Algérie

De la rivalité à l'émulation '



La rivalité peut-elle se transformer en émulation ? Mimétique (René Girard), elle échappe rarement à la guerre, mais un tel destin n'est pas une loi. Ne peuvent cependant réussir la transformation que ceux qui ont à cÅ“ur de protéger les ressources, ceux qui peuvent et veulent retourner des ressources adverses en ressources complémentaires. Cela étonne-t-il encore ? La chose est pourtant simple, il suffit de reconnaître les bénéfices de la transformation. Cela s'observe dans les compétitions dont les règles sont respectées. Parce que ceux qui veulent progresser apprennent de leur défaite et de la victoire des autres, à condition toutefois que la compétition consacre le fait que le perdant d'aujourd'hui peut devenir le gagnant de demain.

Les sociétés guerrières ont appris à économiser leurs ressources en ne faisant pas de la guerre une guerre totale. Elles ont fait de la guerre, une guerre entre armées et seulement une compétition entre sociétés. Mais quand une armée fait la guerre à une société sans armée et qu'une société fait la guerre a une armée, où se trouve le droit qui sépare et protège les populations civiles de la guerre ? Mais quand l'arme de guerre est une arme de destruction massive comment les populations civiles pourraient-elles être protégées d'une guerre qui en ferait usage ? Pour le moment l'arme nucléaire permet dans le même temps aux puissances qui la détiennent de porter des guerres conventionnelles sur des territoires étrangers et de protéger leurs populations civiles. Le droit ne règle pas les relations internationales, les sociétés sont dans des états de droit, mais le monde n'est pas dans un état de droit, il est hobbesien. Le droit international permet d'entraver le faible, mais pas le fort qui l'instaure, y déroge et le transforme. Or, il est soumis comme à une loi naturelle, à laquelle le puissant voudrait encore déroger, qui dit que le fort ne reste pas toujours le plus fort. And that's the problem. Dans le monde d'aujourd'hui, l'interdépendance est telle qu'aucune partie du monde ne peut se suffire. Seuls la Russie et les USA pourraient en avoir l'illusion. Or on ne peut dire qui demain de l'interdépendance tirera le plus grand avantage.

La puissance se mesure à la capacité de mobiliser les plus larges ressources possibles. Elles ne sont plus celles d'un continent ou même d'une civilisation, elles sont celles du monde. Un petit pays comme les EAU, situé au carrefour de deux continents et que l'on pourrait qualifier d'État dual, autoritaire ici et libéral là[1], ne se gêne pas pour faire de son territoire comme une zone franche ouverte aux capitaux de tous types et de toutes origines. Il ne se gêne pas non plus pour mêler amis et ennemis. Les paradis fiscaux sont ceux des puissants qui peuvent se dérober aux lois[2]. Ils n'échappent pas à la City. L'ancien monde colonisateur est en train de se rendre compte qu'il n'a plus le monopole de certains comportements. Il persiste cependant à ne pas se remettre en cause en même temps que l'ordre international qu'il a établi, se contentant de dénoncer ce qu'il était le premier, mais plus le seul à pratiquer. Il persiste à ne pas voir que le monde fonctionne de moins en moins selon ses dichotomies.

Pour que la rivalité puisse se transformer en émulation, pour que la compétition ne soit pas destruction, mais création de ressources, il faudrait reconnaître que la puissance ne peut être définitivement contenue. Un peu comme avec la personne qui avec le temps de faible (enfant) devient fort (adulte) et de fort devient faible (vieux). Elle va et elle vient, qu'il faudrait savoir aller avec elle, reconnaître l'existence d'un cours des choses auquel elle obéit. Car on obéit au pouvoir plutôt qu'on ne lui commande, il faut voir par où il passe et se développe. De vouloir plier le cours des choses à sa volonté, la réalité à des principes, en éloigne plutôt qu'en rapproche. Autrement dit, il faudrait pouvoir se couler dans le cours des choses et celui qu'emprunte la puissance. Car la puissance dans les conditions d'hier peut devenir la faiblesse dans les conditions d'aujourd'hui et la faiblesse d'hier la puissance d'aujourd'hui. L'Europe d'abord, une partie du reste du monde ensuite, se sont coulés dans la puissance de la civilisation thermo-industrielle, mais maintenant que cette puissance s'est transformée en faiblesse dans les conditions d'aujourd'hui, avec une nature qui de généreuse (énergies fossiles) est devenue hostile (crise climatique), qui dira ce que sera la puissance demain et ceux qui pourront pour un temps la contenir ?

Les frères sont frères non pas parce qu'ils ne rivalisent pas entre eux, mais parce que leur rivalité les sert plutôt qu'elle ne les dessert. La rivalité porte une dynamique et est portée par elle. Il dépend des rivaux qu'elle soit mimétique ou pas, destructrice ou créatrice. Le mouvement de la vie a des hauts et des bas, tout dépend de l'allure globale, qui elle aussi est tantôt croissante tantôt décroissante. La responsabilité des gouvernements rivaux est donc énorme.

Kissinger, légitimité et pouvoir

Dans son livre l'ordre du monde, Henry Kissinger[3] oppose légitimité et pouvoir. La paix reposerait sur l'équilibre entre pouvoir et légitimité. Lorsqu'il n'y a pas compétition de légitimité (entre légitimité dynastique et légitimité républicaine, entre légitimité libérale et légitimité communiste par exemple), l'équilibre des forces serait établi par les rapports de pouvoir. Lorsqu'il y a compétition des légitimités, les rapports de pouvoir sont soumis à des fluctuations qui dépendent de la capacité de mobilisation (de ressources) des légitimités. Conformément à l'épistémologie naturaliste occidentale qui oppose une nature et des cultures[4], objectif et subjectif, réalités et perceptions de la réalité (comme si la réalité pouvait être une et les perceptions différentes), le déséquilibre entre légitimité et pouvoir serait renvoyé selon Kissinger à la différence de perception des rapports de pouvoir. Ainsi donc, le raisonnement retourne au point de départ, à l'opposition des cultures, bouclant ainsi la boucle.

Or, Kissinger le montre bien à propos de la Grande-Bretagne impériale : l'équilibre des forces est entretenu par la puissance hégémonique. La Grande-Bretagne, pendant qu'elle partait à la conquête des mers, veillait à ce qu'aucune puissance continentale ne l'entrave dans sa progression : l'Europe devait être divisée de sorte à ne pas laisser émerger de rival. Il faut empêcher la Russie, la France ou la Turquie de dominer l'Europe. On peut en dire aujourd'hui autant des USA qui visent à garder l'Europe dans une certaine division de sorte que l'Allemagne ou la Russie ne devienne pas pour eux un rival, comme elle vise à entretenir un certain équilibre des forces en Asie pour empêcher le rival chinois de se renforcer. Mais dans le cas britannique, la compétition des forces reposait sur une légitimité commune, légitimité dynastique puis démocratique et libérale. Lorsqu'une légitimité révolutionnaire (Napoléon) apparut avec une capacité de mobilisation supérieure à l'ancienne légitimité (avec la conscription), les rapports de forces furent transformés et la guerre fut engagée. La victoire revint au rapport de forces dominant. La nouvelle légitimité se substitua progressivement à l'ancienne ou s'amalgama avec elle. Sa capacité de mobilisation s'imposa, se généralisa alors le règne de l'État-nation. Il n'était plus nécessaire de couper partout la tête du roi, ici le royaume épousa la nation, la nation l'Empire et là, la République l'Empire. Si l'on entend par légitimité autorité, cela met mieux en relief le rapport de la légitimité et de la capacité de mobilisation sociale. Et cela montre mieux l'interpénétration de la légitimité et du pouvoir. Kissinger les dissocie pour mieux observer leur évolution et leurs rapports. Mais il laisse séparée l'autorité du pouvoir, alors qu'une autorité qui ne se transforme pas en pouvoir, comme le montrent certaines révolutions, finit par s'épuiser et disparaitre.

Quant à l'opposition entre réalités et perceptions, l'action ajuste continuellement réalité et perception de la réalité. Une mauvaise ou fausse perception du réel met l'action en échec. Une juste perception de la réalité, ou comme dirait l'épistémologie naturaliste, une perception objective, n'est qu'un rapport efficace à la réalité, n'est qu'un accord de l'intention et de la réalité, et non une correspondance de la perception et de la « réalité ». Dans la guerre médiatique en cours où l'objectivité de l'information se réclame d'une séparation des faits et des opinions, il est facile de voir que les faits qui sont retenus ne sont pas indépendants des cadrages du réel qui sont effectués. Des faits ont plus de valeurs que d'autres. De la réalité, de son flux, on réordonnera le déroulement dans un récit après avoir isolé tel et tel fait. Dans la guerre à Gaza, le récit des uns commencera avec le massacre du 7 octobre 2013, celui des autres avec ceux de la colonisation. Dans la guerre en Ukraine de même.

Brzezinski, expectations et possibilités

Un facteur déterminant dans la transformation de la rivalité en rivalité mimétique ou émulation sera le sort que connaitra l'opposition des expectations sociales de l'humanité et le cours du monde, selon la thèse du livre de Zbigniew Brzezinski, Out of control[5]. Dans sa représentation dichotomique naturaliste, nous serions en présence d'une fausse perception de la réalité par les rivaux qui seraient ainsi coincés dans une rivalité mimétique. Fausse perception essentiellement due à la production d'ignorance qui aveuglent les sociétés et poussent les gouvernements à répondre davantage aux illusoires attentes sociales qu'aux exigences de l'évolution du cours du monde. Production d'ignorance fabriquée par la perception dichotomique qui entretient d'illusoires essentielles oppositions (nature/culture, démocratie/dictature, civilisé/barbare/sauvage, fait/valeur, perception/réalité). Les sociétés et leur gouvernement ne cherchent pas alors à se couler dans un cours des choses possible et souhaitable, mais restent obnubilés par leur rivalité et leurs privilèges.

Justice, puissance et sagesse

Pour résumer et conclure ce texte, on pourrait dire que le destin du monde dépend de l'association qui dominera les trois couples de contraires justice/injustice, puissance/faiblesse et sagesse/ignorance qui va s'imposer dans le cours des choses. Triomphera l'injustice si c'est elle et non la justice qui associe puissance et connaissance. La justice ne pourra pas triompher de l'injustice, si puissante, ses illusoires dichotomies lui font ignorer le cours des choses ; et si faible, de son savoir elle ne peut pas développer son pouvoir dans le cours des choses.

L'ajustement des expectations humaines et des possibilités mondiales semble ne pouvoir se réaliser qu'à travers des politiques d'urgence, la nécessité imposant sa loi aux choix sociaux[6]. De telles politiques pourraient conduire à une illibéralisation des démocraties et à une libéralisation autoritaire des autres régimes dans l'intérêt des possédants.

Pour qu'une telle tournure des évènements ne s'impose pas, que nécessité et liberté ne s'opposent pas, que rivalité se fasse émulation, il faudrait mettre un terme à la production d'ignorance, autrement dit, permettre aux sociétés de se réapproprier le réel, de se remettre dans le cours des choses, ce qui ne peut s'effectuer sans une immersion de la société dominante dans la société de laquelle elle a divorcé. Ainsi pour Jonathan White, s'exprimant à propos de l'Europe, « le seul véritable remède pour lutter contre l'exploitation de ces crises par les partis extrémistes est que les autres partis renoncent également à la politique de la nécessité et adoptent à nouveau une politique qui s'articule autour de principes clairs, en esquissant une vision de la société et d'eux-mêmes en tant qu'agents de celle-ci »[7].

Notes :

[1] Eugénie Mérieau dans son livre « la dictature, une antithèse de la démocratie ? » (Le cavalier bleu, 2019) distingue démocratie et libéralisme, une démocratie peut être illibérale et une dictature libérale. Elle affirme que la dichotomie dictature démocratie a pour fonction d'empêcher la compréhension des situations réelles. Cette dichotomie, dit-elle, est le nouvel avatar du civilisé barbare. https://www.youtube.com/watch?v=5DjQCCTOhcc

[2] Signalons au passage que ceux qui font les lois sont ceux qui les défont. Pourquoi s'étonner donc que ceux qui font les lois ne les respectent pas ? La souveraineté ne consiste-t-elle pas en la capacité à se donner des lois ? Le vrai problème est de savoir qui fait les lois et les défait pour en faire quoi ? Ce sont toujours les puissants qui sont en mesure de les faire respecter, plutôt par autrui que par eux-mêmes. Les lois ne servent pas à entraver, mais à rationaliser, à aider à réaliser des objectifs. Et quand elles n'y suffisent pas, pourquoi les gouvernants s'en contenteraient-ils ?

[3] Publié en France en 2016 aux éditions Arthème Fayard. https://shs.hal.science/halshs-03155911/document

[4] Philippe Descola. Par-delà nature et culture. Gallimard. 2005.

[5] »... the central fact remains that humanity's ability' to define for itself a meaningful existence is increasingly threatened by the contradiction between subjective expectations and objective socioeconomic conditions». Touchstone, 2010.

[6] Voir Politics of Last Resort: Governing by Emergency in the European Union. By Jonathan White. Oxford: Oxford University Press, 2020. La politique de l'urgence, une conversation avec Jonathan White. https://legrandcontinent.eu/fr/2021/10/05/la-politique-de-lurgence-une-conversation-avec-jonathan-white/

[7] La politique de l'urgence, une conversation avec Jonathan White.




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