Cycle programmé par Lucie Bonvin, ASSOCIATION CORSICA.DOC dans le cadre de La Cinémathèque du documentaire 2020
EDITO
En 2019 le festival Corsica.Doc consacrait son édition à la question des indépendances. Un thème qui résonne aussi dans notre petite île, française depuis 250 ans. La question étant pourtant toujours d’actualité, ici et ailleurs: comment se réapproprier son image, celle de son pays, après et pendant la décolonisation ? Peut-on parler de cinéma algérien, de cinéma cubain, de cinéma africain… avant la libération du joug colonial? Dans l’euphorie libératrice des années soixante, un cinéma du « tiers monde » avait émergé, participant à la reconstruction culturelle et identitaire de ces pays. Après ces premières libérations, durant soixante décennies instables, des cinéastes ont poursuivi, vaille que vaille, ce travail de réappropriation.
En Algérie, la Libération fut symbolisée par le tournage de La bataille d’Alger de Gilllo Pontecorvo en 1965, financé par le nouveau gouvernement algérien. Depuis, quelques films résistant à une fatalité inscrite dans le mythe impérialiste et néo-colonialiste puis à la corruption des nouveaux pouvoirs en place ont pu se glisser dans une production cinématographique de plus en plus malingre.
Depuis les années 2000, par le biais du documentaire, à l’économie modeste sans doute plus adaptée à la situation de l’Algérie, un enthousiasmant regain cinématographique se dessine que nous avons choisi de mettre en valeur parmi ces « films des indépendances ».
En dix films s’esquisse, dans cette escale algérienne, la singularité artistique d’un cinéma né avec les années 1980. A peine sortis du traumatisme d’une terrible guerre civile, pénétrés du poids de l’histoire coloniale et du sentiment de déshérence de la jeunesse de leur pays, de jeunes cinéastes bousculent la représentation de l’histoire récente et passée de l’Algérie, de son peuple, de sa jeunesse. Il s’agit là, ni plus ni moins, encore et encore, d’inventer une culture, une pensée, un cinéma politique, un cinéma décolonisé, c’est-à-dire affranchi du regard de l’ex-colonisateur toujours pesant, mais aussi affranchi du « roman national » officiel contemporain. Il s’agit d’écrire le roman d’un peuple, le « roman algérien » pour reprendre le titre du film de Katia Kameli. Un roman qui s’écrit ici au pluriel, en fouillant les images, en démultipliant les écritures, les regards, les formes poétiques et cinématographiques.
Le geste le plus symbolique de l’aspect politique de cette nouvelle génération de cinéastes est sans doute le film de Malek Bensmaïl qui s’empare en 2017, du film de Gillo Pontecorvo pour en questionner sa place dans l’Histoire de l’Algérie. La bataille d’Alger, un film dans l’Histoire. Un film-enquête qui souligne le rôle propagandiste de ce film à l’époque pour le nouveau pouvoir algérien, et par la suite comme image mythique de la guerre de Libération. Sans oublier, au passage, l’anecdote ahurissante qui veut que Boumédiène se soit servi du tournage en 1965, pour renverser Ben Bella.
Tariq Teguia est, lui, une sorte de figure de proue de ce frémissement artistique avec un premier court métrage, La clôture. En 2003, ce cinéaste et plasticien filme de jeunes Algérois qui seront des personnages de ses trois longs métrages suivants. Ces jeunes gars, dos au mur dans les paysages algériens en chantier perpétuel, prêts à sauter dans le premier bateau pour l’Europe, sont plus que des figures de la brutalité du néo-colonialisme d’aujourd’hui… ce sont de jeunes fauves au regard crâne malgré le dénuement. Ses trois longs métrages suivants exploseront également la question du territoire en de splendides « fictions cartographiques », thème qui fut celui de sa thèse de philosophie sur le photographe Robert Franck. Explosions des figures, des paysages, des territoires, des images mentales… Tariq Teguia prend le large.
Dans ce sillage radical que l’on a rapproché de Godard ou d’Antonioni, mais surtout dans le contexte difficile qui est celui du cinéma en Algérie, émergent miraculeusement de jeunes cinéastes qui se saisissent de leur territoire et de son histoire récente comme matière filmique. Cinq fragments de ce bouillonnement artistique sont présentés ici. Dont, à noter, les films de trois femmes. Et, parmi elles, Narimane Mari, qui réalise mais est aussi la productrice de quelques-uns des jeunes cinéastes algériens, dont Djamel Kerkar ou Hassen Ferhani. Pour eux tous, le cinéma documentaire est un outil de recherche artistique. Un outil qui interroge l’Histoire de l’Algérie, celle occultée des années noires (Atlal de Djamel Kerkar), du soulèvement de 2011 (Fragments de rêves de Bahïa Bencheikh El Fegoun), des représentations de cette histoire (le Roman algérien de Katia Kameli), de la guerre de libération nationale (Loubia Hamra de Narimane Mari), du regard d’un exilé (Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine). Ces éléments de l’Histoire algérienne sont, pour chacun de ces cinéastes ancrés dans une Algérie à vif, matière à filmer la libération par la parole dans un pays en guerre, un mouvement social en peine, la fabrique des images, la liberté… Leur rapport complexe mais vital à leur territoire s’exprime par un rapport tout aussi complexe et vital au cinéma. Chaque film témoigne d’une écriture documentaire singulière. Peu de cinéma direct, un travail de mise en scène du réel qui s’effectue parfois en amont dans la préparation du film (Loubia hamra), ou par une attention dans le tournage à laisser advenir une situation, un personnage (Samir dans la poussière, Atlal…). Le travail de l’image n’en est pas moins remarquable dans la plupart de ces films, qui ouvre sur la lumière, la topographie, le paysage comme des éléments moteurs de la vie et de l’histoire qui se déroulent là. Peut-on pour autant déjà parler d’une nouvelle école algérienne ? « C’est un cinéma qui parle à partir de ce pays. Il œuvre à la reconquête du territoire et à la libération de la parole. ». Voici ce qu’en dit Djamel Kerkar.
LES FILMS
La bataille d’Alger, un film dans l'histoire de Malek Bensmaïl (2017)
En 1965, trois ans après l’indépendance de l’Algérie, le cinéaste italien Gillo Pontecorvo tourne un film reconstituant la bataille d’Alger (1956/1957). Ce film à l’esthétique inspirée des actualités rafle en 1966 le Lion d’Or à Venise. Alors qu’en France il sera interdit jusqu’en 1971, en Algérie il devient mythique, programmé chaque année par la télévision pour la commémoration de l’indépendance. Il est coproduit par la société de Yacef Saadi, un des héros de la lutte de libération qui joue son propre rôle dans le film. Le tournage du film va servir de leurre pour faire entrer les chars de l’armée de Boumedienne dans la ville lors du coup d’État qui renverse le Président Ben Bella. En s’appuyant sur des témoignages et des archives exceptionnels, Malek Bensmaïl opère, soixante ans après, un retour passionnant sur ce film qui n’a cessé de s’enrichir avec l’Histoire.
Atlal de Djamel Kerkar (2016)
C’est à Ouled Allal, village symbole de la guerre civile en Algérie, que Djamel Kerkar a tourné ce premier film. Un village de l’arrière-pays d’Alger ravagé dans les années 90 par les affrontements entre le Groupe islamique armé (GIA) et l’armée nationale. Un prologue aux images tremblantes d’une cassette VHS d’époque rappelle le drame du village dévasté. Le film est celui du regard porté par ses habitants sur ces ruines (« atlal »). Trois hommes, de générations différentes, chassés de chez eux par les islamistes, qui ont fait l’expérience de la guerre, de la misère. Mais il ne s’agit pas là de simplement ressasser la souffrance des habitants du village. Il s’agit, comme le font les fils, nés en plein cauchemar, de slamer une parole libératrice.
Fragments de rêves de Bahïa Bencheikh El Fegoun (2017)
En janvier 2011, d’importantes manifestations éclataient en Algérie contre la flambée des prix de denrées de base. La répression fut telle qu’en février, alors que démarrait ce que l’on a appelé « le printemps arabe » au Maghreb, l’Algérie ne connut pas ce printemps politique. C’est ce soulèvement avorté que le film de Bahïa Bencheikh-El-Fegoun documente ici par une série d’entretiens avec les acteurs de la société civile algérienne illustrés par des images d’archives puisées sur les réseaux sociaux. Comment le peuple algérien, fort de ce désir de liberté et de démocratie a-t-il manqué cette occasion historique ? Ce film est une riche piste de réflexion sur la nature du mouvement social en Algérie.
Le Roman algérien de Katia Kameli (2017)
Partant d’un petit kiosque de cartes postales anciennes comme dérisoire mémorial de l’histoire algérienne, l’artiste plasticienne interroge le rôle des images – ou de l’absence d’images- dans la représentation du patrimoine colonial de l’Algérie, de la décolonisation et des années noires… bref, dans la construction de son roman national. En trois chapitres distincts, Katia Kameli livre une réflexion sur la fabrique des images ou des symboles (le drapeau !). En compagnie éclairée de la philosophe Marie-Josée Mondzain et d’extraits de films d’Assia Djebar, elle entame une critique qui déborde le cadre algérien sur nos rapports aux récits, aux idéologies et aux images qui les façonnent.
Loubia Hamra de Narimane Mari (2013)
Rejouer l’Histoire d’hier avec l’imaginaire d’enfants d’aujourd’hui. Rejouer la guerre de Libération nationale algérienne de 1962 avec des petits Algérois de 2013. C’est là le point de départ du tournage de cet audacieux premier film de la productrice Narimane Mari. De là, les enfants se sont emparé des règles du jeu avec la force transgressive de leur âge, se lançant dans une chorégraphie guerrière échevelée sur une plage algérienne, suivie au plus près par la caméra de Nasser Medjkane. Le film est affolant de liberté et de spontanéité, déroutant de puissance et de fragilité. Au-delà de la guerre de Libération, c’est de la liberté individuelle dont il s’agit au sens le plus universel qui soit.
La Clôture de Tariq Teguia (2003)
Dans ce troisième court métrage de Tariq Teguia, on découvre Rachid Amrani qui jouera Kamel dans Rome plutôt que vous, Kader Affak qui joue le rôle principal d’Inland, Fheti Garès qui joue l’intégriste dans Rome plutôt que vous et que l’on voit aussi dans Inland … Il ne s’agit pourtant pas d’une sorte de casting de ses futurs longs métrages, mais sûrement les premiers visages et la première forme donnés à cette recherche autour des corps pris dans l’enclave algérienne. C’est ici par la parole que ces jeunes Algériens expriment l’enfermement, le désœuvrement, l’ennui, le désir de prendre une barque et de traverser la Méditerranée… Tariq Teguia y voit « de grands pessimistes, mais des pessimistes hyperactifs ! ».
Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine (2015)
Mohamed revient dans sa région d’origine, montagneuse et sèche, où son neveu Samir est resté vivre. Samir y vit de la contrebande de pétrole. Il transporte la marchandise à dos de mulet de son village algérien à la frontière marocaine. Mohamed, qui vit en France, porte la nostalgie de cette terre qu’il n’a pas connu et filme Samir comme un double qu’il aurait pu être. Le jeu de miroir est difficile, Samir dévoile petit à petit ses frustrations, son envie de partir, lui aussi. La beauté du film tient dans ce fil ténu commun entre eux, ce rapport ambivalent à cette terre. Un paysage de sables et de roches arides qui sont la vie de Samir et le rêve de Mohamed.
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Posté Le : 18/12/2020
Posté par : patrimoinealgerie
Source : https://imagesenbibliotheques.fr/docotheque/focus-algerie