ton de l’injonction, par la gravité de la situation, celle de la menace imminente : «The world is on track for disaster», en français, «Le monde est sur la voie du désastre», si la croissance économique et démographique n’est pas ralentie. Si elle se poursuit sans tenir compte des coûts environnementaux, l’humanité connaîtra, au cours du XXIe siècle, un effondrement global, marqué notamment par une forte diminution de la nourriture disponible, l’abaissement du niveau de vie et la chute de la démographie.
La modélisation mathématique du monde
Pour son expertise, l’équipe Meadows avait utilisé une plateforme de modélisation dynamique des systèmes, du type «World3», qui permet d’effectuer des opérations complexes, par simulation informatique des interactions entre différentes variables, tels la fécondation, la mortalité, la production industrielle, l’habitat, la nourriture, les services, les ressources non renouvelables et la pollution.
L’exercice avait porté sur une période allant de 1900 à 2100, une échelle de temps appréciable, à travers laquelle peut être observée l’évolution des différentes variables (population mondiale, niveau de l’activité économique, niveau de la production agricole, quantité de pollution générée, consommation des ressources naturelles non renouvelables).
Le modèle «World3» avait cette capacité de produire des effets en boucles de rétroactions (non linéaires), qui expriment des tendances en croissance ou en déclin exponentiel. Le système est actualisé, au fur et à mesure, par injection de données factuelles nouvelles. Les résultats de cette modélisation ont été consignés dans trois livres successifs, publiés entre 1972 et 1984, chacun effectuant une mise à jour du modèle, qui ne produisait que de légères variations dans les scénarios arrêtés.
Cette série d’opérations mathématiques reposait sur une approche écosystémique, en système clos, en mobilisant les notions de «capacité de charge» et de «dépassement», par épuisement des ressources ou par la pollution. La dynamique en boucles de rétroactions, entre les éléments constitutifs de l’écosystème, est traitée par mathématisation des flux. Le principe est globalement inspiré de l’approche malthusienne, qui avait mis en équation une croissance linéaire des ressources et une croissance exponentielle de la population.
Cinq domaines clés avaient été ciblés : industrialisation, croissance de la population, alimentation, rythme d’épuisement des ressources naturelles, dégradation de l’environnement. Ils ont été mis en interrelation, de manière à observer, sur une échéance assez longue, l’évolution des différentes variables et de situer les seuils au-delà desquels il y a des inflexions ou des effondrements, notamment en matière de production industrielle, de production alimentaire et in fine de population.
La mise en relation des différentes variables, dans les systèmes correspondants (système alimentaire, y compris l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire ; système industriel ; système démographique ; système de ressources non renouvelables ; système pollution), aboutira au dégagement de quatre possibles ou alternatives, dits scénarios, du plus catastrophique au plus optimiste : the «Business As Usual» (BAU) ; the «Stabilized World» (SW) ; the «Compréhensive Technology» (CT) et the «business As Usual 2» (BAU2).
Le scénario de base (BAU) se place dans la continuité des courbes connues de 1970. Il prévoit un effondrement par épuisement des ressources naturelles bien avant la fin du XXIe siècle. Les scénarios suivants prennent en compte soit une augmentation des ressources naturelles, comme le pétrole, soit des avancées technologiques.
Dans ses conclusions, le «Rapport Meadows» avait recommandé l’application de mesures concrètes dès l’année 1975. Une recommandation qui n’a pas été suivie et le rapport a été vigoureusement rejeté, surtout lorsque certaines prédictions ont été contredites par la réalité, telles les pénuries de pétrole et de mercure, qui étaient annoncées dans le modèle. Il y a eu, en effet, la découverte de nouveaux gisements et utilisation de nouvelles technologies d’extraction.
A la suite du premier «Rapport Meadows», plusieurs autres rapports ont été établis au fur et à mesure. En 1992 est publiée une première «mise à jour», intitulée «Beyond the Limits».
En 2004, une nouvelle version est publiée, intitulée «Limits to Growth», avec comme sous-titre «The 30 Years Update», dans laquelle sont réitérées les mêmes idées, auxquelles se sont ajoutées de nouvelles notions, tels l’«empreinte écologique», l’«indice de développement humain» et les «services écosystémiques».
Deux siècles après Malthus, le rapport Meadows avait remis les pendules à l’heure mais pas pour longtemps ; il fut sitôt mis aux oubliettes, ne sortant plus des cercles spécialisés, non pas par la non-pertinence de ses résultats — qui n’ont jamais été contredits — mais parce qu’il appelait à une autre manière de penser le monde, remettant en cause le modèle de pensée en vigueur, qui a gouverné la conduite du monde pendant plus de 4 siècles et qui semble arrivé à une sorte de fin de cycle. Il a averti que la persistance d’une croissance indéfinie et exponentielle aura pour conséquence un épuisement accéléré des ressources naturelles, un accroissement de la pollution et un approfondissement du fossé entre Nord et Sud.
Dans le même ordre d’idées, la logique du progrès scientifique est de plus en plus rattrapée par un nouveau postulat, celui de l’«incertitude», tel qu’envisagé par la physique quantique, qui a montré que ce que nous observons est parfois le contraire de ce qui est démontré. C’est un coup dur pour la philosophie des Lumières et le sens inéluctable du progrès scientifique. Un renouvellement cognitif est sollicité. La perception, fondée sur le seul principe de cause à effet, est revisitée. Le «Rapport Meadows» préparait, en fait, l’accès à un nouveau paradigme.
Saisis par les démonstrations mathématiques du «Rapport Meadows» et de la dimension des catastrophes écologiques qui se produisaient(13), nombre de pays ont commencé à manifester un sentiment d’inquiétude et d’angoisse planétaire, alors que d’autres réfutaient totalement son contenu, en le dénigrant par les voies médiatiques les plus porteuses.
Le «Rapport Meadows» a cette singularité de transcender les conceptions politiques en vigueur. La conception marxiste du développement, bien qu’opposée au système économique capitaliste, le rejoint dans sa perspective de croissance rapide, par un investissement fort en capital, pour l’accès à des technologies de plus en plus efficaces.
Les deux conceptions marxiste et capitaliste sont mises dans le même sac, lorsque des «anomalies» sont décelées dans le mécanisme même de la croissance et des corrélations établies entre le développement industriel et les dégradations du milieu naturel.
Le rapport transcende également la vision antagonique Sud-Nord et Est-Ouest du monde, en envisageant celui-ci dans sa globalité, une perception «écosystémique» qui commande une nouvelle structuration politique du monde : l’homme occupant une niche écologique spécifique dans un écosystème planétaire, à l’instar des autres espèces.
Au-delà du fait de la «limite finie des ressources», qui est une réitération des prédictions malthusiennes, en arrière-fond du modèle Meadows, transparaît une idée novatrice, en vis-à-vis de la croissance, celle de la définition du «bien-être». Jean-Luc Gaffard, professeur à Skema Business School, en France, en a bien saisi la pertinence : «Le rapport soulevait une question déjà évoquée par Ricardo et Malthus – la limite finie de nos ressources – mais derrière se posait la question de la définition du bien-être : est-ce bon d’avoir deux ou trois voitures ? De manger tous les jours de la viande ?»
Le «Rapport Meadows» n’avait pas acquis la force nécessaire pour influer sur le cours des choses. Il est apparu à un moment où la conscience planétaire était au stade de l’intuition collective, sur quelque chose qui ne tournait pas rond et que d’aucuns qualifieront plus tard d’«anomalie». Le niveau d’une prise de conscience formelle n’étant pas encore atteint.
Il fallait laisser le temps au temps pour voir se constituer d’autres initiatives porteuses, par leur pertinence et leur audience, grâce notamment aux nouvelles formes de communication, qui vont casser les barrières épistémologiques et canoniques, pour construire une conscience civique et créer une dynamique de nature davantage militante que politique ou professionnelle.
Quelque chose d’important allait également changer dans ce sillage, l’apparition, pour la première fois, de nouveaux interlocuteurs et d’une nouvelle manière d’agir et de communiquer : les Organisations non gouvernementales (ONG), qui vont occuper, de proche en proche, des positions fortes et déterminantes dans les débats relatifs à l’état de santé de la planète, ne laissant plus le champ aux seuls politiques. C’est dans ce nouvel espace «think tank» que se conçoit, désormais, la nouvelle idéologie, à la force de ses acteurs, agissant en marge de leurs gouvernements ou représentant des firmes multinationales.
Ce corpus d’initiatives a constitué le terreau fertile qui a permis à l’Organisation des Nations unies de mobiliser son savoir, son expérience, sa compétence et ses moyens, afin d’affronter un phénomène inédit, celui des changements globaux, en déployant des approches plus participatives, impliquant tous les pays du monde, quelle que soit leur taille ou leur importance.
L’idée de «développement durable»
Un demi-siècle après le «Rapport Meadows», le constat est formel et unanime, les pratiques économiques en vigueur, dominées par le paradigme néolibéral, ont montré leurs limites et constituent un risque imminent pour l’équilibre planétaire si des alternatives ne sont pas trouvées d’une manière urgente.
La problématique, timide au départ, réduite à quelques cercles restreints de spécialistes, faisant jouer les seuls débats d’écoles — rapport manichéen entre collapsologues et climatosceptiques — se transformera ensuite en une angoisse et une inquiétude généralisées, devant l’évidence des phénomènes de dégradation et la pertinence des démonstrations scientifiques.
On savait depuis longtemps que l’anomalie était logée dans le paradigme néolibéral lui-même et qu’il fallait y remédier, en renversant les tendances, pour rétablir les équilibres. La prise de conscience semblait avoir été actée par le «Rapport Brundtland» de 1987, qui consacra le «développement durable» comme aboutissement d’un long processus d’élaboration et de maturation, depuis le «Rapport Meadows», en empruntant à ce dernier sa philosophie et ses inquiétudes, mais en demeurant enchâssé dans l’étui de la pensée capitaliste. C’est ce qui transparaît dans la définition, consensuelle et officielle, du développement durable : «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.»
Le développement durable, encadré entre les notions de «besoins» et de «limitations», va convoquer trois champs épistémologiques et discursifs : économique, social et environnemental, en les intégrant dans une approche multiforme et une perspective de convergence. D’aucuns sont appelés à interpréter ces termes de référence, selon leur propre lecture. Aucune contrainte normative n’est associée aux 27 principes et au programme d’action, dit Agenda 21, dégagés, en 1992, par la Déclaration de Rio.
Un appel est lancé en 2015 par l’Organisation des Nation unies, sous la forme de 17 objectifs, dits Objectifs du développement durable (ODD) ou «Objectifs mondiaux». Il s’adresse aux pays, non pas dans leur conformation géopolitique classique en blocs Sud-Nord et Est-Ouest, comme ce fut le cas, jusque-là, mais dans une signification écosystémique. Chaque pays est enjoint à souscrire au registre de la comptabilité environnementale (changements climatiques, conservation de la biodiversité, désertification…), comme «organisme», dans sa relation dialectique à la nature productrice de ressources.
Un peu plus d’un siècle après le «Rapport Meadows», l’idée de «croissance zéro» est déjà dépassée, nous osons, aujourd’hui, parler de «décroissance», voire appeler à la rupture de la dépendance à la croissance. L’heure est à la révision du système économique en vigueur. Le LNB (Bonheur National Brut) parviendrait-il à injecter un peu d’humanisme au Produit Intérieur Brut (PIB) ? La question n’est pas technique et ne s’adresse pas à l’économiste, elle est philosophique et anthropologique.
M. B.
(1) Dominique Bourg, 2002 — Quel avenir pour le développement durable ? Le Pommier (les petites pommes du savoir).
(2) L’expression «développement durable» a été utilisée pour la première fois en 1980, dans le cadre diplomatique et international, dans un rapport conjointement de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) et le WWF (World Wildlife Fund), portant sur « la Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources au service du développement durable» en collaboration avec l’Unesco et la FAO.
(3) Beauvois Jean-Léon, 2005 - Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble.
(4) Al Gore, in «Al Gore», 2007, dépêche Reuters, 29 juin 2007.
(5) Le développement durable est adopté à la suite de trois sommets mondiaux, de Stockholm en 1972, de Rio de Janeiro en 1992 et de Johannesburg en 2002.
(6) La Déclaration de Rio de 1992 se décline en 27 principes, desquels découle l’Agenda 21, un programme de mise en œuvre du développement durable pour le XXIe siècle. Le chapitre 28 de l’Agenda 21 a prévu des agendas locaux, qui ont pour objectif de décliner les principes du développement durable au niveau des collectivités locales (régions, départements, communes…).
(7) CMED, Our Commune Future, Montréal, Ed du Fleuve, 1987, chapitre 2, p. 54.
(8) L’Ecodéveloppement, Editions Syros 1993 ; SACHS Ignacy, Transitions stratégies for the 21st century, Nature and Resources, n°28, vol 3, 1992.
(9) Club de Rome, Halte à la croissance, rapport du MIT, Fayard, 1972 - Meadows D.H, Meadows D.L, Randers J. et Bherens W.W, the Limits to Growth, Universe book, New York, 1972.
(10) Cadre dirigeant de Fiat et patron d’Olivetti, il était un fervent opposant à la croissance. De ses célèbres citations : «Un grand désordre règne sous les cieux. Il faut faire une pause et réfléchir.»
(11) Malthus, Thomas Robert, 1798 - Essai sur le principe de population, 1798 - Principes d’économie politique au point de vue de leur application pratique, 1820 - Définitions en économie politique et mesure de la valeur, 1823.
(12) Directeur des affaires scientifiques à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
(13) 1967 : catastrophe maritime du Torrey Canyon ; 1973 : premier choc pétrolier ; 1974 : catastrophe chimique de Seveso ; 1978 catastrophe maritime de l’Amoco-Cadiz ; 1979 : catastrophe nucléaire de argumentation Miles Island, deuxième choc pétrolier ; 1984 : catastrophe chimique de Bhopal ; 1986 : catastrophe nucléaire de Tchernobyl.
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Posté Le : 10/02/2024
Posté par : rachids