Algérie

Cyril Dion: "Il est temps pour l’humanité d’entrer dans l’âge adulte"



Cyril Dion:


Le réalisateur du documentaire 'Demain' publie ce 23 mai un essai où il appelle à remporter une "bataille culturelle" pour faire triompher l’écologie.

Pour oser publier, ce mercredi 23 mai, un essai nommé «Petit manuel de résistance contemporaine» (Actes Sud, 160 p., 15 euros), il faut en connaître un rayon sur les alternatives au «système». Ça tombe bien: son auteur s’appelle Cyril Dion et il a coréalisé avec Mélanie Laurent le documentaire «Demain», passage en revue (très réussi) de toutes les expériences écolo-humanistes les plus intéressantes du globe.

«Demain», qui a reçu un César en 2016 et rassemblé quelque 1,2 millions de spectateurs (énorme pour un docu), a donné une belle crédibilité à ce touche-à-tout de 39 ans, qui brûle de changer le monde à sa modeste échelle. Comment? C’est justement ce qu’il explique dans son essai et que «l’Obs» a cherché à comprendre.


- L'Obs. Voilà trois ans que «Demain» est sorti sur les écrans. Pourtant, votre documentaire fait encore ricaner une partie des élites qui le jugent trop «boy-scout»…

Cyril Dion. Boy-scout? Peut-être… Mais je suis bien obligé de constater que ça marche. Nous voulions contribuer à inspirer un autre imaginaire, nous l’avons fait: des élus ont parlé de ce documentaire à leurs équipes, des entreprises l’ont visionné, des étudiants ont changé de cursus, des adultes de métiers. Un peu partout, il a donné des envies. Le site «Demain» répertorie d'ailleurs tous les projets qu’il a contribué à faire éclore - ils sont plus de 1.000. Récemment, une dame dans un café m’a interpellé: «Vous avez changé ma vie! Je bossais dans une agence de pub et maintenant, j’ose me lancer dans le maraîchage en Ardèche.» Des témoignages comme celui-là, j’en ai reçu des dizaines.

- Quelques individus ont été convaincus, d’accord, mais les grosses boîtes…?

J’ai fait beaucoup de déjeuners avec des patrons de multinationales, de grandes banques ou de géants de la grande distribution qui voulaient savoir comment agir. Parfois, c’est vrai, ces déjeuners ne servent à rien. Mais pas toujours. Je pense à Emmanuel Faber, le PDG de Danone qui a été inspiré par le film et qui vise désormais une certification B Corp, un label très exigeant qui impose que Danone maîtrise ses impacts environnementaux et sociaux et démontre que son travail est d’intérêt général. De même, il est clair que les ambitions de la Ville de Paris [notamment la neutralité carbone en 2050, NDLR] ont été inspirées par les exemples montrés dans «Demain», notamment ceux de Copenhague et Detroit.

- A posteriori, y a-t-il des choses que vous regrettez dans «Demain»?

Oui, nous aurions dû dire que la transition vers les énergies renouvelables est loin d’être indolore pour les écosystèmes. On sait, notamment grâce à une enquête de Guillaume Pitron, que les panneaux solaires et véhicules électriques sont fabriqués à partir de métaux rares (graphite, cobalt, tungstène…) dont l’extraction est catastrophique pour la planète. On aurait dû insister pour dire que les matériaux de la transition énergétique doivent être issus du recyclage ou des matières végétales.

- Dans votre «Petit Manuel de résistance contemporaine», vous appelez à remporter une «bataille culturelle» qui ferait de l’écologie un horizon aussi désirable que l’a été la société de consommation. Il faudrait donc créer de «nouveaux récits» qui donnent envie?

Une bonne histoire a toujours un vrai potentiel d’inspiration pour changer les choses. Ce que l’on nomme «réalité» est une pure construction intellectuelle, une manière d’observer le monde inspirée par des croyances, des récits, des convictions… Et cette manière évolue tout le temps. Regardez comment on considérait la cigarette il y a encore vingt ou trente ans. Aujourd’hui, il ne vient plus à l’idée à personne d’enfumer une salle de réunion ou un café. Regardez comment le mouvement #MeToo a brutalement remis en cause un certain nombre de comportements qui paraissaient «normaux»... Mon idée, c’est que ne plus aller au supermarché, manger bio et local, limiter les gaspillages et les achats inutiles doit devenir aussi ordinaire que de se brosser les dents: on doit le faire sans se poser de question.

- A vous lire, on a l’impression que ceux qui raffolent de la nourriture industrielle, des technologies dernier cri et des 4X4 sont juste aliénés. Mais les promesses de la société de consommation sont peut-être simplement plus séduisantes pour une majorité d’humains que celles d’une société écolo?

Le paradoxe, c’est que nous sommes dans une situation catastrophique pour la planète, mais très confortable et heureuse pour beaucoup d’entre nous. C’est vrai qu’il est agréable de prendre un bain moussant, dans nos maisons bien chauffées, puis de regarder Netflix. En même temps, acheter des grosses bagnoles, des grosses montres, multiplier les voyages en avion… Tout ça, ce sont des plaisirs éphémères qui ne nous apportent que des satisfactions superficielles, à renouveler sans cesse comme une dose de drogue… Je suis convaincu que la satisfaction profonde, celle qu’on éprouve quand notre vie a du sens et qu’elle est en accord avec ses valeurs, n’a aucun rapport avec cette succession de plaisirs minuscules et fugaces.

- Vous écrivez: «Je pense que la plupart des êtres humains sont plus intéressés, à long terme, par l’idée d’être utiles, heureux, créatifs (…) que de s’acheter de nouveaux fours et de nouvelles tablettes.» Mais la nature humaine, c’est aussi le désir de voler la terre de son voisin ou d’acheter une grosse bagnole pour lui en mettre plein la vue…

Bien sûr, et cette part d’ombre ne disparaîtra jamais. Mais je crois que nous vivons dans une civilisation qui sort de l’adolescence. L’adolescence, c’est cet âge d’effervescence désordonnée où l’on essaie toutes sortes de choses, ou l’on teste ses limites. Vous savez, à l’âge de 15 ans, je me suis pris une telle cuite que j’ai fait un coma éthylique qui a failli me coûter la vie… Depuis un siècle, notre civilisation vit quelque chose de cet ordre: elle s’est enivrée au pétrole, a fait n’importe quoi et a précipité la planète vers le désastre.

- On est en train de devenir adultes alors?

Oui, je crois qu’il est temps pour l’humanité d’entrer dans l’âge adulte. Nous devons prendre nos responsabilités, comprendre qu’on a vraiment déconné. Regardez tous ces types importants dans les assemblées générales des grandes entreprises, dans les conférences internationales: ils ont des beaux costumes, des mines sérieuses, mais l’irresponsabilité est de leur côté, pas de celui des zadistes de Notre-Dame-des-Landes!

- Mais y sommes-nous, dans le «changement culturel» décisif?

On y est… presque. (rires)

- On a l’impression que vous n’attendez pas grand-chose des hommes politiques, que tout doit venir des individus et du terrain…

Ce n’est pas vrai. On le sait, un élu, même avec la meilleure volonté du monde, a les mains liées par un agenda politique, par les lobbies et, plus généralement, par les immobilismes. Il n’agit que s’il se sent contraint par une «ère du temps», parce qu’une partie de l’opinion publique l’encourage fortement à le faire. Dans ce sens, oui, c’est au terrain que reviennent les initiatives qui impulsent les nouveaux récits et l’on ne doit pas attendre des élus qu’ils soient pionniers. Mais sans législation pour soutenir les changements, il n’y a pas de changement.

- Un exemple?

La Ville de Paris aimerait développer la végétalisation des façades et des toits et l’agriculture urbaine, parce qu’elle est consciente que cela correspond aux aspirations d’une majorité de Parisiens. Mais la législation des Monuments historiques, complètement obsolète, bloque cette ambition, parce qu’elle protège le patrimoine historique «minéral». Si l’Etat n’intervient pas pour changer la loi, Paris ne pourra jamais montrer l’exemple.

- Vous défendez un modèle d’éducation à la finlandaise où les enfants apprennent l’empathie et la coopération. Peut-on importer ces méthodes en France?

L’école, comme les hommes politiques, n’impulse pas les changements: elle n’est que le reflet, plus ou moins fidèle, de l’évolution des mentalités. L’école de la IIIe République n’est pas tombée du ciel: elle a été créée pour former une main-d’œuvre qui soutienne l’industrialisation de la France. L’école d’aujourd’hui devrait apprendre à cesser de penser le pouvoir verticalement, à cesser de dire aux enfants qu’ils doivent «gagner leur vie», mais plutôt à chercher le sens de ce qui les motivera dans l’existence… Cela ne commencera à être possible que quand une part d’entre nous aura commencé à penser différemment.

- Pour mener à bien cette bataille culturelle, vous évoquez la méthode «kaizen», ce mot japonais qui désigne les «petits pas». Mais quand les pas sont trop petits, est-ce qu’on ne risque pas de piétiner?

Non, si les pas ne s’arrêtent jamais. L’idée du kaizen, c’est qu’il faut avancer progressivement pour ne pas éveiller les résistances culturelles («Ce n’est pas possible», «C’est n’importe quoi»...) et modifier petit à petit les choses. Si une personne qui a 20 kilos de trop se rend chez un médecin et que celui-ci lui dit: «Arrêtez dès ce soir les chips, les sodas, la charcuterie, courez 15 kilomètres par semaine», il est évident que cela va la décourager. C’est trop d’un coup. En démarrant avec des petites privations et 5 minutes d’exercice par jour, les chances de réussite sont meilleures.

C’est la même chose avec toutes les luttes politiques. Prenez l’exemple de Gandhi: il n’a pas commencé par exiger que le puissant Empire britannique cesse de coloniser l’Inde. Il a d’abord protesté contre une taxe sur le sel imposée par les Anglais. Mais sa marche a rassemblé des milliers d’Indiens, qui, malgré les risques d’être battus ou jetés en prison ont été prêts à aller plus loin. Il a, littéralement, crée un récit capable de changer la réalité.

- Nuit Debout, dites-vous, aurait pu être un exemple de kaizen contre les excès du capitalisme. Mais il a échoué…

Les petits pas sont une succession de «petites» victoires, qui permettent de dynamiser un mouvement. Revenons sur Gandhi. Il a d’abord contraint l’Etat britannique à abolir l’impôt sur le sel, ce qui a soulevé le peuple indien et l’a convaincu qu’il pouvait aller plus loin. Nuit Debout était une initiative géniale, mais elle a éclos sans objectifs précis, sans vision des «petites» victoires à remporter (lois à changer, réformes à accomplir…). Or, sans victoires, on finit par tourner en rond et c’est l’enlisement.


Propos recueillis par Arnaud Gonzague


Petit manuel de résistance contemporaine,
par Cyril Dion,
Actes Sud, 160 p., 15 euros


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