Avertissement :
Nous prions instamment le lecteur de donner aux mots de cette chronique la
signification qu'ils ont dans le dictionnaire, et de brider si possible son
imagination. Pour lui rappeler cet avertissement au cours de sa lecture, aux
moments que nous avons jugés opportuns, nous avons employé la lettre D comme signal.
Quand nous avons
pensé que cela était insuffisant, nous avons fait suivre cette lettre par la
définition du mot concerné, puisée dans Le Grand Robert.
Première partie
Maman, l'homme
qui t'a remis cette cassette qui contient mes paroles, et la machine qui te
permet en ce moment de m'écouter, est mon chauffeur ! Oui, ma petite maman, ton
fils est un Chef maintenant et possède un chauffeur pour lui tout seul. Je lui
ai ordonné de garer la voiture près du seuil de la maison pour que tu puisses
la contempler à ton aise. C'est le gouvernement (D) qui m'a offert cette
merveilleuse automobile. C'est parce qu'un Chef se déplace beaucoup, maman. Son
travail est d'une importance capitale pour l'avenir de la patrie, et exige de
ce fait qu'il soit présent partout où les grandes décisions (D) sont prises.
Réunion (D) après réunion, sans répit, nous construisons notre pays sans jamais
pousser le moindre gémissement (D).
Maman, mon chauffeur te remettra quatre
cartons remplis de vivres. Entre autres bonnes choses, tu trouveras dedans des
bananes, des poires, des pommes, des sachets de raisins secs et de pruneaux,
des amandes et des cacahuètes décortiquées, du thé et du café, et des pots miel
pur. Il te remettra aussi de l'argent. C'est pour la viande. Ne craignez pas de
le dépenser. Ne lésinez pas. Je vous en enverrai encore bientôt. Oui,
désormais, vous ne manquerez de rien.
Maman, je vois d'ici tes lèvres murmurer des
formules magiques pour conjurer le mauvais _il. Mais j'ai pris mes précautions,
maman, j'ai ordonné au chauffeur de te montrer les sept amulettes que j'ai
accrochées au rétroviseur pour que tu ne t'inquiètes pas inutilement. Aucun
regard envieux ne pourra nous atteindre. C'est un ami sénateur (D) qui me les a
conseillées. Il est d'une culture (D) extraordinaire. «Il y a des yeux,
m'a-t-il dit, qui seraient capables de faire périr des troupeaux entiers de
moutons et de vaches. Un ministre (D) m'a raconté que son ex-épouse a perdu
tous ses cheveux. La pauvre est condamnée aujourd'hui à porter une perruque. La
cause : elle est allée raconter à toute sa tribu (D) qu'elle se coiffait à
Paris. On ne l'a pas ratée !».
Maman, j'ai aussi une secrétaire (D)
(Personne qui est attaché à une personne de haut rang pour rédiger, transcrire
et parfois expédier des lettres, des dépêches, etc., de caractère officiel.).
C'est l'épouse d'un de mes subalternes, un jeune homme à l'avenir prometteur.
Ils viennent de convoler en justes noces. Débordante d'amour (D) pour le boulot
(D), quand les circonstances l'exigent, elle reste parfois au bureau jusqu'à
minuit (D). Elle se donne (D) alors à son job (D) avec une fougue (D)
insoupçonnable chez une jeune femme de son âge. C'est mon chauffeur personnel
qui la ramène alors chez elle. Son mari est plein d'ambition (D) et vide de
scrupules inutiles. Il ira très loin. Il me rappelle mes débuts dans
l'administration. J'ai de l'affection pour lui. Mais il a une manie qui
m'agace. Il a toujours un chewing-gum dans la bouche. Maman, lance des youyous
partout, jour et nuit, nuit et jour, perce les oreilles de tout le monde, il
faut qu'ils sachent que ton bébé (D) est devenu un Chef. Fais en sorte que
toutes les créatures de Dieu apprennent que je suis maintenant un Grand
Responsable. Va, maman, entre dans toutes les maisons pour semer la nouvelle.
Je veux que les gens qui nous connaissent et ceux qui n'ont jamais entendu
parler de nous soient au courant. Je suis un Chef. Je suis un Chef. Oui maman,
tu étais la mère d'un homme quelconque qui courbait le dos (D), tu es
maintenant la mère d'un Chef qui fait courber les dos. Quand papa, arraché au
lit moelleux de sa résignation séculaire par tes cris de joie, te demandera le
pourquoi de ces youyous, dis-lui alors la nouvelle. Dis-lui que son fils va
s'asseoir désormais dans un fauteuil (D) dans lequel ne peuvent s'asseoir que
ceux que Dieu a créés pour servir la Nation.
Maman, dis à papa qu'il avait raison de me
bousculer, de me battre, de m'insulter, de me traiter de bourricot (D) et de
chien (D) sans arrêt. Il n'y a, je le sais maintenant, que le bâton qui peut
dresser un homme. J'ai encore les traces des coups sur mon corps, et de temps à
autre, je les observe longuement pour m'en souvenir. Elles ont été mes livres.
Dis-lui que la misère dans laquelle nous avons vécu m'a beaucoup appris. C'est
elle qui a guidé mes pas vers les hauteurs (D). C'est elle qui m'a enseigné
comment on grimpe (D) sans tomber.
Maman, annonce à mes SÅ“urs que désormais
elles sont les SÅ“urs d'un Chef. À partir d'aujourd'hui, qu'elles se préparent,
tous ces blancs-becs prétentieux, qui ne daignaient pas jeter un regard sur la
porte de notre maison, viendront en foule demander la main (D) de tes filles,
mielleux et rampants, grillés par le désir de devenir tes beaux-fils. Mais ne
commet pas l'erreur de leur répondre aussitôt, ma petite maman. Laisse les
poireauter un bon bout de temps, puis exige ce que tu veux. Ils s'aplatiront.
Car, dis-moi maman, chez nous, qui ne voudrait pas être le beau-frère d'un Chef
? Annonce à mes SÅ“urs que des centaines de voitures luxueuses assisteront à
leur cortège nuptial.
Maman, informe mes frères qu'ils ne se
tracassent pas la tête pour le moment. Je suis en train de leur arranger une
affaire qui va leur permettre de ramasser du fric à la pelle.
Maman, ça a été dur pour moi de parvenir à ce
bureau. Le chemin qui mène à la gloire est semé d'obstacles, boueux (D) et
sinueux à donner le vertige et la nausée. Il m'a fallu lutter sans répit contre
des masses de gens qui comme moi voulaient occuper cette chaise bénie (D). Ce
que tu vas entendre maintenant, maman, pourrait te troubler parce que tu es une
femme, et Dieu a créé la femme faible et tendre. Il faut que tu saches, maman,
que le Pouvoir exige beaucoup de sacrifices (D) (Renoncement ou privation
volontaire en vue d'une fin religieuse, morale, esthétique, ou même
utilitaire). Celui qui le désire doit se débarrasser d'une grande partie des
berceuses et des leçons de morale qu'il a ingurgitées pendant son enfance. Il y
a des voyages, maman, qui exigent d'autres bagages (D), et très tôt, j'ai su
que je n'étais pas fait pour vivre avec, au bout d'un bâton, le balluchon des
proverbes qui chantent la patience et le contentement. Certes, ces histoires
sont bonnes pour les petites gens qui fourmillent chez nous, mais n'apportent
rien à celui qui vise les sommets (D). Comme ton fils. Maman, je te quitte
maintenant. On (D) vient de me téléphoner. Je dois me presser (D). Ils ont
certainement besoin de ma présence pour prendre une grande décision (D). Maman,
lorsque tu auras terminé d'écouter cette cassette, n'oublie pas de la brûler.
Je t'expliquerai plus tard la raison de cela. Au revoir, ma maman chérie (D).
Que Dieu te garde pour moi.
Deuxième partie
Ce fut une fête
inoubliable. Puisant dans les cartons merveilleux envoyés par l'enfant chéri, la
famille du nouveau Chef s'offrit une inoubliable bombance. Ému et angoissé par
l'abondance des mets que sa femme et ses filles servirent à table, le père ne
put s'empêcher de pleurer.
Mais cela ne dura
pas.
La joie eut raison de cet instant de
faiblesse importune. Quand ils finirent de festoyer, ils allèrent se coucher,
l'estomac fasciné par les abondants et délicieux morceaux qu'il devait digérer.
Mais il était écrit que la mère serait victime d'un inénarrable cauchemar. Pour
ne pas nous exposer au risque de trahir l'évènement, écoutons-la raconter
elle-même, à sa SÅ“urs unique, l'extraordinaire aventure qu'elle a vécue cette
nuit-là.
«Je dormais tranquillement, ma s_ur, le
ventre plein de bonnes choses, quand je fus arrachée à ce sommeil béni par un
cauchemar qui me fait trembler encore. Je me suis réveillée haletante,
cherchant de l'air pour mes pauvres poumons. Puis des vomissements secouèrent
mon corps jusqu'à le fissurer. Que te dire, ma SÅ“urs ? C'était mon fils, celui
qui est aujourd'hui un Chef.
Épanoui et
ravissant, il me faisait visiter une grande maison composée d'innombrables
pièces. Dans chacune, étaient entreposées plusieurs corbeilles remplies de noix
(D) (Fruit du noyer, drupe constituée d'une écale verte, d'un endocarpe
lignifié à maturité qui forme la coque et d'une amande comestible.). Il en
était ravi. En effet, de temps en temps, mon fils se tournait vers moi et
s'exclamait : «J'adore les noix, maman ! Je suis fou des noix, maman ! Ah ! maman
!». Nous étions ainsi, ma SÅ“urs, lorsqu'apparurent subitement deux énergumènes
: un jeune homme mastiquant un chewing-gum, et une jeune femme avec des lèvres
(D) charnues (D) et peintes en un rouge (D) coquelicot (D) qui faisait mal aux
yeux.
Cette dernière se
dirigea vers mon fils et lui passa une corde (D) au coup. Ensuite, cette
débauchée (D) et le type qui mâchait le chewing-gum le tirèrent vers une cage,
et l'enfermèrent dans celle-ci. Mon fils n'avait manifesté aucune résistance.
Il s'était prêté à leur manège avec une docilité d'agneau. Mais un moment
après, il se mit à crier : «Donnez-moi des noix. Je veux des noix.».
Le jeune homme
éclata de rire : «Ce sont les miennes maintenant. Toutes ces noix
m'appartiennent.». Alors je vis une chose effroyable : la langue (D) de mon
fils s'allongea hors de sa bouche et resta ainsi, pendante. C'est à cet instant
que ces fruits bizarres se mirent à dégager cette épouvantable odeur de salive
(D). Maintenant, le rêve a disparu, mais cette puanteur est restée collée à mes
narines. Je dégueule sans répit, ma soeur. J'ai beau me frotter le nez avec
tous les produits qui me tombent sous la main, rien à faire, l'odeur est
partout. Elle a tout imprégné. J'ai vu des médecins et des talebs. Pas moyen de
la faire partir. Je vais te dire une chose : elle finira par me pourrir les
poumons. Tu vois ce que le destin m'a réservée vers la fin de mes jours, ma
SÅ“urs ! Une odeur de salive qui m'arrache les boyaux.».
Troisième partie
La pauvre vieille femme est toujours atteinte
de ce mal fantastique. Son fils, le Grand Chef, a dépensé des fortunes pour
guérir sa mère. En vain. L'odeur nauséabonde s'entête à gâcher la vie à cette
malheureuse. Par ailleurs, cette mésaventure s'est répandue comme une traînée
de poudre parmi le peuple. Et aux dernières nouvelles, il est arrivé une chose
bizarre : certains Responsables trouvent de temps à autre sur le seuil de leur
porte des noix en matière plastique nouées dans un mouchoir. Une enquête a été
ouverte pour expliquer ce phénomène étrange. On rapporte aussi qu'un vieux
meddah effronté nommé Cheikh Dahou s'est emparé de l'histoire et la raconte
partout où le mènent ses pas. On dit qu'il commence toujours ainsi : «Bonnes
gens ! Si vous avez de la pudeur, ne restez pas ici.».
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Posté Le : 22/10/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com