Que se passe-t-il vraiment en Syrie ? Qu'est-ce qui explique cette
révolution dans un pays hyperpolicé et fortement
soumis par ses «Moukhabarates» ? Que veulent les
Syriens et pourquoi le régime a soudainement créé le consensus contre lui ?
Discussion avec un journaliste algérien qui a vécu deux ans à Damas et 23
jours dans ses prisons. Mohand Sid Khaled, cet homme
que la mobilisation internationale a sauvé des geôles, indemne, et qui raconte.
La rencontre se fait à Paris, dans le Xème il y a
quelques jours. Un humble restaurant indien, la semaine dernière, pas loin de
la bouche de métro Barbès. Cela fait deux ans que l'auteur de ces lignes
n'avait pas revu Khaled Mohand. Et il y a deux ans
déjà, cet homme pas encore quadragénaire, aux yeux timides et pétillants, racontait
son amour pour Damas et le pays du Cham en général. Un second pays d'adoption
car Khaled est franco-algérien en quelque sorte mais algérien surtout. «Avec un
passeport algérien», explique-t-il. Il a vécu longtemps à Paris avant de se
choisir une terre. En Syrie, il travaillait comme «pigiste» pour le journal
français Le Monde ou pour des radios, dont France Culture.
Depuis cette époque des enthousiasmes contrôlés, l'homme a changé. La
raison ? La Révolution,
le fameux printemps arabe qui touche aujourd'hui le pays du Sham
et avec une violence inattendue. Khaled en fera les frais avec 23 jours de
prison, des séances de tabassages en règle, d'horribles heures d'attente face
aux cris des torturés et une mobilisation internationale pour le faire relâcher,
avec une mobilisation forte de la diplomatie algérienne.
Que s'est-il passé ?
Khaled, la colère rentrée, encore sous stress, le raconte en fumant une
cigarette après l'autre, comme il l'a fait à beaucoup après sa libération et
son retour en France. «Un simple piège : les manifestations duraient depuis des
jours déjà. Une femme m'appelle au téléphone et me parle d'informations à me
fournir. Elle avait un fort accent étranger. Irakienne. Quelque temps après, je
la rencontre dans un café et là, je commence à soupçonner le piège : elle
n'avait rien d'une militante qui voulait dénoncer quelque chose. «Vous n'avez
pas peur de me parler ?», lui dis-je. Et elle me répond de suite : «C'est à toi
d'avoir peur !». Immédiatement après, six gars me tombent sur le dos, je suis
menotté et là commence mon voyage dans les sous-sols syriens».
Au début, notre témoin a hésité à raconter : «Je ne veux pas que cela
soit mal interprété», insiste-t-il et il fallait penser à la sécurité des gens
restés «là-bas». Une autre raison ? «Ici en France, beaucoup se contentent de
me poser la question sur ma détention ou sur les conditions de prison. Personne
ne veut qu'on parle des Syriens et de ce qu'ils subissent là-bas». Le black-out
sur ce peuple est presque total et pour des raisons de «politiques
stratégiques» évidentes : le régime syrien est un verrou régional, un «meilleur
ennemi» d'Israël et un pilier de l'équilibre instable de la région.
Démocratiser la Syrie
est synonyme d'instabilité pour l'Occident et Israël surtout. Khaled en est
conscient, «sauf qu'il me faut parler. Il faut que je dénonce ces monstres en
Syrie et ce qu'ils font subir aux Syriens. Il faut que le monde sache». Images
de torturés, «d'hommes dans mon couloir de cellule que j'entendais pleurer
comme des petites filles après les tortures».
Un instant, dans ce resto fermé sur lui-même comme tout l'Occident, Khaled
pleure. Il est seul à entendre les cris et à revoir les images du cauchemar
syrien. Moment de silence. Dans le resto, cliquetis des fourchettes sur les
assiettes. Impression que la terre est composée de sept planètes. Chacune dans
un monde à part. Isoloirs des drames modernes dans l'étreinte de la
mondialisation qui en sélectionne les best-sellers.
Le numéro 22 raconte :
«Après, ils ont fouillé mon appartement et emporté mes micros et mes
disques durs. La scène était assez hilarante, avec moi menotté pendant que l'un
des agents fouillait mon ordi en me jetant des
regards de lourds soupçons». La suite sera plus dure : passage à tabac, interrogatoires
réguliers et serrés, menaces, etc. «Je n'ai pas été torturé mais les
prisonniers, autour de moi, l'ont été et affreusement», raconte Khaled. Images
des «instruments de la
Question» dans la salle des agents. «Dans les couloirs, on
s'appelait par nos numéros, entre voisins de cellules. N° 22 ? Vous êtes là ? Moi
je suis le n° 26». Parfois, c'était des gamins. Horribles scènes. Je ne
pardonnerai jamais à ces gens d'avoir fait ce qu'ils ont fait de ce peuple. Il
faut le dire partout, le dénoncer, le crier».
Les questions étaient parfois absurdes. «Un simple coup de fil d'un pays
étranger, retrouvé dans le répertoire, signifiait une collaboration ou de
l'espionnage. Israël, Arabie Saoudite, factions libanaises, etc. A un certain
moment, on comprend que «les Moukhabarates» sont
prises dans leur propre délire. C'est une hystérie clinique, pas une répression
uniquement. J'ai un moment songé à la grève de la faim mais j'ai un peu hésité :
d'abord à cause de la torture qui frappe tous ceux qui osent faire grève. Sous
la torture éventuelle, j'aurais pu pour les gens que j'ai connus dans ce pays. Pour
ceux qui y habitent et que je pourrais citer. J'avais peur».
La prison, sans jour ni nuit
«Je ne savais pas où j'étais. Vous savez, il existe six «services» en
Syrie. On a l'impression persistante de leur large autonomie vis-à-vis du
pouvoir central et de la
Présidence surtout. Combien de temps ? A un certain moment, on
perd le décompte. On ne sait plus s'il s'agit de la nuit ou du jour. On perd la
date, les dates et les chiffres. J'avais espéré une libération après deux
semaines à peu près, et cet espoir m'a un peu brisé passé ce délai. Je me
disais qu'après deux semaines, ils devaient opter pour un choix et me relâcher,
mais j'ai vu que j'en étais déjà à plus et je commençais à avoir réellement
peur. Cela s'annonçait mal cette prolongation».
La raison de cet emprisonnement de 23 jours ? «Je ne sais pas. Je
possédais beaucoup d'archives en tant que journaliste. Je pense parfois qu'ils
avaient besoin de délais pour tout fouiller et analyser. Je ne savais rien de
ce qui se passait dehors». Rien donc de la mobilisation internationale qu'a
provoquée l'arrestation de Khaled Mohand. Pétitions, appels
d'intellectuels, mobilisation de la diplomatique algérienne et de celle de la France, etc.
Il aura fallu donc 23 jours pour retrouver où était Khaled Sid Mohand et qui le détenait. «Les derniers jours, le
traitement et le comportement des agents des Services avaient changé». C'était
la fin d'un séjour absurde, menaçant pour la vie et pouvant déboucher sur le
pire. Des milliers de Syriens sont déjà en prison dans ce pays, des centaines
ont «été disparus», d'autres vont suivre, dans les sous-sols ou les charniers. «La
terreur qui avait disparu après la mort de Assad le
père est de retour et encore plus terrible. Les gens ont peur mais continuent à
parler malgré tout. Le 23e jour, il sera cependant libre après une intervention
directe et frontale des diplomates algériens et français en poste dans ce pays.
«J'ai été rapatrié vers notre ambassade et pris en charge. Autant par les
nôtres que par les Français».
Anecdotes sur une amabilité étonnante, sur quelques leçons de morale et
témoignages de solidarité «qui m'ont profondément ému». Aux portes de la prison,
celle de Kaffar Soussy, l'un
des sièges des Moukhabarates, le journaliste se
retrouve en effet sans rien, «pas même mes vêtements ni mes papiers».
Quelques jours de repos et de discussions «émouvantes et humaines» avec
ses hôtes des deux pays avant l'embarquement dans un avion à destination de
Paris. «J'ai été accompagné par nos diplomates et un diplomate français jusqu'à
la dernière minute : rien n'était déjà plus certain de ce pays».
Mais que s'est-il vraiment passé dans ce pays ?
«C'est long à raconter. D'abord, il faut savoir que les Syriens sont un
peuple d'un calme et d'un civisme incroyables. En deux ans, je n'ai jamais
assisté à une seule dispute violente dans la rue et, tout d'un coup, c'est la
révolution». D'autant plus imprévisible dans un pays «domestiqué» par la
mainmise totale des Moukhabarates sur toute la vie
sociale. «Un peu moins qu'à l'époque du père Assad, mais
cela a violement changé depuis», explique notre interlocuteur. Le basculement
est dû au vent de changement dans tout le monde arabe, mais aussi à des
facteurs internes. «Vous savez, après la fuite de Ben Ali, la réponse des
Syriens sur une révolution chez eux était claire : «Comme au Liban ou en Irak
et avec le même chaos ? Non, trop peu pour nous», explique Mohand.
Le cas irakien avait créé un immense effet repoussoir en Syrie et les
gens craignaient le morcellement ethnique et confessionnel de leur pays, soudé
par sa politique de «front de refus» et uni sous le principe de «dictature
consentie». «Les réformes promises par Bachar, je le
suppose, ont été retardées par la gestion de l'environnement immédiat de la Syrie et par la gestion de
l'immense flux de migrants irakiens qui sont venus s'y installer, et qui ont
importé avec eux leurs crises intercommunautaires et leurs tensions. C'est le
cas irakien qui explique les réticences des Syriens à vouloir aller vers la
confrontation en quelque sorte. Et c'est ce cas qui explique les réserves de la
communauté chrétienne qui a vu ce qui s'est passé pour les chrétiens en Irak. La
conclusion était qu'il valait mieux un régime dur et sécurisant qu'une
«démocratisation» avec de grands risques de basculement et de déséquilibre
entre communautés», analyse notre témoin.
Le cas des chrétiens d'Irak, installés désormais en Syrie, et leur
appartenance à une classe moyenne forte sont l'une des
clefs qui expliquent la psychologie de prudence des Syriens. «Vous savez, l'équation
de base pour le Syrien était «sécurité contre liberté». Je cède sur le droit de
la liberté contre celui de la sécurité. Ce deal a été brisé et d'abord à Deraa». Cette ville martyre, foyer de la première étincelle,
a connu une répression féroce et une contestation devenue irréversible.
Selon des témoins, le départ de
feu est parti de quelques slogans anti-Assad peints
sur des murs par des enfants. «Des gamins de dix ans qui ont été arrêtés et
torturés. Des enfants à qui on a arraché les ongles !». Par la suite, et selon
ce récit, les notables de la ville ont tenté une médiation avec les autorités
de la ville. «Pour le Syrien, poser son tarbouche sur la table, entre lui et
l'homme d'autorité, était un signe de déférence et de respect profond. Le pire
est de jeter les tarbouches par terre et c'est ce qui a été commis apparemment
et selon des récits. Un geste de déshonneur on ne peut plus grave». La
«révolution» est partie de ce geste de mépris et se greffera sur un sentiment
partagé de droit à la liberté, de déception après dix ans de réformes promises
mais jamais honorées et de certitude d'une corruption endémique.
«A Daraa, le siège du parti a été incendié mais
aussi le siège de la société de téléphonie de Syrie, celle appartenant au
fameux cousin de Bachar El-Assad,
alias Rami Makhlouf, empereur de l'ombre et symbole
de la terreur et de la corruption. Les images de chars de l'armée syrienne se
dirigeant pour assiéger les villes syriennes ont «cassé la seule et la plus
forte légitimité du régime syrien : celui du front du refus opposé à Israël, celui
de l'obligation d'unité face à l'ennemi extérieur et l'image d'une armée-bouclier contre l'invasion israélienne et capable, un
jour, de ramener le Golan vers la terre du pays».
Le contrat liberté contre sécurité se retrouvera caduc avec les images
des premières répressions. «Les Syriens n'avait plus aucune raison de respecter
un régime qui s'en prenait à leur sécurité au lieu de la défendre. Par ailleurs,
la légitimité extérieure était tombée avec une dictature qui servait plus les
intérêts de l'ennemi en assurant le statu quo que les intérêts locaux avec
l'espoir de récupérer la terre volée». «Wahed, Wahed !» (un par un), criait la
foule pour exorciser le spectre de la division communautaire sur laquelle le
pouvoir joue pour faire peur». «Allah, Souria, Hourria». (Dieu, la Syrie, la liberté) étaient l'autre slogan d'une
union sacrée.
Les milices clandestines des Chebiha étaient
recrutées dans les environs immédiats des villages à mater : des délinquants et
des mercenaires que les habitants connaissaient un par un. Chose qui a
décrédibilisé le régime encore plus. Les SMS étaient émis en boucle, jouant
alaouites contre sunnites, chrétiens contre Druzes, etc.». Peine perdue car les
Syriens bougeaient de concert et par témoignage des images. «Je n'oublierai
jamais cette immense clameur sourde, quelques jours avant mon arrestation, le 18
mars, dans la mosquée des Omeyades à Damas. Pendant
que j'en traversais l'immense esplanade, un «Allah Oukabar»,
d'abord murmuré, lancé par des poitrines en colère, décidées à réclamer la
liberté».
Liberté : autre mot-clé du cas syrien : «Les gens, au début du moins, ne
demandaient pas la chute du régime car ils en avaient besoin. Ils voulait la
liberté et des réformes réelles», raconte le journaliste. Cela aussi est une
occasion perdue par le clan Assad apparemment.
Pourquoi une répression aussi lourde et une propagande aussi grossière ?
Le régime syrien, parasité par ses Moukhabarates,
reste un mystère pour l'observateur étranger. Qui y commande ? «Question sans
réponse exacte», explique-t-on. «Tout étranger un peu observateur finit par
conclure que le centre de décision n'est pas la Présidence. Certains
parlent même d'un immense coup d'Etat en quelque sorte pour casser un Bachar dont les ordres de ne pas tirer ne sont pas exécutés,
qui est démenti par les actions d'une armée qui ne lui obéit pas. Un Bachar qui n'a pas hésité à lever, en partie, l'immunité du
clan alaouite dans ses tentatives de réformes. D'où ce qui se passe
actuellement ? «Possible.
Les «Services» sont puissants, autonomisés et presque indépendants». Autour
du Président, gravitent d'autres centres de décision : son frère qui est à la
tête du puissant 4e régiment, quelques généraux et son clan divisé entre soutiens
et animosités. Une mosaïque «informelle», aggravée par la composition
confessionnelle du pays, les inégalités sociales, l'illégitimité du pouvoir et
ses alliances externes de plus en plus floues et en contradiction avec sa
propagande interne, la proximité d'Israël, le cas irakien et l'absence de
vision au sein d'un clan miné par la concurrence dans la prédation. Un cocktail
qui explique pourquoi cela «a pris» en Syrie et pourquoi cela ne s'arrête plus.
Un cas qui explique aussi pourquoi l'Occident se tait sur les crimes de Assad : dans un entretien avec le quotidien américain The New York Times, le cousin de Bachar,
le fameux Rami Makhlouf, patron des plus grands
monopoles sur l'économie de la
Syrie, a été clair : le régime est l'ennemi d'Israël mais
garant de sa stabilité. Bien loin des banderoles sur le front de refus et
l'engagement indéfectible pour la cause… arabe ! «Cette propagande doit être
cassée. C'est la seule force de ce régime : les Syriens sont très nationalistes
et le régime joue sur leur sentiment d'appartenance. Ils savent cependant
aujourd'hui que ce régime est tout, sauf nationaliste», résume Khaled.
Témoin algérien d'un drame à huis clos et que nous laisserons à Paris se
battre pour faire connaître la
Syrie à ceux qui veulent l'ignorer.
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Posté Le : 22/05/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamel Daoud
Source : www.lequotidien-oran.com