Algérie

De Kiev à Tbilissi: Le conflit ukrainien ouvre une succursale dans le Caucase


Dans le jeu d'échecs systémique entre les Etats-Unis et la Russie, Washington a ouvert un certain nombre de fronts destinés au démantèlement d'un axe géoéconomique euro-asiatique contraire à ses intérêts et à la déstabilisation opérationnelle de la Russie, en diffractant ses moyens et ses ressources. Le conflit se déroule sur une multitude de théâtres d'opérations, impliquant une multitude d'acteurs : en Asie, en Afrique sahélienne, en Palestine, dans les îles Salomon, en Amérique Latine, à Taïwan, aux Philippines, dans les Balkans, dans le Caucase... en Nouvelle Calédonie.

La caractéristique principale d'un conflit global et de marquer de son sceau tous les conflits locaux. Au point qu'il arrive que les liens de causalité initiaux, locaux s'effacent dans l'étiologie des événements. Le Viêt-Nam, l'Algérie, le Chili, l'Egypte, Cuba... naguère (l'Ukraine, aujourd'hui), ont, à des degrés divers, été le théâtre tragique de ces confrontations.

Par-delà l'Ukraine

En ce printemps 2024, le front principal ukrainien ne semble pas évoluer vers une victoire occidentale esquissée à la veille de l'été 2023, à la faveur d'une « contre-offensive » ukrainienne qui a échoué. Depuis, ce sont les armées russes qui ont repris l'initiative et, tout récemment, c'est le nord de l'Ukraine qui menace de rompre selon une stratégie difficile encore à interpréter.

Or, fin février, le président français, à propos de l'éventualité d'un percement décisif du front, évoque l'urgence d'une intervention militaire occidentale au sol en Ukraine. Désavouée par ses voisins, il diait tout haut ce que certains faucons murmurent tout bas à Washington où tous les points chauds de la planète sont suivis avec une extrême attention.

Dmytro Kuleba, ministre ukrainien des affaires étrangères dans un entretien accordé au magazine américain Foreign Affairs, constate amèrement ce 1er mai : « ... Nous devons regarder la vérité en face et reconnaître que la Russie est plus efficace dans son effort de guerre. Cela soulève une question plus fondamentale pour l'Occident. S'il n'est pas assez efficace dans cet effort de guerre particulier, quelle sera son efficacité si d'autres guerres et d'autres crises de la même ampleur éclatent ? »

Et c'est justement d'une de ces « autres crises » dont il est question en Géorgie, dans le Caucase en ce mois d'avril-mai. Certes, les problèmes géorgiens ne sont pas nouveaux, mais avec le déclenchement des opérations militaires en Ukraine en février 2022, ils prennent un tout autre relief.

Le front géorgien activé en août 2008 (visant l'éloignement de la Géorgie de l'influence russe) a immédiatement été mis en échec par Moscou qui est directement intervenu en Ossétie et en Abkhazie. En moins d'une semaine, la question fut réglée : le 16 août, l'indépendance de l'Ossétie du sud et de l'Abkhazie est proclamée et aussitôt reconnue par la Russie, dirigée alors par Dmitri Medvedev (qui alterne en tandem avec V. Poutine, à nouveau président en mai 2012, qui lui restitue le poste de Premier ministre).

Aujourd'hui, c'est une loi dite « pro-russe », qui met le feu aux poudres. C'est sous ce label qu'elle hisse les querelles associatives géorgiennes à la hauteur d'une confrontation planétaire.

Cette loi imposera à toute ONG ou organisation médiatique recevant plus de 20% de son financement de l'étranger de s'enregistrer en tant qu'« organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère ». La clarté de l'intention ne fait aucun doute.

Une loi similaire, réglementant le financement des associations, a été promulguée en avril au Kirghizstan. Depuis quelques semaines, c'est en Géorgie qu'elle est débattue pour une validation définitive. Mais c'est bel et bien le financement étranger qui l'a justifiée.

En décembre 2023, l'UE a accordé à la Géorgie le statut de candidat officiel à l'adhésion à l'Union, tout en prévenant que Tbilissi devait réformer son système judiciaire et son système électoral, réduire la polarisation de la vie politique, renforcer la liberté de la presse et limiter la puissance des oligarques, avant que les négociations d'adhésion ne puissent formellement commencer.

Cette décision visait clairement à éliminer l'influence russe chez son voisin.

La loi sur l'« influence étrangère », adoptée le 1er mai en deuxième lecture par le Parlement géorgien, est une réponse à la décision de Bruxelles. Et c'est bien en ce sens qu'elle a été observée et contestée par l'UE : le président du Conseil européen Charles Michel a estimé que la loi n'était pas compatible avec le souhait de la Géorgie de devenir membre de l'Union européenne.1

D'où la série de manifestations -médiatiquement grossies en Europe et réprimées à Tbilissi. Certains europhiles géorgiens et leurs alliés occidentaux cachent à peine leur volonté de déclencher en Géorgie ce qui a été fait en Ukraine et rééditer un autre « coup d'Etat de Maïdan » (février 2014).

Cela a peu de chances d'aboutir. Ils font face à de nombreux obstacles. Cela nous invite d'abord à nous interroger sur la nature du problème, à savoir pourquoi les ONG et leur financement divisent les Géorgiens.

Les ONG de la discorde

En mars 2023, le gouvernement géorgien, dominé par le parti « Rêve géorgien », fondé par l'ex-premier ministre Bidzina Ivanichvili, avait tenté de faire adopter un projet de loi sur l'« influence étrangère », puis l'avait retiré sous la pression de la rue. Et justement, les manifestants espèrent obtenir aujourd'hui le même résultat.

Ce texte, directement inspiré de la législation russe, disent ses opposants, exige des ONG et associations qu'elles se déclarent comme « agent de l'étranger » dès lors que 20% de leur financement provient d'une source étrangère. En Russie, ce dispositif aurait permis d'éliminer la quasi-totalité des organisations de la société civile dites « prodémocratie », « pro-UE » ou « pro-occidentales ».

Ces ONG ont été le fer de lance de la dislocation des anciennes républiques soviétiques de l'est de l'Europe et ont contribué à la chute de l'ex-URSS. La plupart de ces ONG sont directement ou indirectement liées aux Etats-Unis. Quelques exemples :

- L'Open Society Foundations (OSF)2 est devenue la deuxième ONG la plus riche du monde, après celle de Bill Gates.

Ce réseau philanthropique de fondations, qu'il a créé en 1979, finance des ONG qui militent pour une « société ouverte », un concept promu par son inspirateur, le philosophe et épistémologue autrichien Karl Popper.3

G. Soros a implanté son organisation dans les pays de l'Est qui sortent du communisme pour y implanter des idées libérales et les consolider via le soutien à des mouvements démocratiques. L'OSF construira un véritable réseau avec 39 entités à travers le monde déployées dans plus de 120 pays.

Autre exemple : le National Democratic Institute (NDI), l'International Republican Institute (IRI), Freedom House, la Fondation Soros ou les organisations internationales comme l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont été parmi les plus actives dans cette entreprise.

Les « révolutions colorées ou fruitées », en Serbie (octobre 2000), rose en Géorgie (novembre 2003), orange en Ukraine (novembre-décembre 2004) et au Kirghizstan (mars 2005), ont interrogé dès leurs débuts. Beaucoup y voyaient le résultat d'une action étrangère, la main de Washington et celle du milliardaire américain George Soros. R. Glucksmann (aujourd'hui en campagne pour les élections européennes) conseillait alors Mikheil Saakachvili (au pouvoir entre 2004 et 2013).4

Ces ONG ont pris le relais d'un travail de fond entrepris bien avant 1991 dans les républiques du « glacis » (en Pologne avec le rôle joué par le Vatican de Jean-Paul II), en Tchécoslovaquie, dans les pays baltes, en Roumanie.... C'est en cela que les ONG font question.

Mardi 14 mai, pour peser sur le vote des députés géorgiens, des ministres des Affaires étrangères baltes et islandais sont venus à Tbilissi pour soutenir les manifestants contre le Parlement.

2.- Leurs adversaires ont appris et ont mémorisé le coup de force ukrainien préparé avec une aide américaine de longue date. Il n'y avait rien de spontané dans les manifestations à Kiev qui avaient très vite débordé les services de sécurité du gouvernement Ianoukovitch. Leurs homologues à Kiev et à Moscou avaient été pris par surprise et ses alliés plus faibles et dispersés étaient moins préparés et organisés. Ce ne sera sans doute pas le cas, si d'aventure, une tentative similaire devait être initiée en Géorgie.

3.- Il manque à la Géorgie atlantiste à la fois une légion héritée du passé nazi de l'Ukraine (ancrée dans le souvenir de l'antisoviétique militant Stepan Bandera, 1909-1959) forte d'un soutien occidental discret et efficace, et une figure emblématique pour incarner une opposition dispersée.

La présidente géorgienne Salomé Zourabichvili, (française, née à Paris5), favorable à une intégration européenne, très médiatisée, est constitutionnellement limitée.

4.- Le pouvoir géorgien est aujourd'hui plus solidement établi, notamment après l'intervention russe en 2008, que ne l'avait été celui de V. Ianoukovitch en 2014 à Kiev chassé du pouvoir et exilé en Russie après sa décision de suspendre l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne.

5.- Le plus décisif est sans doute l'absence de contiguïté territoriale avec un ex-pays de l'est important, comme la Pologne ou la République Tchèque, fortement opposé à la Russie et base arrière du soutien à l'Ukraine. Le Caucase est loin de l'Europe Centrale. Il y a certes le voisinage de l'Arménie et de la Turquie. Ankara pour avoir été méprisée et abandonnée dans une antichambre étanche, appointée par une Union Européenne pour contenir ses flux migratoires, s'avère immaîtrisable, insaisissable et imprévisible.6

Le « front arménien » a très vite tourné en faveur de l'Azerbaïdjan qui a récupéré le Haut-Karabakh et l'Occident, l'occurrence la France qui s'y est beaucoup impliquée, a gagné les faveurs des votes des Arméniens expatriés, mais a perdu une précieuse alliance avec Bakou, grand exportateur d'hydrocarbures.7

Les Occidentaux espéraient placer « un coin » entre Moscou et les anciennes Républiques Socialistes Soviétiques d'Europe et d'Asie centrale.

6.- L'Union Européenne, un club très fermé.

Les médias occidentaux qui encadrent les manifestations à Tbilissi déforment l'état de l'opinion dans ce pays et renvoient les images qui peuvent abuser les jeunes géorgiens et leur faire croire que leur intégration dans l'Union est à leur portée.

- Il n'est pas certain que la majorité de la population géorgienne soit tentée de se retrouver impliquée dans un conflit militaire meurtrier similaire à celui que connaît l'Ukraine. Le miroir aux alouettes d'une Europe prospère, ouverte sur le monde, des millions de jeunes géorgiens rêvent de la rejoindre, est une machine à fabriquer des désillusions.

- Nombre de manifestants à Tbilissi, pressés de voir leur pays rejoindre l'Union Européenne, ne semblent pas conscients de ce que l'UE fait face à de nombreuses contraintes aussi bien internes qu'externes. Les difficultés dans l'aide apportée à l'Ukraine l'illustrent.

L'intégration dans l'UE est une promesse formelle incertaine et les citoyens européens rechignent à admettre de nouveaux candidats.

Un peu partout en Europe, des partis « populistes », « extrémistes » non refusent de nouvelles candidatures, mais en certains d'entre eux, l'idée d'une sortie de l'Union gagne de plus en de voix. Les débats à la veille des élections européennes en juin prochain le confirment. Ce qui est vrai de la Géorgie l'est tout autant de la Moldavie. A l'évidence, ce qui importe pour les Occidentaux, ce n'est pas tant l'intégration de nouveaux candidats dans l'UE que leur maintien loin de l'orbite de Moscou. Ce no man's land géopolitique de pays à statut intermédiaire, indéfini (c'est un peu pour cela qu'ont été inventés les « Accords d'Association ») n'est pas tenable à terme. Mais cela est une tout autre histoire... En octobre prochain, si rien de fâcheux et d'irréversible ne se produit d'ici là, les élections législatives décideront du sort définitif de la loi et de la volonté de la majorité des Géorgiens.

Cependant, la crainte des contestataires dans la rue vient de ce que ce serait peut-être trop tard et que le gouvernement géorgien serait d'ici là doté des instruments qui empêcheraient tout retour en arrière. C'est pourquoi la contestation voulait en découdre et exiger son retrait dès aujourd'hui. En vain.

Le vote définitif de ce texte, adopté en deuxième lecture mercredi 1er mai, devait intervenir le 17 mai mais le Parlement a coupé court et a avancé le scrutin à ce mardi 14 mai.

Au cours de la séance, il n'y a pas que des arguments policés qui ont été échangés. Comme lors des votes précédents, les prises de paroles ont été agrémentées de coups de poing entre les députés.

Le résultat est cependant sans équivoque : 84 voix « pour » la loi et 30 « contre ».

Elle est, légalement, adoptée.

Crise ou catastrophe ?

Alors que ni l'Europe, ni les Etats-Unis n'avaient été nominalement, officiellement visés par cette loi (mais personne n'est naïf, ils le sont), la réaction de Washington ne s'est pas faite attendre.

De passage à Tbilissi, le secrétaire d'Etat adjoint américain, James O'Brien annonce la couleur et prévient que Washington prendrait « des sanctions financières et des restrictions de déplacement à l'encontre des individus impliqués » (dans le vote de la loi).

Et il commence par évoquer l'aide de 390 millions de dollars allouée cette année par les Etats-Unis à la Géorgie qu'elle serait « revue si nous devions être considérés comme des adversaires et non plus des partenaires ». (AFP, mardi 14 mai 2024).

Du Royaume-Uni, une injonction similaire est venue, sommant le gouvernement géorgien à « retirer cette législation » (Nusrat Ghani, secrétaire d'Etat chargée de l'Europe).

Le monde retient son souffle et guette le coup suivant.

Toute la question serait maintenant d'estimer le point d'inflexion des événements, le niveau de violence et d'instabilité que toléreraient le gouvernement géorgien et la foule des manifestants.

- Soit, la loi est acceptée sans débordements ni violence et tout finit par rentrer dans l'ordre. Les opposants attendront le mois d'octobre pour tenter de se donner une majorité à même de l'abroger ;

- Soit, elle est contestée violemment par la rue et dégénère en un nouveau « euro-Maïdan » et là la Géorgie ouvrirait une nouvelle incertitude sur l'état de paix dans le Caucase.

Le paysage est clair. La Géorgie est à la croisée des chemins. Son destin dépasse de très loin de simples escarmouches politiques locales. De même, la crise ukrainienne s'inscrit dans une conflictualité qui dépasse les idéologies et la crise avec son voisin.

L'enjeu est bel et bien mondial. L'actualité géorgienne et ukrainienne, comme les autres points chauds en Palestine ou à Taïwan, n'échappe pas aux Chinois, aux Brésiliens, aux Indiens, pas plus qu'aux Africains (sous toutes les latitudes)...

Locaux en apparence, l'origine et le sort de ces conflits se posent à l'échelle mondiale en ce qu'il remet en cause la domination du tout par une partie, l'hyperpuissance de 20% de la population mondiale qui s'enrichit aux dépens des 80% du reste de l'humanité. Un Pareto qui domine l'ordre planétaire depuis des décennies.

Notes

1 Un responsable de la Commission européenne, Gert Jan Koopman, a été dépêché dans l'urgence à Tbilissi le 30 avril pour tenter de compromettre le projet du gouvernement géorgien et s'est entretenu avec le premier ministre, Irakli Kobakhidze sans résultat.

2 Une référence subliminale est faite à « Fondation », la saga imaginée par Isaac Asimov pour « sauver l'Empire » (NY, 1951, Denoël, Paris 1966). Une série inspirée de ses romans a été portée à l'écran par Apple.

3 Karl POPPER a surtout été célèbre pour sa réflexion sur « La logique de la découverte scientifique » (Payot, 1973). Il en a dérivé une réflexion plus large et plus idéologique dans « La société ouverte et ses ennemis » (seuil, 1979 en deux volumes) qui a servi à G. Soros et à de nombreux ultralibéraux militants pour réfuter scientifiquement les idées de gauche.

4 Lire, Régis Genté : « Les ONG internationales et occidentales dans les ‘révolutions colorées' : des ambiguïtés de la démocratisation. » Revue Tiers Monde, 2008/1 (n°193), pp. 55-66.

On peut aussi suggérer trois émissions très intéressantes consacrées à l'actualité de la question.

- 2008. « Le repentir d'un agent d'influence » de John Perkins, 52 mn.

- 2014. « Kiev en feu. Maïdan se soulève ». d'O. Techynskyi, A. Solodounov, D. Stoykov. 80 mn.

- 2015. « Quand Hollywood défiait Ceausescu » de Illinca Calugareanu, 75 mn.

5 Salomé Zourabichvili est née dans une famille de « blancs » géorgiens qui ont fui en France après l'intégration de la Géorgie en 1921 à l'Union soviétique. S. Zourabichvili a eu comme professeur Zbigniew Brzezinski (expert au Center for Strategic and International Studies à Washington et conseiller du président J. Carter de 1977 à 1981) et à l'université de Columbia à New York. En 1984, elle est première secrétaire de l'ambassade de France à Washington. De 2003 à 2004, Salomé Zourabichvili est nommée ambassadrice extraordinaire et plénipotentiaire de France en Géorgie. Singulière situation d'une ambassadrice d'un pays étranger dans son propre pays. Mais elle n'abandonne la nationalité française en août 2018 que pour pouvoir se présenter aux élections présidentielles géorgiennes.

6 Cette question est développée dans A. Benelhadj : « Qui veut la peau de Erdoðan ? » (Le Quotidien d'Oran, 14 juin 2024)

7 Le drapeau de l'Azerbaïdjan flotte au-dessus des manifestants kanaks en ce mois de mai. Le « Groupe d'initiative de Bakou » se déclare solidaire des indépendantistes calédoniens. Paris y voit la main de Moscou.