La situation économique, sociale et politique européenne depuis 2020 a été bouleversée par la pandémie du Covid. Au moment où ils croyaient en avoir résorbé les conséquences arrive une crise ukrainienne qui menace l'existence même l'avenir de l'Union en faisant éclater des contradictions latentes, aggraver de vieilles fragilités structurelles, transformer des différences enrichissantes en motifs de discorde.
La pierre de touche de la construction européenne, l'Allemagne et la France font face, chacun de son côté, chacun pour ce qui le concerne, à des remises en cause qui déstabilisent les gouvernements en place. Des deux, le moins rigoureux des observateurs n'a aucune peine à distinguer l'« homme malade » de l'Europe...
Au moment où j'écris ces lignes, les dés sont jetés : il serait peu probable que Michel Barnier échappât à une motion de censure qui mettra fin à son éphémère présence à Matignon. La plus courte qu'a connu un Premier ministre sous la Vème République.
Cette évolution montre à quel point la Vème (largement abîmée par des réformes successives et une dégradation des mœurs politiques), ressemble de plus en plus à la IVème.
Les calculs, les calculateurs et les surprises
Récapitulons les derniers épisodes de ce qui pourrait peut-être se révéler dramatique pour la France et pour l'Union Européenne empêtrées par ailleurs dans un conflit militaire dangereux pour elles.
Le président de la République, début juillet s'est retrouvé en fâcheuse posture, avec une Assemblée encore plus minoritaire que celle qui soutenait sa politique au Palais Bourbon. Il se trouvait fort contrit devant un choix impossible d'un chef de gouvernement.
Devant ce double échec, après celui les élections Européennes qui venaient à peine de se tenir, auraient dû pousser le Président que personne n'avait obligé à dissoudre l'Assemblée Nationale, si l'on s'en tient l'esprit de la Constitution.
Cependant, si E. Macron était politiquement illégitime, (et il l'était depuis au moins 2022, élu par défaut face à Marine Le Pen), il était en revanche parfaitement légal à demeurer à l'Elysée. Les règles d'usage l'invitaient alors à choisir parmi le groupe le plus important à l'Assemblée à désigner un Premier ministre.
Le parti arrivé en tête est incontestablement le Rassemblement National avec 126 députés. Mais le groupe le plus important est celui du Nouveau Front Populaire qui agrège quatre partis organisés autour d'un programme commun : LFI, PS, Verts et Communistes, totalisant plus 193 représentants.
Leur programme n'était pas à son goût, comme on pouvait le prévoir. Aussi, contrairement à l'usage, il refusa d'emblée l'hypothèse d'un gouvernement de gauche alors même que LFI s'engageait à ce qu'aucun de ses membres n'en fasse partie.
Prenant prétexte de la tenue des Jeux Olympiques à Paris, alors que les échéances économiques et budgétaires devenaient urgentes, il prit aussi son temps pour finir par proposer en septembre un ancien commissaire sans attaches partisanes fortes pour diriger son gouvernement, Michel Barnier.
Le parti Républicain (LR) avec lequel il a conservé des liens avait un handicap numérique évident. E. Macron réalise une prouesse : une France démocratiquement dirigée par un parti minoritaire. Arrivé en quatrième position, LR, avec 39, députés représente de 6% des élus.
Cette difficulté était toutefois compensée par de nombreuses qualités : une allure verticale d'homme politique que les Français avaient cru avoir totalement perdu, une voix calme, douce et chevrotante qui fait penser à Claude Rich, et surtout des qualités de négociateur lui permettant d'espérer rassembler autour de sa personne une majorité suffisante pour mener les réformes nécessaires exigées des partenaires de la France et d'une Europe bruxelloise dont il avait une longue expérience.
Que LFI veuille la chute du gouvernement Barnier, il n'y a là rien de surprenant.
Mais que le parti de Le Pen se déclare fermement résolu à voter la motion de censure du Nouveau Front Populaire, là...
Plusieurs raisons expliquent cette volte-face. Il y en a deux, principales.
1.- Les errements du « national-socialisme »
A s'enfermer dans les mots dont ils n'interrogent pas le sens et la portée, les technocrates, ingénieurs patentés de la vie politique française et européenne, ont commis une erreur d'observation et d'analyse.
Si le Rassemblement National est incontestablement à droite, son électorat, lui, est socio-économiquement à gauche. C'est en cela qu'il mérite son qualificatif de « populiste », à la fois proche du peuple et contre le peuple.
Naguère, on distinguait entre origine de classe, position et pétition de classe.
Aujourd'hui, pour les experts pour qui la com' fait office de politique, seuls importent les hommes et les partis, pas les programmes et encore moins la position et les intérêts de ceux qui votent pour eux.
Au fond, qu'est-ce qu'un électeur du RN ? Rien de plus ni de moins qu'un communiste qui n'aime pas les Arabes.
Même certains responsables du PC, dans les banlieues jadis d'un rouge vif, ont glissé sur cette pente qui explique en partie la prochaine disparition d'un parti qui ne sait plus très bien où il en est. Il avait commis une erreur similaire en mars 1956...
Ces électeurs désemparés, maltraités par un ultralibéralisme conquérant, ont été soumis depuis des décennies à une intense campagne médiatique post-coloniale, comme en Italie au début des années 1920 et en Allemagne à partir du début des années 1930, convaincus que leurs conditions sociales et économiques, la faillite de leurs systèmes sociaux, la dégradation de leurs « valeurs » viennent d'un déferlement qui vise leur « Remplacement ».
Pris dans les rets de ce matraquage, ils ne prennent pas la peine d'ouvrir les yeux. Les étrangers sont au travail partout là où les compétences indigènes font défaut là où elles répugnent au sale boulot : à la campagne pour les récoltes, dans les usines qui n'ont pas encore été délocalisées, dans les services payés au lance-pierres et y compris dans les hôpitaux où le Conseil de l'ordre a fait de mauvais calculs et n'a pas anticipé le vieillissement et l'évanouissement rapide du personnel médical, notamment dans les établissements publics économiquement étranglés.
Même le patronat est gêné par ce discours xénophobe. Il ne le clame pas sur tous les toits, mais il connaît ses marchés, ses besoins et possède une connaissance exacte de ce qui fait tourner ses chaînes de production.
C'est cet électorat (estimé sur cette ligne par les sondages à plus de 60%) qui a exigé la chute d'un gouvernement manifestement opposé à ses intérêts.
Ces électeurs ne comprennent pas que « son » parti puisse hésiter. Pour éviter cette « complicité » qu'il ne parvenait pas à masquer durablement, le parti de Le Pen n'a pas hésité longtemps. Le calcul a été vite fait. Si le RN persiste à demeurer la cinquième roue de la charrue d'un gouvernement LR, il risque de tout perdre en juillet prochain si le Président se décidait à dissoudre à nouveau l'Assemblée.
2.- Le juge, le shérif et le politique
A ce double-bind s'ajoute le procès fait au RN et à sa patronne pour détournement de Fonds européens. Dix ans d'enquête ont révélé un vaste « système » qui aurait permis au RN de détourner près de 3 millions d'euros.
Le 27 novembre 2024 devant le tribunal correctionnel de Paris, L'accusation a requis contre Marine Le Pen cinq ans de prison, dont deux ans de prison ferme aménageables, 300.000 euros d'amende et cinq ans d'inéligibilité. Autant dire, la mort politique de la leader du RN.
Le jugement sera rendu le 31 mars 2025.
Il fallait faire vite et tenter par tous les moyens de mettre fin au mandat d'E. Macron et de déclencher des élections anticipées. Après tout, il y a là de « glorieux » précédents. Netanyahu et Trump ont échappé à la justice en devenant présidents. Pourquoi pas Le Pen ?
Il est heureux que le chef des Insoumis (avec une majorité de Français) ait le même objectif. Un de plus. Mais pour que les calculs tombent juste, il faut faire chuter Jupiter de son nuage avant mars 2025.
Le problème est que ce plan n'a échappé à personne...
Lendemains de règlements de compte sanguinolents
Le RN est coincé entre son inclination logique et structurelle vers la droite avec laquelle les dirigeants de LR partagent l'essentiel et son électorat populaire. Rien ne sépare Le Pen, B. Retailleau... de tous les autres LR. Leur programme politique et économique est identique. Même leur lexicologie puise ses mots dans le même dictionnaire.
E. Ciotti avait parfaitement raison de songer à une alliance entre LR et RN. Elle était inscrite dans la logique d'une évolution historique irréfutable.
Le vote du LR entraîne deux conséquences problématiques :
1.- Son électorat est majoritairement «populiste». Cela explique son vote paradoxal.
Le RN réussit le prodige de réunir autour de lui des intérêts de nature très hétérogène, voire opposées. Outre les électeurs de conditions modestes, il y a un bric-à-brac de la « classe moyenne » constitué de cadres moyens, de CSP , de retraités, d'artisans, de commerçants, de professions libérales, de chefs de petites et moyennes entreprises...
Or, ces derniers ne comprennent pas que le RN puisse mêler ses votes à ceux de LFI et faire chuter un gouvernement de droite qui convenait à leurs intérêts et à leurs opinions.
2.- Ah Brutus !
Leur ressentiment n'est rien à côté de la colère des membres de ce gouvernement miraculeusement arrivés aux affaires par la grâce d'un président qui joue aux apprentis-sorciers. Il faut entendre le ministre de l'intérieur fulminer contre ses « amis frontistes » à cause desquels il est peu probable qu'il lui soit offert à l'avenir un poste que seuls les hasards du calcul élyséens ont porté à Beauvau. Pouvoirs évaporés et une carrière brutalement interrompue.
Au sein même du RN des voix susurrent qu'il serait peut-être temps de se passer de la dynastie lepéniste. J. Bardella a le vent en poupe et serait prêt à prendre le relais. Derrière ces changements esquissés, il n'y a pas seulement que des ambitions personnelles. Il y a une fondamentale contradiction de la nature même d'un parti qui agrège des intérêts radicalement opposés.
Demain, il sera difficile de recoller des projets politiques que la motion de censure menace de briser irréversiblement. Certes, les hommes politiques cultivent une amnésie à l'épreuve des balles. Mais il y a des haines tenaces dans ces milieux que les intérêts ne parviennent pas toujours à abstraire et à tempérer.
A l'autre bord de l'échiquier, il y a aussi des velléités de changement climatique
Il ne faut pas croire qu'il y règne une totale sérénité.
Si LFI se réjouit de la tournure des événements, la coalition de gauche ne méconnaît pas de graves et persistantes dissensions.
Aux franges du parti socialiste et des Verts, il ne manque pas d'amateurs de fusion avec le « bloc central » où des architectes bienveillants cherchent depuis longtemps à « détacher » le PS des Insoumis.
Les Communistes, pour ce qui en reste, observent et redoutent une météo incertaine. Leur chef est déjà à la retraite.
En cette période d'instabilité électorale, peu de socialistes et de Verts (qui ont à peu de chose près la même posture à l'égard du bon peuple de France) prendront le risque de s'éloigner du NFP. Ils savent à qui ils doivent leur nombre.
Ils en paieraient aussitôt la facture du moindre écart lors des prochaines élections législatives ou municipales. J.-L. Mélenchon a précisé récemment sa pensée sur la question...
Certains cogitent une prochaine réforme électorale instituant la « proportionnelle », achevant ce qui reste la Constitution et permettant ce que l'on observe déjà sous le règne de Macron, les combinaziones dans les coulisses entre factions, à l'abri de la curiosité des électeurs.
Les jeux sont faits.
Les prochains jours et les prochaines semaines réservent sans doute d'autres surprises.
Reste que la vie politique française ne dépend pas seulement de la météo locale. En Allemagne, des changements décisifs se profilent pour février et l'arrivée prochaine à la Maison Blanche de D. Trump (qui agit déjà dans les coulisses) est difficile à anticiper, même si tout le monde sait que, comme d'habitude, seuls les intérêts de l'Amérique seront pris en compte.
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Posté par : presse-algerie
Ecrit par : un Président qui joue aux apprentis-sorciers
Source : www.lequotidien-oran.com