Algérie

De l'amour et de l'honneur au temps béni du tribalisme



Lecteurs, vous avez certainement remarqué que des mots comme bande, clan, tribu, communauté, affrontements, rivalité, vengeance, rixe, violence et pourparlers reviennent de plus en plus dans notre langage quotidien. Par contre, des termes comme parti, association, syndicat, dialogue, débat et concertation deviennent de plus en plus rares.

C'est un bon signe. Nous prenons enfin conscience que regarder vers l'avenir, c'est contempler la mort. En effet, qu'y a-t-il de sûr dans le futur en dehors de la tombe qui nous attend ? Voici une histoire qui provient de ce glorieux passé lointain qui nous appartient, et vers lequel nous sommes en train d'évoluer maintenant, Dieu merci. Il était une fois une poulette qui se promenait au bord de la mer avec son « amoureux », un coquelet habitant un quartier voisin de celui où elle résidait avec ses parents. Élèves dans le même lycée, mais appartenant à deux tribus différentes, Satan - que Dieu le maudisse - venait de s'emparer de leur âme et entraînait leur corps juvéniles et dociles vers les prairies de la sensualité. C'était au cours d'une excursion organisée par l'école, par une journée printanière, une saison où l'on doit surveiller étroitement sa progéniture. Ils étaient visiblement heureux tous les deux. Émoustillés par le soleil et l'air marin, ils roucoulaient, et la mer, agitée par une curiosité et un plaisir malsains, poussait ses vaguelettes jusqu'à leurs pattes, pour qu'elles lui rapportent les mots étrangers et impurs qu'ils se chuchotaient langoureusement. Car ils ne se parlaient pas en notre langue maternelle ! Et absorbés, ils ne se rendaient pas compte des regards et des paroles désapprobateurs qui fusaient en abondance des yeux et des bouches des pauvres citoyens qui se promenaient dans les parages. La plupart étaient des hommes, et à un certain moment, beaucoup parmi eux eurent du plaisir, quand ils virent des enfants jeter des pierres aux deux dévoyés.

Parmi ces gens mécontents, se trouvait le correspondant d'un grand journal. Le jeune homme avait aperçu le couple, et attendait le moment propice pour les photographier en catimini. En effet, comme beaucoup de ses collègues du journal, la main armée d'un appareil-photo numérique et d'un calepin, il furetait partout, à la recherche de ce qu'il appelait les signes du vice. Il jubilait, et était très pressé de rentrer chez lui pour rédiger son papier. «Je mettrai dans les mots tout le venin dont je suis capable, se disait-il. Le patron sera content. Mais il me faut d'abord une jolie photo ! Se tortiller ainsi de la queue, son aile se frottant contre l'aile de cet oiseau égaré, la dévergondée ! Voilà ce qui explique pourquoi le pays va à la dérive ! Voilà ce qui explique les dégâts que provoquent les pluies diluviennes qui s'abattent sur nous ces derniers temps ! La mort qui nous fauche sans trêve. La misère qui a fait de nous des mendiants. Les ordures sous lesquelles croulent nos villes et nos villages». Il avait raison, le chérubin, la dégradation des moeurs pourrissait le pays !

 Et en effet, le lendemain matin, le fameux canard de notre angélique journaliste publia en première page, sous le titre, Nous périrons tous : la débauche envahit nos plages, une photo montrant de dos deux gallinacés assis côte à côte sur le sable d'une plage. Ce fut un scandale de plus. Comme d'habitude, des milliers de lecteurs dénoncèrent le laxisme des parents et de l'Etat. Ils s'exprimèrent violemment sur le forum ouvert par le journal. Pendant des jours, l'événement défraya les cafés, les rues, les magasins, les administrations et les chaumières. Des centaines d'e-mails pleins de louanges pour l'auteur de l'article parvinrent à la rédaction du journal. De hauts responsables téléphonèrent au patron pour le féliciter. Des enseignants découpèrent la photo pour l'utiliser dans les leçons de morale. Une université informa le correspondant qu'elle serait très honorée s'il acceptait de venir donner des conférences à ses étudiants du département des sciences de la communication. Bref, le journal était arrivé à attirer encore une fois l'attention des citoyens sur les causes réels des problèmes qu'ils enduraient quotidiennement depuis des décennies.

 Deux jours après la publication de l'article en question, l'implacable destin qui nous pilote interviendra de la façon suivante : un coq « amoureux fou » de cette poulette et issu de la même tribu qu'elle, va la reconnaître sur la photo. Il était au courant depuis longtemps, et la raison ruinée par la jalousie, il découpe l'image, écrit une longue lettre bourrée de renseignements sur le couple, les fourre dans une enveloppe, et fait en sorte que cette dernière parvienne aux frères de la coquine. Depuis longtemps, il ruminait sa vengeance, et le grand journal déclencha en lui les gestes salutaires.

 Et ce qui devait arriver, arriva. Ce fut une guerre terrible qui dura deux jours. Le sang coula à flots. Pour sauver leur honneur, poussant des hurlements de haine, les membres de la tribu de la poulette, êtres humains et animaux, armés de gourdins, de barres de fer, de poignards, d'épées, de faucilles, de pierres, de cocktails Molotov, de fusils et de pistolets, foncent sur les quartiers de la tribu du coq qui avait osé entraîner une des leurs dans la voie de la perdition. Avertis par un gamin, ces derniers donnèrent l'alerte et se préparèrent. Ce fut une grande bataille. Des bras et des jambes furent arrachés. Des épaules démantibulées. Des yeux crevés. Des visages balafrés. Des bouches édentées. Des ventres ouverts. Des têtes brisées. Des magasins et des maisons saccagés et brûlés. L'honneur enfiévrait les mains. On casse. On perce. On transperce. On écrase. On éventre. On disloque. On crève. On hache. On coupe. On incendie. On insulte. Les animaux combattaient auprès de leurs maîtres avec un courage et un dévouement exemplaires : ils mordaient, ruaient, donnaient des coups de patte, écrasaient, piétinaient, brayaient, hennissaient, aboyaient, miaulaient, blatéraient, meuglaient, bêlaient, chevrotaient, admirables ils étaient, ces bêtes ! Des membres de chacune des deux tribus, vivants dans d'autres quartiers, furent appelés à la rescousse. Ils s'embarquèrent aussitôt dans tous les véhicules qu'ils se procurèrent et se dirigèrent vers le champ de bataille pour prêter main forte à leurs frères. Bientôt, on vit apparaître des automobiles, des tracteurs, des camions, des bulldozers et des motocyclettes, montés par des hommes poussant des cris de vengeance, et prêts à mourir. Le sang giclait des corps. Une fumée noire et âcre empestait l'atmosphère. Et sans répit, les femmes poussèrent des youyous perçants qui exaltaient les combattants et les jetaient les uns contre les autres avec la sauvagerie des braves. Grandiose et inoubliable spectacle !

Deux heures après le déclenchement de cette mémorable bataille, des centaines d'agents des forces de sécurité encerclèrent les lieux. Mais ils ne purent rien faire. Les balles en caoutchouc, les matraques et les gaz lacrymogènes ne réussirent pas à arrêter les affrontements. Quelques-uns parmi eux furent roués de coups et gravement blessés. Alors, ils comprirent qu'il ne s'agissait pas d'une bagarre entre deux bandes de voyous, mais d'une guerre d'honneur entre deux tribus. Ils reculèrent et attendirent.

 Cela dura deux jours. Le calme revint. Attirés par les odeurs que commençaient à dégager les dizaines de cadavres qui jonchaient le sol, des nuées de vautours couvrirent le ciel. Nous dirigeâmes nos fusils sur ces charognards pour défendre les dépouilles de nos héros. Mais avant que nous eûmes le temps de tirer, les oiseaux disparurent de notre vue. Un ancêtre âgé de deux cents ans nous expliqua le mystère : « Les vautours ne touchent jamais aux cadavres de ceux qui meurent pour sauver leur honneur, nous informa-t-il ».

 Le troisième jour, des Responsables envoyés par le Pouvoir arrivèrent sur les lieux. Ils étaient très contrariés. Les combats avaient été filmés secrètement par un traître, et les images transmises à une chaîne de télévision étrangère qui les diffusait en boucle depuis quelques heures. Comme d'habitude, les Occidentaux déformaient les événements pour dénigrer notre patrie.

Les notables des deux tribus vinrent aussitôt souhaiter la bienvenue à ces Hautes Personnalités qui venaient de la capitale. On s'embrassa longuement. Une tente fut dressée, et des tapis épais et moelleux, étendus à l'intérieur. «Nous sommes venus nous assurer que les affrontements ne reprendront pas, déclara un des Responsables. D'abord, des semeurs de trouble pourraient se faufiler parmi vous et exporter le feu ailleurs. D'autre part, nos Ennemis sont en train de grossir épouvantablement ce qui s'est passé ici. Nous ne croyons pas que vous voudriez que nous soyons victimes d'un de leurs ignobles scénarios. Nous avons appris qu'il s'agit d'une affaire d'honneur, mais nos Ennemis ont une autre vision des choses». «Mais de quel droit ces individus nous imposent-ils leur manière de voir le monde ? Cria un notable. Il faut leur déclarer la guerre !». Comme ce n'était pas le moment de traiter de questions aussi capitales, il y eut un silence gêné qui, heureusement, ne dura pas : il fut balayé par l'entrée de deux vaches laitières mamelues, le flanc droit de chacune marqué de l'emblème de sa tribu. Deux paysans s'agenouillèrent auprès d'elles et se mirent à les traire dans un récipient en terre cuite. Un lait chaud et parfumé giclait des mamelles généreuses. Le spectacle était émouvant. On but le liquide nourrissant en évoquant avec nostalgie les valeurs d'antan. Une longue discussion passionnée sur les us et les coutumes s'ensuivit. Une tristesse poignante suintait des voix et des yeux. Mais les Responsables étaient pressés de rentrer. Les notables leur offrirent des cadeaux et leur donnèrent les promesses qu'ils voulaient obtenir avant de repartir. « N'oubliez pas ! Il faut leur déclarer la guerre ! cria encore une fois le notable de tout à l'heure en se mouchant bruyamment ». Un des Responsables ricana sous cape. On se sépara.

 Mais vous voudriez sûrement savoir ce que sont devenus les deux oiseaux qui ont été à l'origine de cette guerre salutaire ? Soit.

 Le coquelet traversa la mer sur une embarcation de fortune. Quelques semaines plus tard, il envoya un e-mail truffé de paroles stupides, comme cette phrase vide de sens qui lui avait été sûrement dictée par un de nos Ennemis : les millions de paraboles qui tapissent les façades et les toits de vos maisons disent haut et fort ce que vous essayez vainement d'étouffer en vous. L'hypocrisie finira par vous envoyer tous dans le monde de la folie.

 La poulette, elle, fut fouettée jusqu'au sang par son père. On entendit ses hurlements à plusieurs kilomètres à la ronde. La chair lacérée par la cravache, elle n'arrêta pas de demander pardon, mais ses supplications n'attendrirent pas la main de son géniteur. En outre, elle fut empêchée de retourner au lycée. Six mois plus tard, après l'avoir appelée vainement, sa mère la découvrira sans vie, un sourire aux lèvres. Comprenant la gravité de sa faute, apaisée par le remords, elle est morte heureuse. Quelques jours seulement après son enterrement, le fossoyeur fut le témoin d'un événement extraordinaire : de splendides fleurs se mirent à jaillir en abondance de la terre encore fraîche qui recouvrait son corps.

 L'ancêtre bicentenaire qui nous avait expliqué le comportement des vautours dissipa nos inquiétudes : « C'est le démon, nous déclara-t-il d'une voix lézardée par l'émotion. Empêchez vos filles d'accéder au cimetière. Ce sont elles qu'il convoite ! Ce sont elles qu'il désire dévoyer !». Nous fîmes le nécessaire. Mais les parfums ensorcelants et diaboliques que dégageaient ces fleurs envahirent nos maisons. Nous fumes obligés de recourir au fouet pendant très longtemps.






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