La lecture
quotidienne de journaux, revues et autres webzines est un exercice souvent
bénéfique sur le plan intellectuel, mais aussi, certes plus rarement, sur celui
de la santé car il arrive qu'un fou rire, inattendu et intense, s'empare du
présent chroniqueur. Un article insolite, une photo rococo, un titre abscons ou
une citation triviale et c'est soudain la pêche qui se fend, la rate qui se
dilate, la gorge qui se déploie, les larmes qui coulent, l'haleine qui se perd,
le ventre qui se déboutonne et la mâchoire qui se décroche.
L'entourage accourt, s'inquiète, demande à
comprendre. Rechute classique : c'est en lui fournissant des explications
hachées par les hoquets que l'hilarité reprend de plus belle et que zygomatiques
et risorius se tendent et s'affolent.
Cela m'est arrivé à deux reprises ces
derniers temps. A chaque fois, et j'en ai honte, c'est un terrible sort fait à
des baudets qui a provoqué cette gaité volcanique.
Commençons par le premier papier ainsi intitulé
: « L'âne parachutiste qui fait pleurer les enfants » (*). Rapide explication :
un âne, attaché à un parachute ascensionnel tiré par un bateau, a survolé la
plage de Krasnodar (mer d'Azov, Russie) pendant trente minutes. L'animal, qui a
survécu, a crié de peur pendant tout le vol, avant de tomber à l'eau et d'être
traîné sur plusieurs mètres (des images sont disponibles sur le net).
Selon le journal local qui a rapporté
l'information, « les enfants sur la plage pleuraient », demandant pourquoi un «
chien avait été attaché à un parachute ». Et à en croire le site d'information
Yuga.ru, il s'agissait d'une publicité pour des vols en parachute ascensionnel
proposés par un homme d'affaires local. J'espère que vous conviendrez qu'il
m'était impossible de garder mon sérieux après cette lecture.
Certains d'entre vous vont tout de même
s'indigner de cette cruauté, n'y voyant qu'un événement scandaleux qui ne
devrait pas prêter à rire. Ils auront raison. Une fois calmé, on se demande
effectivement dans quel genre de cerveau et par quel processus mental peut
germer une idée pareille. Et le pire, c'est que l'entrepreneur qui a imaginé la
chose et le propriétaire du pauvre Cadichon devaient certainement être
persuadés qu'ils innovaient en matière de marketing avec ce slogan implicite :
« Si un âne le fait, pourquoi pas vous » ? (Voilà que je me tords de nouveau la
panse. Désolé…).
Cette information a certainement fait bondir
les multiples organisations qui activent aux quatre coins de la planète pour
défendre les droits des ânes. Une simple recherche sur la Toile montre qu'il en
existe un grand nombre. En France, il y a par exemple l'Association nationale
des amis des ânes, dont le sigle, ADADA, est tout un programme. Il y a aussi
l'Association nationale pour les ânes retraités ou maltraités (ANAREM). Et si
vous tapez « donkey association », le compteur de votre moteur de recherche va
certainement s'affoler. Cela en dit long sur l'amour que l'humanité porte pour
ces animaux, mais aussi sur la somme de souffrances qu'ils endurent aux quatre
coins du globe.
Tous les défenseurs de la cause asinienne ont
entendu parler de l'écossaise Dorothy Brooke qui, dans les années 1930, a créé
au Caire un hôpital pour les ânes et les chevaux. Depuis, « The Brooke »,
l'organisation caritative qui porte son nom, est l'une des plus importantes ONG
au monde. Son but est simple : soigner et améliorer les conditions de vie (et
de travail ; si, si, ne souriez pas) de près de 800.000 ânes, mulets, chevaux
et autres équidés employés comme bêtes de somme ou de trait. Des animaux que
l'association qualifie de « moteurs du monde en voie de développement. »
Au moins huit cents personnes travaillent
pour The Brooke. En Afrique, en Amérique latine ou en Asie (Proche-Orient
compris), ils se disent « prêts à tout pour que les éléments cruciaux qui
assurent la santé et le bonheur des chevaux et des ânes de trait à long terme
soient en place » et pour « accroître la reconnaissance nationale et
internationale du rôle des animaux de trait dans l'allègement de la pauvreté,
l'aide à la vie socio-économique et l'économie mondiale ». Impressionnant.
Mais parlons maintenant du second article
ayant engendré une hilarité irrépressible. C'est un papier du Quotidien que
vous tenez entre les mains et qui concernait l'affaire des ânes de Bordj
Bou-Arréridj (**). Là aussi, j'en conviens, l'histoire est sordide. Jugez donc
! Deux ânes dont on découvre les carcasses décapitées dans une rue déserte, la
panique des habitants qui se demandent si leur viande ne va pas atterrir dans
leur assiette à l'occasion du ramadan, et, pour finir, vingt kilogrammes de la
chair (hachée) de ces pauvres bêtes que l'on retrouve dans une base vie d'une
entreprise chinoise chargée de la réalisation de l'autoroute Est-Ouest. Une
belle matière à enquête pour feu l'inspecteur Tahar !
Cette affaire agrège tous les ingrédients
d'une bonne comédie dramatique, de celles où il faut rire pour ne pas pleurer.
A sa manière, elle nous en dit long sur l'Algérie d'aujourd'hui. Tout s'y mêle.
La psychose étonnante de la population qui semble terrorisée à l'idée de manger
de la viande d'âne - il faudrait d'ailleurs que nos anthropologues et
sociologues nous expliquent d'où vient cette phobie. Il y a aussi le manque de
confiance à l'égard des autorités sanitaires d'un pays qui n'en finit pas de compter
les intoxications alimentaires depuis le début de l'été. Et il y a enfin les
comportements jugés étranges, pour ne pas dire déviants ou criminels, des
travailleurs chinois, accusés de mille maux par la vox populi. A la liste de
griefs plus ou moins nourris par une xénophobie qui ne dit pas son nom, il
faudra désormais ajouter, outre l'abattage clandestin, le trafic et la
consommation de viande d'âne.
On devine aisément ce que pourraient penser
les adhérents et sympathisants de The Brooke à propos de l'âne voltigeur de
Krasnodar ou du sort des deux baudets de Bordj. Ils y verraient une nouvelle
preuve de la cruauté des hommes envers de bien utiles et bien fragiles
créatures. Et du coup, à me relire, j'éprouve cette mauvaise conscience, cette
sensation de malaise et d'épuisement qui finit toujours par s'emparer de celui
qui a trop rigolé. Mais comme l'a dit ce bon vieux Rabelais : Mieux est de ris
que de larmes écrire.
(*) Courrier
international, 29 juillet 2010 (traduction d'un article original du Moscow
Times).
(**) Bordj
Bou-Arréridj : La viande d'âne, c'était les Chinois, 26 août 2010.
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Posté Le : 02/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid: Paris
Source : www.lequotidien-oran.com