Les démocraties occidentales ont érigé la liberté d?expression en dogme absolu sur laquelle elles assoient les bases de sociétés égalitaires et progressistes.A ce sujet, N. Chomsky et R. W. McChesney expliquent qu?une démocratie, pour bien fonctionner, doit répondre à trois critères essentiels : l?absence de disparités marquées de la richesse de la société, l?existence d?un fort sentiment d?appartenance des citoyens à la communauté et la présence d?un système de communications efficace qui informe et mobilise l?ensemble des citoyens et les amène à participer réellement à la vie politique. Ces trois critères étant indissociables, la structure des médias, leur contrôle et leur financement sont d?une importance capitale pour les sociétés démocratiques [1]. En outre, une vraie démocratie suppose un respect de ses minorités et son droit à l?expression. Ce droit est si important que l?Union Européenne en a fait une condition d?adhésion sine qua non pour les nouveaux membres. On peut lire, d?autre part, sur le site du Conseil de Presse du Québec que des plaintes peuvent être déposées contre les médias pour de nombreux motifs dont : la pondération de l?information (sensationnalisme, insistance indue), le respect des groupes sociaux, l?équilibre et l?exhaustivité de l?information ou même l?impartialité de l?information [2].Mais qu?en est-il réellement de la visibilité des minorités dans les médias occidentaux? Elle est malheureusement trop souvent dictée par le sensationnalisme et la recherche d?une audience facile. Elle exacerbe un repli identitaire de la majorité derrière les suffixes « nous-autres » et « de souche » hermétiques et réducteurs qui n?ont pour effet que d?ostraciser les minorités et d?augmenter les taux d?écoute et les tirages.À ce sujet, l?actualité récente foisonne d?exemples divers : la chasse aux roumains en Italie, la « guerre » contre le voile islamique en France, l?affaire des caricatures au Danemark ou le cirque médiatique provoqué par l?affaire des accommodements raisonnables au Québec.Ce qu?il y a d?étonnant dans ce phénomène, c?est sa relative similitude dans tous les pays occidentaux, malgré des lois et des règles d?éthique au demeurant très vertueuses.Malheureusement, l?application de ces règlements en faveur des minorités reste au stade de v_u pieux et se heurte toujours au sacro-saint mais ô combien fallacieux principe de liberté d?expression. Cette locution a été, ces derniers temps, trop souvent brandie pour stigmatiser l?autre, le minoritaire, l?immigrant, celui qui n?est pas « de souche ». Cela est surtout vrai pour les communautés musulmanes qui, de l?avis de plusieurs bien-pensants occidentaux, dérangent le plus. L?islam n?est-il pas, d?après eux, une religion rétrograde qui est incompatible avec la démocratie, voile les femmes et empêche tout progrès social?N?a-t-on pas vu, en France, un problème aussi général que celui des signes religieux ostentatoires ne se réduire qu?à un simple problème du voile islamique? Les multiples débats télévisés sur les accommodements raisonnables au Québec ne se sont-ils pas implicitement attaqués à l?Islam et son incongruité avec une société moderne?Jamais la « littérature » mondiale n?a vu, en un laps de temps aussi court, autant de livres ayant pour sujet la maltraitance de la femme musulmane : Le voile de la peur (Assia Shariff, Algérie), Défigurée (Rania Al-Baz, Arabie Saoudite), Brûlée vive (Souad, Palestine) ; Mariée de force (Leila, Maroc) ; La femme lapidée de (Freidoune Sahebjam, Iran) ; Visage volé (Latifa, Afghanistan), Vendues ( Zana Muhsen, Yémen), Déshonorée (Mukhtar Mai, Pakistan); Bas les voiles ! (Chahdortt Djavann, Iran), Dans l?enfer des tournantes (Samira Bellil, Algérie) , Née en France. (Aicha Benaïssa, Algérie). Et cette liste d?ouvrages qui ornent les devantures des librairies occidentales est loin d?être exhaustive.On n?est plus du tout dans le temps de l?américaine Betty Mahmoody qui, avec son livre « Jamais sans ma fille », a lancé le bal de ce genre de littérature féminine. Maintenant, les titres sont cinglants et racoleurs: les femmes musulmanes sont voilées, mariées de force, brûlées, défigurées, déshonorées, violées et, finalement, lapidées. Chose étrange pourtant : comment se fait-il que des sociétés musulmanes aussi rétrogrades puissent enfanter autant de talents littéraires féminins alors que les femmes n?y ont aucun droit ni aucune éducation? Ou alors servent-elles de prête-noms à des auteurs qui ont trouvé une mine d?or dans ce genre littéraire?Il est vrai que les occidentaux sont friands de ces histoires exotiques de femmes malmenées par les traditions d?une époque révolue. Pour vous convaincre de la véracité de mes propos, voici les péripéties d?une expérience éloquente à ce sujet.Sidéré par l?ampleur du brouhaha médiatique généré par les désormais tristement célèbres accommodements raisonnables au Québec, j?ai décidé d?écrire, en janvier 2007, une longue lettre au quotidien montréalais La Presse où j?exposais mes idées : les idées d?un honnête ex-immigrant arabo-musulman qui vit au Québec depuis plus de 18 ans, docteur en physique, fier de ses racines et de sa culture mais exaspéré par les propos xénophobes des médias québécois. Il est vrai que les points soulevés dans ma lettre n?allaient pas dans le sens de ce que pense la plupart des Québécois, mais j?ai voulu attirer l?attention sur le fait que la majorité des immigrants sont des personnes qui contribuent à l?essor du Québec à divers niveaux et que la tournure médiatique du débat n?avait pour effet que d?exacerber l?intolérance ethnique. Quelle ne fût ma surprise lorsque j?appris que mon texte ne serait pas publié.C?est à ce moment que j?ai eu l?idée de tester le système de publication de cette vénérable institution. Mon hypothèse était la suivante : si mes idées allaient dans le sens de ce que voulait entendre les faiseurs d?opinion, est ce que ma lettre serait publiée?J?ai donc inventé un être fictif qui possède les mêmes initiales que moi : Assia Benkaddaba, une femme arabo-musulmane qui a été traumatisée, dans son pays, par des islamistes et qui avait une profonde aversion pour toute barbe ou voile. Un personnage qui aurait pu aisément sortir d?un des livres cités auparavant. Madame Benkaddaba avait fui son pays pour se réfugier au Québec, Terre de liberté et des Droits humains et s?étonnait de voir les immigrants demander de quelconques droits et semer la zizanie dans une province si accueillante. Vous devinez la suite? Le texte a été accepté pour publication en moins d?une heure après sa soumission par courriel. Une aubaine pour un texte écrit en quelques minutes!Peut-on parler de liberté d?expression ou plutôt de liberté d?expression conditionnelle?J?ai évidemment déposé une plainte au Conseil de presse du Québec pour dénoncer les agissements partiaux de ce journal, plainte qui a été acceptée non sans peine. Dans un premier jugement le Conseil ne m?a pas donné raison, arguant que tout journal a le droit de publier les articles qu?il désire [3]. J?ai bien entendu interjeté appel de cette décision qui faisait fi des principes de base de la déontologie et des motifs de plaintes listés au début de ce texte et prônés par ce même Conseil.Citons quelques autres exemples ou la liberté d?expression est conditionnelle.En 2005, la Conférence des évêques de France a saisi le Tribunal de Grande Instance de Paris pour interdire l?affichage d?une publicité parodiant le célèbre tableau « La Cène » de Léonard de Vinci pour motifs blasphématoires contre les Chrétiens. Le juge ordonna le retrait de l?affiche en question car « l?injure ainsi faite aux catholiques apparaît disproportionnée au but mercantile recherché ». En 2007, des organisations islamiques ont poursuivi, devant le même tribunal, le magazine Charlie Hebdo pour « injures publiques envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion » à cause de la publication de caricatures désobligeantes sur le prophète Mohamed (QSSSL). Comme par hasard, le même juge (M. Jean-Claude Magendi) qui a donné raison à la Conférence des évêques de France a rejeté les demandes des associations musulmanes en précisant que « dans une société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu?elles soient » [4].En 2004, l?AGRIF, une organisation catholique française d?extrême-droite a eu gain de cause dans sa poursuite contre une association de lutte contre le SIDA. Elle s?était sentie injuriée par une campagne de promotion utilisant le slogan «Sainte-Capote, protège-nous». Dans son brûlot révoltant, Oriana Fallaci [5] traîna les musulmans dans la boue. Si le mot musulman y était remplacé par le mot juif, non seulement le livre ne serait jamais paru, mais l?auteur aurait certainement passé le restant de ses jours derrière les barreaux. Bien que poursuivie par trois associations antiracistes en 2002, la journaliste italienne a été acquittée: le procès a été annulé pour vice de procédure et le livre est toujours en vente.À croire qu?au nom de la même liberté d?expression, les Chrétiens, personnes éminemment sensibles, peuvent s?offusquer d?un relookage moderne d?un chef-d?oeuvre du 15e siècle ou de la sanctification d?un préservatif, mais que les Musulmans doivent accepter que leur prophète soit représenté avec une bombe sur la tête ou que leur religion soit souillée par le fiel d?une journaliste islamophobe. Ces quelques exemples nous montrent que la liberté d?expression de la majorité se fait souvent au détriment des droits fondamentaux des minorités, surtout la musulmane.Pourtant de nombreuses chartes comme celle du Conseil de l?Europe stipulent que « le respect des droits des minorités et des personnes qui en font partie est un facteur essentiel de paix, de justice, de stabilité et de démocratie» [6].Une dernière prière pour que ces recommandations ne restent de vains mots: «Saint-Média, protège-nous!»Â
*Docteur en physique, Montréal (Canada)Â
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Posté Le : 08/01/2008
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed Bensaada*
Source : www.lequotidien-oran.com