Algérie

Cygne noir ou le monde de l'«Extremistan»



J'aimerais revenir sur le récent scandale de la fraude au sein de la Société Générale. Que mes amis qui travaillent sur les marchés financiers et que ma dernière chronique sur les banques a quelque peu heurtés se rassurent. Je ne vais pas remettre le couvert (quoique..). Mon idée est plutôt de vous faire connaître les réflexions pour ne pas dire les pensées d'un personnage de plus en plus influent dans le monde de la finance mais aussi dans celui des idées et de la philosophie. L'homme s'appelle Nassim Nicholas Taleb, il vit en Grande-Bretagne et c'est à la fois un philosophe, un mathématicien et un financier. De lui, on dit qu'il est le « penseur de l'incertitude ». C'est son dernier livre, « The Black Swan », autrement dit « le cygne noir », qui peut servir de clé de lecture à certains des événements spectaculaires qu'a connus la planète au cours des dernières années. Qu'est-ce qu'un « cygne noir» ? C'est, affirme Taleb, « tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée ». L'expression a du sens. Dans l'hémisphère nord, tous les cygnes sont blancs. A force de les observer, on pourrait conclure qu'il n'en existe pas d'une autre couleur. Et puis, un jour, on prend l'avion pour l'Australie et on découvre, interloqué, que, là-bas, les cygnes sont tous noirs... Pour mieux préciser les choses, Nassim Nicholas Taleb estime que le « black swan » est un événement qui possède trois caractéristiques. En premier lieu, il s'agit « d'une observation aberrante », car rien dans le passé n'a laissé prévoir de façon convaincante et étayée sa possibilité. Qu'un trader lambda puisse faire perdre 5 milliards de dollars à la Société Générale n'a ainsi jamais fait partie des hypothèses plausibles au sein de cette banque qui a longtemps été perçue comme efficace en matière de contrôles internes. En second lieu, cet événement inattendu a des considérations considérables. « Considérez le grain de poivre et mesurez la force de l'éternuement », dit un proverbe persan. Et c'est bien de cela qu'il s'agit. Jérôme Kerviel, par ses agissements supposés, a mis en branle une mécanique dont on ignore encore toutes les conséquences. Certes, la Société Générale semble décidée à se battre pour continuer à rester indépendante mais personne ne peut affirmer aujourd'hui qu'elle ne sera pas rachetée par l'une de ses concurrentes. Pire, qui peut exclure que d'autres fraudes ne seront pas découvertes dans les prochaines semaines et, de toutes les façons, qui peut affirmer à cent pour cent que la « Soc Gen » se relèvera de ce scandale ? La troisième et dernière caractéristique est liée à la nature humaine et à notre besoin permanent de rationaliser et de donner de la cohérence au monde et aux événements qui nous entourent. Pour le philosophe, le « cygne noir » est aussi un événement vis-à-vis duquel nous « élaborons toujours après coup des explications qui le font paraître plus prévisible et moins aléatoire » qu'il n'était vraiment. En clair, c'est un événement dont nous cherchons coûte que coûte à gommer le caractère inattendu ou improbable. A ce sujet, les attentats du 11 septembre sont un exemple parfait. Personne ne les a vu venir, ils ont déclenché une onde de choc qui n'en finit pas de bouleverser la planète, mais tout le monde ou presque affirme aujourd'hui qu'ils étaient prévisibles, voire que l'on pouvait les empêcher. Dans le cas de la Société Générale, on nous explique ici et là que des alertes avaient été lancées par des opérateurs de marché. On insiste aussi sur le fait que des traders indépendants avaient repéré qu'un opérateur jouait gros notamment sur Eurex, le marché allemand de produits dérivés. Tous ces signes avant-coureurs que les médias énumèrent sont censés nous convaincre que l'on aurait pu détecter la fraude avant qu'elle ne débouche sur la catastrophe que l'on sait. Après coup, cela a le mérite de nous rassurer et il suffit de dire qu'il faudra être plus vigilant à l'avenir pour que cela ne se reproduise plus. C'est une manière commode d'évacuer le fait que l'on ne peut pas toujours prévoir l'imprévisible et qu'il y a des événements dont il faut admettre qu'ils échappent à notre entendement. Ce qu'il y a d'intéressant dans la réflexion de Nassim Nicholas Taleb c'est qu'il s'en prend à un grand pan de la philosophie classique en critiquant par exemple les platoniciens parce qu'ils ont encouragé l'être humain à préférer « des théories simples à la réalité confuse ». Au lieu d'élaborer une pensée « probabiliste complexe », nous continuons à voir le monde à l'aune de la courbe de Gauss, c'est-à-dire, quelques rares extrêmes de part et d'autre et une cloche où se concentre la plus grosse moyenne. Or, justement, les « cygnes noirs » sont autant d'événements pour lesquels la courbe de Gauss n'est pas valable. L'occurrence de tremblements de terre, de tsunamis ou de crises financières ne peut se décrire qu'avec des modèles mathématiques plus compliqués que la courbe de Gauss. En partant de ces constatations, Taleb propose un prolongement intéressant du concept de « cygne noir ». Pour lui, nous ignorons le monde tel qu'il est parce que nous pensons que, grosso modo, nous partageons tous le même quotidien. Or, la réalité, c'est que notre monde est de plus en plus régi par des éléments qui échappent à la courbe de Gauss et que le philosophe qualifie « d'Extremistan » ce qui, en employant une expression triviale, pourrait se résumer par « un monde de toujours plus et d'encore plus ». Les exemples sont légions. Les milliardaires dont le nombre ne cesse d'augmenter quand celui des pauvres est loin de diminuer. Les salaires dans les organisations où le sommet gagne toujours plus quand le reste du personnel voit sa fiche de paie inchangée. A cet égard, les Banques sont une bonne illustration et les chiffres dont il a été question quand le scandale de la Société Générale a éclaté ne sont que la partie apparente de l'iceberg. La réflexion de Taleb vaut aussi pour les livres. Dans la masse impressionnante d'ouvrages qui sont publiés chaque année, la plus grosse part des ventes va à des best-sellers « qui sont de moins en moins nombreux mais qui se vendent encore mieux ». En littérature comme en finance, il semble bien que c'est la loi de l'Extremistan qui règne désormais.
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