Il était une fois
un homme qui, un beau matin au premier chant du coq, réveilla son épouse et lui
dit : «Femme, je ne peux plus supporter de voir la misère s'acharner ainsi sur
mon foyer alors que je trime sans arrêt. Je vais aller parcourir le monde à la
recherche d'une créature qui pourrait m'expliquer ce sort dégueulasse qui
transforme ma peine et ma sueur en poux voraces qui nous suce la moelle des os.
Je veux savoir pourquoi nos viandes attirent la poisse. Pourquoi plus je bosse,
plus nous nous enfonçons dans la merde. Sans faire de bruit, prépare-moi vite
un cabas avec quelques provisions avant que les enfants se réveillent. Les
larmes de la petite pourraient m'affaiblir, alourdir mes jambes et transformer
ma décision en soupe. Va ! cours ! N'oublie pas le tabac à chiquer ! Il n'y a
pas mieux pour tenir tête aux griffures amollissantes de la nostalgie !»
Ce discours chassa violemment les restes du
sommeil qui engourdissaient encore le corps de la femme et les remplaça par une
méfiance aussi tranchante que les couteaux d'un boucher méticuleux. Elle fixa
sur son mari des yeux pleins de soupçon, puis, sans dire un mot, se leva, alla
fouiner dans un vieux coffre en bois, revînt quelques instants plus tard avec
un objet enveloppé dans un morceau de tissu blanc, et dit à son époux : «Pose
ta main droite sur le Livre Sacré et jure-moi que la misère qui nous accable
depuis que je couche dans le même lit que toi est la vraie et l'unique raison
de ce départ. Jure-moi qu'il n'y a aucune femelle haletante et ruisselante
derrière ces paroles inhabituelles.» L'homme jura sept fois, et quelques
minutes plus tard, il monta sur son vieux vélo et partit, pédalant avec
détermination, un cabas noir fixé sur le porte-bagages, les yeux humides, le cÅ“ur
en lambeaux.
Quelques jours
plus tard, alors qu'il se reposait dans l'ombre fraîche et généreuse d'un arbre
touffu, un oiseau jaune se posa sur le siège du vélo, qui gazouilla : «Que la
paix soit sur toi, ô créature dépourvue de plumes ! Les bêtes qui te
ressemblent s'aventurent rarement jusqu'ici ! Qu'est ce qui te tracasse ?
Qu'est ce qui t'a poussé à voyager si loin de ta demeure, monté sur cet engin
bizarre ?»
L'homme répondit
: «C'est une question qui m'a chassé de mon foyer et m'a conduit vers ces lieux
sauvages ! Je veux savoir pourquoi, bien que je travaille très dur, je mène une
vie lamentable ! Je veux connaître la raison de ce sort contraire au bon sens !
Pourrais-tu m'aider à me débarrasser de cette épine vénéneuse qui empoisonne ma
vie et celle de ma famille ? »
La voix de l'oiseau jaune se fit entendre,
mélodieuse : «Je ne pourrais pas le jurer, mais je suis presque sûr qu'il
s'agit là de ce qu'on appelle le destin. Le destin. Je ne crois pas me tromper
en disant qu'il a été décidé à ta naissance que tu t'esquinteras toute ta vie
le corps dans des boulots exténuants, qui ne te rapporteront que des soucis
acides et amers. C'est sûrement ainsi que tu dois vivre et pas autrement !
C'est un lot que tu es condamné à accepter sans la moindre plainte, sans le
moindre soupir ! Sans la moindre plainte, sans le moindre soupir ! Avec joie,
avec plaisir ! Ir ! Ir ! »
Ces paroles plurent à l'homme et mouillèrent
ses yeux. Elles s'enfoncèrent doucement dans sa chair et sécrétèrent dedans un
suc adoucissant. Surmontant les effets de l'émotion, débordant de
reconnaissance, il murmura : «Dieu t'a doté d'une langue plus bienfaisante que
le miel, petit avion ! Oh ! Que tu chantes si bien ! Que je serais heureux si
tu acceptais de venir vivre chez moi ! Voudrais-tu ?»
L'oiseau accepta avec joie l'invitation de
l'homme qui le remercia et dit : «Maintenant, il me faut te donner un nom ! Que
dis-tu de celui de Canari ? Te convient-il ?» L'oiseau trouva que le nom était
joli. Après cela, l'homme chevaucha sa bicyclette et ils quittèrent l'arbre,
Canari volant et chantant merveilleusement au-dessus de la tête de son nouveau
compagnon qui résistait terriblement à la tentation de le regarder, pour ne pas
se casser la gueule dans le chemin étroit et sinueux qu'il avait emprunté.
Notre homme
pédalait depuis des heures et des heures quand il avisa sur le bord du sentier
une bête poilue assise sur son derrière, la langue pendante et ruisselante de
bave, la queue s'agitant nerveusement dans la poussière du talus. Arrivé à son
niveau, il freina et descendit de son vélo. La voix de la bête troua le
silence, étouffant dans la bouche de l'homme les mots de salutation qu'il était
sur le point de lui adresser : «Ah ! Enfin te voilà créature bizarre qui a
remplacé ses poils par des chiffons ! Ça fait des heures que je salive ici ! Où
étais-tu ? Que faisais-tu ? Si au moins le type dérangé qui a pondu cette
histoire avait prévu ici une rivière et des arbres ! Mais non ! Il a choisi
d'implanter au-dessus de mon crâne un ciel ruisselant de plomb fondu ! Le
salaud ! Le sadique ! Mais je ne t'attends pas pour te raconter mes déboires !
Je suis là pour essayer de répondre à la question qui te tourmente et
t'angoisse. Ne me demande pas comment je sais ce qui te tracasse. C'est un
secret. Voici ce que je dois te dire. C'est le mauvais-Å“il qui serait la cause
de cette misère puante qui te colle au cul. Tu te souviens de cette grosse
femme aux yeux louches, de cette viande flasque qui habitait en face de la
maison de tes parents ? C'est elle qui t'a foutu la guigne pour la vie ! Tu
étais beau comme un prince et ses enfants étaient tordus et maladifs. Ta grâce
lui rappelait atrocement les difformités de sa progéniture ! Elle ne pouvait
pas te rater ! Quand ta pauvre maman s'est mise à te cacher à ses regards
venimeux, c'était trop tard ! C'est dommage que tu ne sois pas un assassin, je
t'aurais conseillé d'aller lui trancher la gorge, à cette vipère ! Mais sois
heureux et console-toi : cette diablesse rendra l'âme à la suite d'une longue
maladie qui pourrira ses entrailles à tel point que des milliers de charognards
seront attirés par l'odeur nauséabonde que dégagera son corps ! Voilà ce que
j'avais à te dire.» Ayant entendu ces paroles, l'homme se mit à pleurer. Mais
c'étaient des larmes de joie. Il s'agenouilla et serra dans ses bras la bête
poilue qui se mit à lui lécher voluptueusement et abondamment le visage. Très
ému par ce spectacle, Canari versa quelques larmes, puis se mit à gazouiller
au-dessus des deux animaux qui s'embrassaient avec tendresse sur la poussière
farineuse du chemin.
Quelques instants plus tard, s'adressant à la
bête poilue, l'homme dit : «Je sens que je ne pourrai pas vivre sans toi à mes
côtés ! Voudrais-tu venir habiter chez moi ? Tu ne manqueras de rien !» La bête
accepta avec joie. Alors, l'homme dit : «Maintenant, il me faut te donner un
nom ! Que dis-tu de celui de Chien ? Te convient-il ?» La bête aboya qu'elle
serait heureuse de porter ce nom. Après cela, l'homme enfourcha son vélo et
poursuivit son chemin, Canari voletant et pépiant dans les airs, et Chien
jappant et sautillant derrière la bicyclette.
Quelques jours plus tard, alors que les trois
compagnons cassaient la croûte dans une baraque abandonnée, une bête aussi
poilue que Chien, mais beaucoup plus petite, se glissa à l'intérieur de la
cabane, et tout en se frottant voluptueusement contre l'homme, elle ronronna.
«Permettez-moi de me joindre à vous, mes amis, la faim me tord les boyaux
depuis des jours et des jours ! dit-elle. L'odeur de la nourriture a dirigé mes
pattes vers vous.» L'homme attendri par ses caresses, la prit dans ses mains et
l'invita à manger.
Après qu'ils
eurent fini de se nourrir, l'homme présenta Canari et Chien à la petite bête,
puis lui raconta par le menu les événements qu'il avait vécus depuis qu'il
était parti de chez lui. La petite bête couverte de poils hocha la tête
gravement, puis dit, sans cesser de se frotter délicieusement contre le corps
de l'homme : «Le destin et le mauvais-Å“il sont certainement pour quelque chose
dans la vie médiocre que tu mènes, mais il me semble qu'il n'y a pas que ça.
Moi je suis persuadée qu'on t'a jeté des sorts. C'est la sorcellerie qui
transforme ta sueur en merde. Un bel homme comme toi, que toutes les femmes
désirent, ne peut pas échapper à la vengeance ! Derrière la misère qui te ronge
l'os, il y a des femelles affreusement jalouses ! Je sais de quoi je parle,
puisque je suis moi-même une femelle ! Tu es trop beau pour appartenir à un
seul corps ! Oui, je flaire des sortilèges à l'origine de cette malchance noire
qui te traque depuis des années !»
Pendant quelques secondes, qui durèrent une
éternité, des frémissements délicieux coururent dans le dos de l'homme, qui lui
arrachèrent des gémissements. Il serra tendrement contre sa poitrine la petite
bête poilue qui se mit à ronronner de plaisir. D'autres vaguelettes de
frémissements envahirent sa chair. Honteux, il plongea sa main dans sa poche,
en sortit un sachet de tabac à chiquer, y puisa une pincée qu'il fourra entre
sa lèvre supérieure et sa gencive.
Une fois remis de ses émotions, l'homme dit :
«Ecoute petite bête douce qui appelle les caresses : tu m'as ensorcelé ! Je
veux que tu viennes vivre dans ma maison. J'ai besoin de toi ! Le veux-tu ?»
Elle miaula que oui, la queue dressée vers le ciel. Alors, l'homme lui dit :
«Maintenant, il me faut te donner un nom ! Que dis-tu de celui de Chatte ? Ce
nom te plait-il ?» La petite bête répondit que c'était là un joli nom. «Mes
amis, dit alors l'homme, je crois que j'ai trouvé ce que je suis allé chercher
si loin de ma maison, quittant femme et enfants. Je sais à présent pourquoi je
suis un pouilleux. Encore mieux : je vais rentrer chez moi en compagnie de
trois amis qui adouciront ma vie. Allons ! Pressons-nous ! J'ai hâte de
rejoindre les miens ! »
Mais un incident imprévu les attendait
dehors. Un animal debout sur ses quatre pattes se tenait à quelques pas de la
cabane, face à l'entrée, immobile, muet. Des frissons traversèrent l'échine de
l'homme. En dépit de l'innocence et de la douceur qui coulaient de ses yeux,
cette bête l'inquiétait. Il éprouva le besoin de bondir sur son vélo et de
fuir, mais une force le retint sur place, et l'obligea à poser à l'animal la
question qui fut la cause de son voyage.
D'une voix
horriblement laide, l'animal répondit : «Si tu es malheureux, c'est parce que
tu es un idiot, un nigaud. Des milliers de chemins qui s'offraient à toi, tu as
choisi celui qui conduit vers une existence médiocre, neutre, incolore, fade,
insignifiante, rampante, plate, morne, blafarde, quelconque et réglée. Tu as
emboité le pas à la masse, appliquant rigoureusement et religieusement tes
pattes sur ses empreintes. À aucun moment de ta vie, tu n'as posé tes yeux sur
autre chose que ces traces poussiéreuses, qui puent le troupeau. Jamais tu n'as
éprouvé le désir palpitant de quitter les chemins tracés par la multitude. Tu
ne sais rien du monde merveilleux qui t'entoure. Jusqu'à maintenant, tu t'es
enfermé dans une maison, dans une rue, dans un café, dans un boulot, entouré
des mêmes gueules, des mêmes objets, des mêmes mots. Le changement te fait
peur. Mais tu ne t'avoues pas que tu as peur. Inconsciemment, tu triches avec toi-même.
Tu racontes partout que c'est le devoir qui t'empêche de partir. Comprends-moi
: tu n'es pas malheureux parce que tu n'as pas d'argent. Tu es malheureux parce
que tu n'es pas libre. Pourtant tu es né pour être libre. Lâche, peureux,
prudent, tu as accepté les chaînes qui ont remplacé le cordon ombilical qui te
liait aux entrailles de ta mère. Et au lieu de te révolter, au lieu de
t'épouvanter, le bruit que font ces chaînes te fascine comme le son d'une flûte
magique...»
Mais l'animal
n'eut pas le temps de terminer son discours. Pâle, le visage décomposé, les
yeux injectés de sang, l'homme ramassa un bâton noueux qui se trouvait à
proximité de sa main et se jeta sur lui, le rouant de coups. Imitant l'homme,
Chien et Chatte bondirent également sur lui, le premier lui arrachant avec ses
crocs des morceaux de chair vifs et sanguinolents, la deuxième lui lacérant les
flancs de ses griffes. «Quelle horrible voix ! Quel épouvantable langage !
Quelle répugnante créature ! criait l'homme en fouettant le dos de la bête.
Marche devant maintenant ! Je t'emmène à la maison ! Tu seras mon esclave ! Je
vais t'apprendre moi ce qu'est la liberté !» Après quoi, l'homme se tourna vers
Chien, Canari et Chatte et leur dit en ricanant : « Désormais, nous appellerons
ce philosophe, Ane. Partons maintenant ! Rentrons chez nous ! Toi Chatte, tu
monteras avec moi sur le vélo. Tu te mettras devant moi, sur le tube
horizontal. Chien et Canari monteront sur le dos de mon esclave !»
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 16/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com