Algérie

De l’art de lire et de la servitude électronique, Par : Kamel DAOUD



De l’art de lire et de la servitude électronique, Par : Kamel DAOUD
Un - C’est l’une des questions que l’on pose parfois à un écrivain : “Comment doit-on lire votre roman ?” Si la requête exprime un désir légitime de ne pas passer à côté de l’essentiel (le mythe du message caché est aussi vieux que l’invention de la religion et des dieux), elle se trompe d’espoir : il n’y aucune manière “juste” de lire un roman, à succès ou pas. Certains auteurs peuvent un peu céder à la vanité ou flatter leur ego en sous-entendant, par mille détours, une interprétation, appuyée d’anecdotes, ou répéter, en mantras un peu faciles, que chacun est libre d’interprétations, il n’en demeure pas moins vrai que même écrire est une interprétation pour l’auteur et que l’histoire racontée n’est peut-être pas celle exactement lue, ou seulement dans les grandes lignes. On se souvient de ce conseil (d’Hemingway) qui veut que le silence dans une histoire doit être plus grand que le verbe pour maîtriser l’art du roman. C’est la formule dite de l’iceberg : “Racontez ce qui laisse supposer qu’il y a quelque chose de plus grand sous la ligne des eaux”, peut-on résumer.
Mais donc ? Peut-être qu’il faut faire comme le fit Dieu (ou les dieux) : créer un monde sans explication, sans langue unique babélienne et commune, sans sous-titres, ni intentions explicites, sans fin et sans début et le faire habiter par l’homme qui y chercherait sans fin, lui aussi, la plus juste façon de lire, le sens exact, le sous-entendu dernier. Inventer des prières, des temples, des rites, des guerres et des visions, des vocations et des pèlerinages, à chaque roman, avec chaque histoire. Rencontrer la foi, la perdre, quitter le monde ou y retourner plus riche, défendre une interprétation ou écraser celle d’un adversaire, proclamer la vérité et tuer en son nom en lisant Guerre et paix, Lolita ou un roman policier. Lire comme l’homme face au ciel : sans guide, dans la brume et l’effort, dans le confort et le plaisir, dans la solitude ou la communion. Écrire comme un dieu, lire comme un homme. Et l’inverse est-il faux ? Écrire comme un homme, dans l’ambition, l’effort, la peur du ratage et la hantise de ne pas être un vrai écrivain. Et lire comme un dieu qui a oublié son omniscience, qui ne peut être qu’à un seul endroit, qui rêve d’être mortel, de se perdre en héros hors du champ de son omniprésence suffocante, rêver d’avoir un autre corps et d’y croiser ce qui est impossible pour soi : l’inconnu inquiétant, la terrible beauté de l’imprévisible. L’inexploré. Rejouer l’ignorance pour redécouvrir le savoir et briser sa routine monstrueusement antécédente.
Il n’y a aucune manière “juste” de lire un livre et aucune raison de croire qu’il y en a une “juste” pour lire le monde et qui aurait la forme de ces manuels redondants depuis des millénaires. Un livre, c’est la moitié d’un regard, et écrire, c’est s’en empêcher pour ne laisser advenir que l’essentiel.
Deux - “Un monde ouvert”, lit-on en argument de publicité. Pour les amateurs de jeux vidéo, c’est la référence la plus addictive, la preuve de maîtrise du studio vendeur : dans ce jeu, on va où l’on veut à l’intérieur d’un écran sans fin, hors de l’axe de la quête, digressant à volonté hors de la linéarité et nourrissant ce qui semble en contradiction dans l’économie de l’univers ludique électronique à durée de vie limitée : l’oisiveté, le désœuvrement ou la sensation d’immersion presque totale, repoussant les limites de l’interaction. Il suffit de s’asseoir pour aller n’importe où, se déconnecter du monde pour goûter à l’infini, prendre une manette pour prendre la tangente cosmique. Un “univers ouvert” est le label des grands fabricants de jeux vidéo aujourd’hui et signe même des chefs-d’œuvre du genre : univers sans bornes, à parcourir au volant virtuel, sur un cheval électronique, avec une arme imaginaire, où l’on tue sans remords ni conséquences autre que le score, chute des nuages sans fracas des os, où l’on vit des rencontres sans logiques amoureuses, où on se promène dans des résidences vides ou des forêts sans nom ni bois. La maîtrise a fini même par proposer une monstruosité des calculs : le monde ouvert du jeu vidéo n’est pas seulement un espace prédéfini pour tous les joueurs, mais il s’en crée un neuf à chaque fois par l’addiction du joueur et ses décisions à l’intérieur du jeu lui-même ! Du divin et du fractal à la fois. À l’avenir, cette dimension sera nourrie encore plus avec les “casques virtuels”, les jeux en réseau, la connectivité. Et, déjà, Facebook propose son monde, son casque, et donc ses rites et ses croyances.
Et à l’inverse ? Dans le monde réel, c’est paradoxalement la mode du “monde fermé”. C’est ce que nous répètent, inlassablement et apparemment sans impact, les spécialistes : les réseaux sociaux, selon les lois de leurs algorithmes, nourrissent l’univers fermé, alias la fameuse bulle du connecté : par un jeu de recoupement, proposition, reflets et arborescence d’intérêts convergents, la Toile, le Réseau vous sélectionne les profils qui vous “répondent”, correspondent à vos haines ou à vos amours, vos passions en somme. Le profil proposé à votre amitié, qui vous suit ou s’intéresse à vous, est celui dont la contradiction avec le vôtre est mathématique et la correspondance évidente. Le but est de nourrir l’enfermement, la “bulle”, la notion toute nouvelle de “classe virtuelle”, après celle proposée en grille par le matérialisme historique des classes sociales.
Vous voilà enfermé dans votre caste, votre classe algorithmique, votre profil démultiplié dans une fausse galaxie de diversités fausses. On peut rêver d’un Marx de science-fiction, décortiquant le “capital électronique”, la société des classes selon les géométries des réseaux, la lutte des classes virtuelles, le communisme du clavier et du profil, le leadership du pseudonyme, la religion des “flowers”, la vie éternelle de l’avatar.
Deux grands mouvements d’époque. Le virtuel nous propose, de plus en plus raffiné et étendu, un univers ouvert, attractif, à la mode de Westworld la série américaine, et un monde réel fermé, étroit, réduit à la démultiplication du connecté et de ceux qui lui ressemblent, étouffant et sans perspective.



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