Algérie

Danse en plein air



Le crime fut perpétré par une nuit de grand vent. Toutefois,  le corps de la victime n’a pu être découvert qu’au petit matin, en plein cœur d’un parc. Il avait tellement venté et sangloté en rafales qu’on ne put s’apercevoir des ravages provoqués parallèlement par une pluie diluvienne persistante. Les alentours du parc, refuge habituel des sans-abri, se firent on ne peut plus désolants. Ceux qui connaissent bien l’histoire de la grande ville et de ses moindres recoins affirment péremptoirement que celle-ci n’a pas été malmenée par une tempête aussi virulente depuis 1930. En cette année-là, la mer fit des siennes, propulsant les vagues à plus de quinze mètres de hauteur sur le boulevard donnant sur le vieux port.
     A peine a-t-il commencé à faire jour que les curieux du voisinage, mal réveillés encore, formèrent, petit à petit, des groupes disparates devant l’entrée du parc. Ils se mirent à échanger, en silence, des regards inquiets comme s’ils venaient de rater la vérité de toutes les vérités pour n’avoir rien vu sur le moment du forfait.
     Pour certains d’entre eux, il n’était nullement besoin de hasarder des conjectures sur l’auteur de ce forfait, ni de s’aventurer dans les flots tumultueux de quelque enquête policière. Et les voici ensuite à esquisser, à la dérobée, des sourires trompeurs qui en disaient long sur leur manière de déplacer les pions sur l’échiquier, au gré des élucubrations politiques dans le pays. En plus clair, le crime, à leurs yeux, portait la signature des terroristes islamistes. N’avaient-ils pas clamé haut et fort que ces derniers étaient capables d’atteindre n’importe quel objectif, à n’importe quel moment et à n’importe quelle place ' Ainsi donc, le cahier des charges étant déjà élaboré, il suffisait d’y consigner encore d’autres crimes et de les coller, à l’aveuglette, à ceux qui les ont commis ou non.
     Pour ceux qui préféraient tempérer, ne pas trancher sur le vif, il y avait mille et une raisons de mettre en doute cet acte d’accusation qui tenait du diable à coup sûr. Quand bien même il leur arrivait de reconnaître que les terroristes avaient bel et bien mis la grande ville en coupe réglée, rien n'autorisait à politiser le crime en pointant le doigt vers un auteur préalablement désigné. Forcément, une telle accusation ne pouvait que dégager une odeur de soufre. Et pourquoi ne pas mettre ce forfait sur le compte de quelques voyous qui n’auraient rien à voir avec les choses de la politique ' Néanmoins, dans toute cette panoplie de présomptions à la limite de l’absurde, rien ne filtra alors sur l’identité de la victime.

Autour du périmètre du parc et même au-delà, on se fit fort de tout boucler. Des agents de sécurité très jeunes, en tenue bleu foncé, armés de pistolets ou de kalachnikovs, se postèrent dans des endroits sensibles. Les traits de leur visage, beaucoup plus que leurs gestes, prouvaient qu’ils avaient la ferme volonté d’exécuter les ordres, quels qu’ils fussent. A l’entrée du parc, on vit arriver une ambulance militaire en silence, comme pour couper court à tout élan de curiosité, puis, elle glissa à l’intérieur avec, à son bord, ce qui était supposé être un médecin légiste. Celui-ci était accompagné de deux aides. Le travail de cette petite équipe fut apparemment bâclé puisque aucune empreinte ne fut prise, aucun échantillon de prélevé pour une éventuelle analyse en laboratoire. Est-ce à dire qu’on avait voulu sciemment ancrer dans l’esprit des gens une seule et unique idée, à savoir que les auteurs du forfait ne pouvaient être que des barbus afghans '  
     De leur côté, les services de la météorologie dépêchèrent sur les lieux quelques techniciens qui, du reste, se firent difficilement admettre dans l’enceinte du parc. Dans la foule, on susurra alors que ces techniciens ne pouvaient avoir d’autre mission que d’examiner les séquelles de la foudre qui avait éclaté, peu avant l’aube, et amoché sérieusement l’unique peuplier du parc. Quelques habitants des alentours vinrent encore grossir la foule des curieux en affirmant avoir suivi, tant bien que mal, les turbulences climatiques et vu comment la foudre avait raclé une bonne partie du parc pendant quelques secondes avant de s’éteindre comme s’il s’était agi d’un visiteur satanique. Les agents de sécurité, épiant, puis comptabilisant à volonté les gestes des techniciens de la météo qui s’affairaient un peu partout, ne trouvèrent pas mieux que de prendre ceux-ci en dérision. Il n’était pas du tout acceptable à leurs yeux, que l’on pût perdre son temps à conjecturer et à polémiquer sur l’origine d’une boule de feu dévastatrice venue du ciel ou d’ailleurs. De guerre lasse, on se mit d’accord pour dire que la foudre n’avait rien à faire d’un bout de verdure en mal de chlorophylle. Celui-ci, dit-on encore, a avalé sa propre verdure au cœur d’une ville qui s’était livrée depuis fort longtemps à la dévastation du béton armé.    

Arrivé un peu tard sur les lieux, un officier de police distingua trois traits successifs de sang coagulé. Il n’eut de cesse de se retourner pour démontrer que le crime n’a pas été commis sur le parvis du vieux chalet où l’on range les outils de nettoyage. Il dit encore que le corps de la victime a dû être traîné vers ce lieu en plein cœur de la nuit, au moment où la tempête faisait rage. Après quelques mots échangés avec le médecin légiste, il comprit qu’il venait de commettre une grande faute tactique et se retira aussitôt. C’est alors que le médecin légiste palpa de son index droit la tête de la victime pour tâter l’impact de la balle. Juste un peu de sang coagulé sur la tempe, quelque peu cramoisi et noir dans le pourtour de la petite béance provoquée par la balle. Les deux aides restèrent debout, à quelques mètres de lui. On aurait dit qu’ils avaient reçu un ordre strict, et pour cause. S’éleva ensuite un brouhaha à l’entrée du parc, puis quelqu’un leva la voix pour affirmer carrément que le médecin et ses deux aides n’étaient que des militaires, c’est pourquoi la fin n’allait pas différer du commencement.
     Brahim, l’agent chargé de veiller à la propreté du parc, était en retard. A l’instar de tous les autres travailleurs, il fut empêché, à l’entrée même du parc, d’être à l’heure. On considéra donc la porte cadenassée du chalet où il avait l’habitude de ranger son matériel de nettoyage. Des regards chargés d’ineffables interrogations se relayèrent sur la porte du chalet et aucune voix ne s’éleva, cette fois-ci, pour commenter quoi que ce fût.
     La victime, semblait-il, n’avait pas rendu l’âme dans ce parc. Mais pourquoi le corps se trouvait-il ici plutôt que dans un autre lieu '
     Le médecin légiste fit une espèce de signe codé en direction de ses deux aides, et, aussitôt, le corps de la victime alla trouver place à l’intérieur de l’ambulance, le visage légèrement couvert. Tout aussi bien qu’à son arrivée, l’ambulance, retranchée dans son mutisme, ne lança aucun sifflement à son départ.

Dans la foule, on dit encore que ce crime avait été diaboliquement préparé. En effet, on était d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’un scénario superbement écrit, d’un découpage technique fait par un groupe de malfaiteurs cachés quelque part dans la grande ville maritime. En dépit de quelques semblants de faux raccords, on crut dur comme fer pendant quelques minutes que cette histoire était sur le point de prendre fin en ce point précis. Or, à cet instant, l’on vit arriver Hamid, le responsable des questions sécuritaires dans tout le parc. Un jeune d’une trentaine d’années, l’allure militaire, bien qu’en tenue civile, avec des yeux qui n’ont pas de couleur fixe. Il haussa les épaules ostensiblement en s’adressant à tout le monde : pourquoi n’ouvrez-vous pas la porte du chalet ' Il devrait bien y avoir à l’intérieur quelque chose qui va nous permettre de jeter la lumière sur ce crime !
 


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