Algérie

Dernier Ramadhan à l'hôpital



Dernier Ramadhan à l'hôpital
Sylvie, la fille unique du célèbre islamologue, dans un livre mêlant souvenirs personnels et réflexions, revient longuement sur les derniers jours de son père. Elle l'a mieux approché et connu peu avant sa mort. Elle évoque son ultime séjour au mois de Ramadhan de l'année 2010. Comme toujours, la religion n'est jamais loin avec Arkoun.J'ai dormi ici, à côté de papa. Il ne veut plus qu'on le laisse seul la nuit, il a peur, et il souffre car il n'ose pas sonner le personnel. On a passé une nuit en tranches, tranches de sommeil et de réveils alternés. Le tourner, lui donner à boire, retaper son oreiller, remplir la perfusion. Aujourd'hui, visite de Mohammed G. Encore quelqu'un dont je viens de faire la connaissance. Cardiologue d'origine tunisienne, petit personnage, concentré d'intelligence et d'énergie, le geste, la parole et l'?il vifs. Il demande comment va le moral. Papa répond d'un signe de la main : « couci-couça », mais il a envie de discuter. On est en pleine période de ramadan, et Mohammed suit le rituel. On discute de ce que c'est que le ramadan aujourd'hui : une vraie ascèse purificatrice pour les uns, un alibi pour faire la fête et s'adonner à tous les excès de 22 heures à 5 heures du matin pour les autres. Papa n'a sans doute pas fait le ramadan depuis au moins soixante ans. D'une part, parce qu'il est beaucoup trop gourmand et, d'autre part - mais chut ! il ne faut pas le dire trop haut -, il n'a jamais suivi aucun des rituels religieux prescrits par l'islam. D'ailleurs moi-même, je ne sais pas très bien en quoi et en qui il croit, ni sur quel mode. Depuis que je suis toute petite, quand on lui demande quelle est sa religion, il répond qu'il est philosophe ; quand on lui demande s'il croit en Dieu, il soupire, et répond que là n'est pas la question. Mais Mohammed est un croyant, un vrai. Pas question de se soustraire à la loi. Il le fait depuis qu'il est né, c'est inscrit dans ses gènes. Sa foi est la colonne vertébrale d'une existence par ailleurs bien remplie par un métier, une famille française, une brillante réussite sociale. Une question le tra-casse : il demande à papa comment il est possible de réinterpréter les textes du Coran, de les remettre en question, de les repenser, sans bouleverser cet axe essentiel et porteur de sa vie qu'est la foi. Je vois qu'il s'intéresse aux idées de papa. Il est curieux, mais reste perplexe sur la possibilité de faire cohabiter ces idées subversives avec ce qu'il considère comme les règles intangibles du bon musulman. La conversation devient soudain très intime. Je trouve que c'est passionnant, ce tiraillement, chez lui, entre foi et raison, croyance et curiosité, orthodoxie et subversion. Cette envie de continuer à vouloir croire, à vouloir avoir la foi absolue en son Dieu, tout en soupçonnant que la manière dont il suit les rites pourrait être remise en question, qu'on pourrait les pratiquer autrement, en essayant de se les approprier dans un contexte actualisé. Il s'est quand même écoulé quatorze siècles depuis l'écriture du Coran. Papa s'en sort à sa façon : à une énigme, il propose une nouvelle énigme, il crée le brouillard, pose la question de la cohabitation entre une relation personnelle directe à Dieu avec une nouvelle vision des textes, sur des bases plus scientifiques. Je trouve qu'il botte en touche. Pas très opérationnelle, sa réponse, s'il faut encore y réfléchir dix ans... Il nous laisse sur notre faim, même si une perspective nouvelle est née dans notre esprit. Il a semé l'idée d'une nouvelle perspective. C'est malin, finalement, de répondre à une question par une autre question, même si c'est sans fin. Mohammed voit que papa fatigue. Il lui promet de revenir bientôt, puis s'en va. Il a soufflé dans la chambre quelques étincelles d'énergie. Je suis contente. C'est une bonne après-midi.


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