Algérie

De quoi l'immolé algérien est-il le nom '



Par Ali Akika, cinéaste
Pour parler du phénomène de l'immolation en Algérie, j'emprunte le titre de cette contribution à un essai politique devenu un bestseller : De quoi Sarkozy est-il le nom ' ; son auteur n'est autre que le philosophe Alain Badiou. Les mots, les noms qui ont une histoire nous font remonter dans un passé que l'on croyait révolu. Hélas, ce passé nous hante de temps à autre. Les ruses et les aléas de l'Histoire jouent des tours à certaines sociétés qui peinent à s'éclairer aux lumières de leur époque.
Il est des mots et des noms, et ils sont nombreux, qui nous prennent à la gorge. Ainsi, le mot immolé évoque l'effroi, car se dressent devant nos yeux les images de flammes des bûchers du Moyen-Âge. Le télescopage de ces images d'une époque que nous n'avons pas vécue et les images de notre monde dit civilisé plonge le commun des mortels dans un désarroi sans nom. Depuis quelques années déjà, les immolés en Algérie, malgré la répétition de leurs gestes, n'ont pas lassé la presse nationale qui continue de leur réserver un traitement à la hauteur de cette nouvelle blessure infligée à notre société. C'est tout à l'honneur de cette presse car l'immolation dit beaucoup de choses sur notre société. Malgré la gravité du phénomène, les responsables au pouvoir ou dans l'opposition gardent un mutisme inquiétant. Quand leurs idéologues daignent prendre la parole, c'est pour réduire les actes de ces immolés à quelque faiblesse psychologique. Ces explications un peu courtes évitent à ces gens-là de s'interroger sur un phénomène quelque peu dérangeant. Face à cette démission, on se doit de cerner les raisons et percer les secrets de l'intimité qui poussent ces citoyens à se donner la mort en bravant une interdiction «divine» dans une société pourtant pétrie de religiosité. Partir en fumée dans d'atroces souffrances est un acte (évidemment courageux) qui porte en lui un double message d'une haute charge symbolique et politique. Dans l'esprit du futur immolé naît peu à peu l'idée suivante : je ne suis pas un colonisé comme le furent mes parents qui ont supporté la misère et l'humiliation sous les bottes d'un dominateur étranger. Aujourd'hui, je ne peux pas, je ne dois pas accepter de subir cet état humiliant d'autant plus intolérable que je vis dans un pays indépendant. A travers cette prise de conscience, il semble dire aux siens : refusez la fatalité comme unique horizon «naturel». Pour élargir et diversifier les horizons, construisez, inventez une autre façon de voir la vie qui permet l'éclosion de la vérité. Car la vérité est l'unique socle sur lequel se construit une société qui aspire au respect d'elle-même et des autres. Et aux responsables du chaos dans lequel patauge la société, l'immolé leur jette au visage : la vérité est votre hantise, c'est pourquoi vous faites payer le prix en sang et en larmes à tout ceux qui révèlent au grand jour votre incapacité à semer le moindre grain de bonheur sur cette terre pourtant gorgée du sang des martyrs. Bref, les immolés nous invitent en quelque sorte à ne point négocier notre humanité en courbant l'échine sous le poids de la hogra. Dans l'anthropologie de notre société, la hogra est un acte à la fois le plus insupportable et le plus méprisable. Insupportable car le «nif», valeur suprême, ne souffre d'aucun compromis sur le dos de la dignité. Le plus méprisable, car celui qui s'adonne à la hogra se cache derrière la protection de son statut social ou bien se sent à l'abri par la possession d'une quelconque arme qui neutralise sa victime. Cet agresseur ne suscite que mépris car il fait preuve de la pire des lâchetés. Cela rappelle ces pays qui bombardent des populations désarmées du haut de leurs avions en sachant pertinemment que ces populations n'ont pas les armes de la riposte. L'immolation n'obéit pas aux mêmes motivations que le suicide. A l'origine d'essence religieuse, elle est devenue dans les sociétés d'aujourd'hui un acte éminemment politique. Dans l'art et la manière de mettre en scène son propre anéantissement, l'immolé se différencie du «suicide classique». Le préposé au suicide s'éloigne en général de la vue des autres. Les immolés en revanche, que ce soit hier au Vietnam sous la férule américaine, dans la Tchécoslovaquie de Palach, dans la Tunisie de Bouazizi ou bien encore chez nous, s'exposent publiquement pour que personne n'échappe à la vue de l'atrocité des flammes qui les dévorent. Ils veulent ainsi hurler à la face de leur société et du monde qu'ils en ont assez que leurs cris soient étouffés. Ils signifient qu'ils sacrifient leur vie pour en finir avec les mutilations de leur brutale et implacable réalité. Ils donnent d'une certaine façon à leurs gestes de la noblesse qui confine au sacré en offrant leur corps, leur seul bien inaliénable et pourtant aliéné par cette chienne de vie. En se transformant en torche vivante, ils brisent le silence radio de tous les canaux de communication qui n'ouvrent leurs antennes que pour triturer les faits, manipuler les consciences pour infantiliser la société ; bref, la désarmer. Le citoyen a beau écrire des lettres de réclamation, se présenter physiquement dans une institution, il n'obtient jamais une quelconque satisfaction. Cela rappelle Les lettres au président du talentueux et regretté Hamid Skif dont le personnage du roman ne reçoit jamais de réponse à ses suppliques. Tous les Algériens vivent ou se reconnaissent dans ces situations ubuesques rapportées et dénoncées par la presse. On est en droit de s'attendre à des réactions de la part des responsables, à des tentatives de remédier à cette triste situation, mais jamais rien n'arrive, oualou, nada, nothing. Il y a là une sorte de pathologie «mystérieuse» (que seuls les remèdes des élections démocratiques peuvent guérir) à la passivité des politiques. Comment peut-on rester insensible à ces cris de détresse qui émanent de toutes les catégories sociales ' Personne ne semble être respecté, ni l'élève, ni son enseignant, ni le médecin et son patient, ni l'avocat et son client, sans parler des ouvriers et paysans qui sont la dernière roue de la charrette… Tout ce monde en colère défile dans les rues du pays et rien ne se passe. Une société qui connaît un tel blocage produit chez les individus un mal insidieux. Ce mal est un véritable danger et a pour nom la division de l'être en deux parties qui s'ignorent mutuellement. Je ne fais pas référence à la schizophrénie, je n'ai pas une quelconque compétence pour m'avancer sur ce terrain-là. Je parle de cette déchirure, une sorte de maladie du monde moderne, qui s'installe en silence chez l'être et qui ne l'empêche pas de vivre «normalement». Et puis un jour, cette vie normale bascule. Une partie de cet être se fatigue et cède la place à l'autre partie quand la souffrance dépasse le seuil de l'intolérable. Personne dans son entourage ne se doutait de rien. C'est uniquement lorsque l'irréparable se produit que la famille apprend par la lettre laissée par le disparu les raisons qui l'on conduit à dire adieu à la vie. Les suicides des nombreux employés et cadres de France Télécom ont révélé qu'une société moderne qui fait subir des brimades, au nom de la «soi-disant» et «nécessaire» compétitivité, n'est pas à l'abri de l'émergence de malaises, de nouvelles formes de souffrances. Je prends cet exemple pour dire que des mécanismes sociaux, par-delà les différences de situation propre à chaque pays, annihilent les défenses de l'être et entraînent ce dernier vers une issue fatale. D'aucuns chez nous ont pris l'habitude de coller à des phénomènes d'une grande complexité, des jugements à l'emporte-pièce qui leur permettent ensuite de suggérer, que dis-je de mettre en application des solutions de facilité. Je pense à la criminalisation des actes des harraga. Au lieu de comprendre pareil phénomène, on se sert du bâton pour briser la volonté de changer de vie du pauvre harrag à la fois malheureux et victime d'une situation dont l'issue est souvent tragique. On n'a pas osé «criminaliser» l'immolation par peur du ridicule car l'immolé est déjà ailleurs, hors de portée de la «justice» des hommes. L'on sait que la punition est l'arme préférée d'une certaine idéologie dont les adeptes sont prisonniers de dogmes que l'Histoire finit toujours par en révéler et la stupidité et l'inefficacité. C'est ainsi que les suicidés dans l'Europe du Moyen-Âge étaient punis par l'Eglise qui leur refusaient toute bénédiction le jour de leur enterrement. Aujourd'hui, ce sont les divorcés qui sont mis à l'index par cette honorable institution si l'envie de se remarier taraude des amoureux. Mais cette punition ne doit pas être si pénible pour ceux qui retrouvent les délices d'un amour vivifiant. L'amour, hélas, est une denrée hors d'atteinte des laissés-pour-compte de notre pays. Il y a ce jeune qui a envie de se marier, chômeur de son état, qui, fatigué de vivre dans un désert affectif, n'a plus que le courage de s'immoler devant une mairie ou une agence pour chômeurs.
De la rue à la maison
J'erre sans raison
Le jour à lutter contre l'ennui
Et les cauchemars durant la nuit.
Sans doute ce jeune ne voulait plus de cette vie décrite dans ce poème de rue d'un anonyme. Il en a conclu, hélas, que sa vie ne valait pas la peine d'être vécue. Il y a ce père de famille qui ne supporte plus le regard triste et les corps décharnés de ses enfants. Il préfère ne pas leur imposer sa propre déchéance, aussi décide-t-il de s'effacer pour toujours. Ses proches et voisins viendront soutenir et réconforter un temps ses enfants. Des moments atroces hanteront pendant longtemps les nuits de ces pauvres gamins. En narrant ces deux exemples qui ressemblent à tant d'autres rapportés par les journaux, me vient à l'esprit une expression de ma grand-mère : «Le soleil (et l'Algérie n'en manque pas) n'arrivera pas à sécher les larmes d'une mère confrontée à la mort de son enfant.» Pour les larmes de ces mères et pour chasser le cauchemar de ces enfants, cette humanité en devenir, nous devons sans cesse hurler notre colère, faire ce qui est possible pour épargner au pays la dérive comme ces bateaux ivres, proie facile des pirates qui sillonnent les mers. Et des pirates, il y en a beaucoup par les temps qui courent. On connaît leurs basses œuvres en Irak et plus près de nous, en Libye… De quoi l'immolé algérien est-il le nom ' D'un pays qui a fait du nom de résistance la matrice de son histoire…


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)