Algérie

Culture et société: l'équation de la modernité



«Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques et les temps modernes sont dramatiques»Victor Hugo (1802-1885), poète et écrivain français

Alors que plus d'une année est passée depuis l'entrée du terme sensationnel «dégage!» dans l'encyclopédie lexicale des grandes révoltes mondiales, les masses arabes, fragilisées par tant d'années d'autoritarisme sans nom et de dégénérescence sans logique, hésitent ou peinent encore à «s'engager» sur la voie fort cahoteuse de la modernité. Dégager et s'engager, deux vocables qu'à priori, tout semble opposer, en viennent alors à signer sur la terre arabo-musulmane un pacte au long cours de bon voisinage et d'amitié. Quelle dissymétrie de sens mais également quel hasard de circonstance! En presque une berge, les langues se sont déliées, les gérontocraties déboulonnées, et les peuples émancipés. Si Nasser ou Boumédiène, deux repères d'autoritarisme de fer dans la sphère arabe, sont parmi nous aujourd'hui, ils en tomberont certainement des nues. Plus de culte de personnalité ni de démagogie populiste ne sont désormais à l'ordre du jour. Hormis les cris tonitruants d'un quidam, marchand ambulant de son état, s'appelant «Mohammed Al-Bouazizi» partis des confins de «cactus» de «Sidi Bouzid» pour annoncer au monde entier l'avènement du soleil de progrès et de la démocratie sur des pays rangés à jamais dans le grenier du débarras civilisationnel, rien qui vaille une once de crédibilité aux yeux de la population arabe. La voix de la rue était conséquente avec elle-même puisqu'elle aurait cassé les vitres enfumées des autocraties nanties qui se sont vautrées sur le divan du luxe et de la luxure en réduisant de simples citoyens en sujets taillables et corvéables à merci. Ce sont également elles qui ont épuisé les ressources nationales, gaspillé et dilapidé les deniers publics au nez et à la barbe de peuples transis par la peur, usés par la souffrance et gagnés par le pessimisme. Mais, si les arabes avaient franchi le cap de «bonne espérance» démocratique et se sont libérés de la contrainte physique des dictatures par des révolutions populaires sans commune mesure dans l'histoire contemporaine de l'humanité, auraient-ils pour autant le courage et la force d'esquisser une révolution culturelle dans les mÅ“urs politiques, la conscience civique et les pratiques sociales? Autrement dit, les insurrections politiques seraient-elles dans un proche avenir accompagnées par une éthique morale et un pacte scellé et non négociable de confiance entre les nouveaux gouvernants, acquis de par leur passé de militants démocratiques aux valeurs de la résistance, le cas du président tunisien, en l'occurrence Moncef Merzouki, et les nouvelles générations pétries par les vertus du «Facebook» et les technologies de l'information et de la communication?

Mais la question qui taraude toujours les esprits est la suivante: sur quel critère juge-t-on la modernité ou non d'un peuple? Aussi complexe soit-elle, cette interrogation mérite une explication convaincante à la mesure des défis qui se présentent de nos jours devant les sociétés arabo-musulmanes. En effet, la modernité dans son acception la plus simple signifie immédiateté, contemporanéité et actualité d'une situation sociale donnée par rapport à ce qui est ancien, archaïque et inusité. En arabe, le terme «Al-Hadatha» est plus expressif, voire plus interprétatif que son synonyme en français dans la mesure où il reflète mieux et quasi systématiquement l'innovation, la perspective futuriste et la nouveauté que contient dans ses entrailles ce vocable. La culture en tant qu'activité stimulatrice de l'être est le domaine par excellence où se déroule l'activité spirituelle, novatrice et créatrice aussi bien de l'humain que de la société où celui-ci vit. En effet, cette ruche d'abeilles grandeur nature que l'on nomme «société», est l'espace idoine pour la mise en contexte des éléments culturels que l'individu aurait auparavant acquis. Encore faudrait-il faire le distinguo à cet effet entre la culture instructive, c'est-à-dire, ce genre de culture supérieure que la crème de la société (l'intelligentsia et les élites sociales) devrait impérativement entretenir en ses gènes propres et éparpiller par la suite tout alentour en ses périphéries dans le noble objectif de transmettre les connaissances et les compétences en leurs divers contenus symboliques (savoir, savoir-vivre, savoir-être) et l'instruction culturelle, c'est-à-dire, ce type d'enseignement dont les institutions de l'État, notamment les écoles, les universités, les instituts et les centres culturels sont les seules pourvoyeuses et à laquelle les projets nationaux et les stratégies globales des régimes politiques sont tenus de viser. En ce sens, la cohabitation réussie des sphères à la fois notionnelles et opératoires de la culture et de la modernité accoucherait certainement d'une société en pleine forme. Mais la modernité est-elle uniquement un simple conformisme aux contingences du présent comme le voudrait bien entendre sa définition étymologique initiale? N'a-t-elle pas une relation intrinsèque avec les exigences de l'avenir des sociétés et des nations? C'est indubitablement dans ce contexte précis que l'on pourrait insérer «la conscience historique» comme variable indépendante de «l'équation évolutionniste» des nations. A entendre par «conscience historique», la capacité qu'a chaque peuple à réinterroger son passé afin de se projeter dans son avenir. Si avenir il y a, il ne faudrait jamais le présager ou le préfigurer sous la grisaille d'une vision tordue et alambiquée qui ne tiendrait jamais compte de l'être fondamental du pays, ce que les Allemands appellent à juste raison génie national (volkgeist), mais l'accueillir sous la joie d'une redécouverte de son passé et de son présent revisités et vus autrement car la culture est l'esprit d'un peuple auquel il appartient et qui imprègne de ce fait à la fois sa pensée la plus haute (celle de ses cadres et intellectuels notamment), et les gestes les plus basiques de son existence de tous les jours ( les masses populaires).

C'est dire que la vie quotidienne avec ses exigences circonstancielles et la vie culturelle, dotées de la réflexion ou la pensée qui lui sont concomitantes, devraient avec tous leurs défis futurs, se joindre et former mutuellement une symbiose ascensionnelle vers la modernité. Ainsi, le folklore ou appelons-le en ce contexte «le hardware» en raison de la lourdeur de ses rythmes, de l'ambiguïté de sa gestuelle ainsi que de ses rituels et qui forme en fin de parcours cette culture de masse, homogène par excellence, devrait rester corollaire de la haute culture des élites «software», sans lui être toutefois servile ou tributaire. La haute culture est une connaissance à la fois raffinée et complexe mais en même temps facile à disséquer, à décortiquer et à digérer d'autant plus qu'elle est légère, sélective et moderne. La «complexité» de sa vision ne vaudrait aucunement signifier sa «complication» dans la mesure où elle est fondamentalement hétérogène dans son être et dans son esprit. La société semble, dans ce schéma, être une corrélation systématique entre deux structures fondamentales «l'infrastructure» et «la superstructure». Autrement dit, la culture populaire, propre à la société elle-même et la culture savante, destinée à son élite. Il serait toutefois fort intéressant de signaler que cette distinction est purement notionnelle, spirituelle et symbolique, ce qui jure de facto avec la conception matérialiste du philosophe allemand Marx (1818-1883) sur la société industrielle. En fait, ces trois notions disparates dans les faits sont en revanche reliées à leur source matricielle et en viendraient à s'entrechoquer dès qu'une césure ou rupture sociale s'opère dans les structures fondamentales des sociétés. La douleur de la rupture avec le passé et l'angoisse de s'ancrer dans aussi bien l'avenir que la modernité provoque par ricochet un phénomène quasi «gravitationnel» voire magnétique qui fait que toutes les couches de la société tournent autour de l'orbite conceptuel et paradigmatique du progrès. Dans le monde arabo-musulman, l'inertie historique véhiculée et entretenue par des siècles entiers du dépérissement civilisationnel a justement été renforcée et confortée par les tentatives avortées du mouvement réformiste «Al-Nahda Al-islamiya» d'apaiser les blessures et les effets de la chute du prestige de la «Oumma islamiya» (nation islamique) dans l'amour-propre de ses citoyens. Lequel mouvement aurait calqué le modèle européen de «renaissance», sauf que ce dernier avait des particularismes et des spécificités bien à lui d'autant plus qu'il a procédé à une rupture radicale et sans ambages d'avec la religion du Moyen Age en faveur d'une sécularisation millénaire. Échec consommé dès le départ pour les penseurs et philosophes : Al-Afghani (1838-1897) et Mohammed Abduh (1849-1905), les promoteurs de ce grand saut dans l'incertitude car leur mouvement aurait importé les épluchures idéelles de «la Renaissance» européenne sans réussir à se faire injecter sa substance ou essence première (la rupture épistémologique d'avec le passé) . C'est pourquoi, le réformisme islamique de la fin du XVIII siècle est subitement devenu «déformisme» moderniste au XIX et XX siècle dont le colonialisme «cet arbitraire sanglant à mission civilisatrice» pour reprendre les termes fort éloquents de la sociologue française Sophie Bessis, avait tiré à bon escient les grosses dividendes.

La première remarque qui s'impose à ce sujet est que la modernité islamique ou du moins ses balbutiements théoriques n'a malheureusement pas pu titiller la fibre sensible et les profondeurs mystérieuses de l'âme collective de ce qu'il conviendrait d'appeler hinc et nunc nation arabo-musulmane. Autrement dit, la culture. Celle-ci fut depuis toujours la desservante utile et active des ressorts sociaux des États et des peuples. Or, comme l'a justement remarqué l'anthropologue visionnaire japonais Magoroh Maruyuma, chaque culture est autonome mais en même temps contient en ses atomes quelque chose qui la rend parfois fragile et «disfonctionelle» (un défaut de fonctionnalité), c'est le cas des sociétés arabes avant le déclenchement du printemps des peuples et durant toute la période de la Renaissance européenne, qui se contentent d'acquiescer les choix du chef sans broncher. Leur sous-développement mental a été fortement viabilisé et édifié sur l'encouragement tacite de l'analphabétisme, de la sorcellerie et de métaphysique au détriment de la rationalité et du scientisme par au départ les colons et ensuite les dictatures. Dans les autres cas, les contraintes du temps et de l'espace ont obligé quelques structures sociales à fonctionner dans le mauvais sens (misfonctionalité), l'on saurait classer sous cette grille de lecture, les sociétés et les civilisations anciennes ( les Mayas, les Incas en Amérique Latine ainsi que les Touaregs et les Berbères dans le grand désert et les montagnes de l'Afrique du nord) qui, bien que riches en vestiges et monuments historiques (Popul Vuh, le seul récit épique qui relate l'histoire antique pour les premières et les superbes fresques rupestres du Tassili, d'Al-Ahaggar ainsi que le folklore populaire pour les secondes), restent malheureusement pour la plupart, trop pauvres, voire archaïques dans la mesure où elles n'ont pas laissé des preuves écrites fiables et tangibles qui attestent de leur culture, rites de vie ou tout simplement leur passage sur terre, ne dit-on pas d'ailleurs que l'écriture est la mémoire de l'humanité. Par moments, la culture n'arrive plus à atteindre le niveau de performance que l'on attend ou espère d'elle (sous-fonctionalité), ce fut le cas notamment de l'Europe de l'Est, et de la Corée du Nord, bien après le démembrement «collapse» de l'U.R.S.S au début des années 90. En effet, tous les pays qui lui furent obéissants pendant la guerre froide ont tourné politiquement leur veste mais culturellement, demeuré, intimement attachés aux idéaux du «grand homme malade». Ainsi les deux sphères politique et culturelle de ce conglomérat de contrées nagent-elles dans des océans de médiocrité structurelle complètement différents, ce qui a favorisé par la suite la floraison d'une culture «sous-fonctionnelle» qui leur aurait montré une fausse route. Le plus dramatique, c'est inévitablement lorsque cette sous-culture, crée et propage du dommage et des dégâts collatéraux dans son fonctionnement, ce que Maryuma lui-même appelle «toxifonctionalité». Ce dernier terme s'applique plus particulièrement à ces stratégies politiques destructrices des pays africains et arabes, l'Amérique Latine, l'Iran...etc qui, en faisant la concurrence avec des grandes puissances nucléaires, investissent des sommes colossales dans des armements militaires accessoires et futiles, sans toutefois pouvoir les fructifier et les exploiter dans le domaine social, c'est-à-dire, la santé, la justice et l'économie.. Outre ces systématisations sociologiques du philosophe japonais, l'on pourrait en rajouter la «méta-fonctionalité» et «l'ultra-fonctionalité», propres aux sociétés Occidentales consuméristes, individualistes et presque indifférentes au sort de l'autre humanité malade et souffreteuse qui, en améliorant au-delà des limites les performances de leur civilisation, l'ont rapidement noyautée et noyée dans des «logiques évolutionnistes» qui la surpasse et la déprime au point que l'on assiste à une montée en flèche de la charge du pessimisme et du suicide dans leurs sociétés. La détérioration écologique et les déchets nauséabonds de la post-modernité n'en constitueraient-ils pas les dérives les plus perverses?

 Aussi paradoxale que cela puisse paraître et contrairement à ce qu'en pensent certains analystes, la culture arabo-musulmane fut toujours bien portante et ce fut l'élite politique et intellectuelle qui était souvent malade car à cheval entre Orient, source de sagesse et Occident, miroir réfléchissant faussement les «Lumières», elle ne savait plus quelle voie emprunter. Il n'est pas du tout inutile d'affirmer dans cette même perspective que le carcan intellectuel sécrété par l'histoire arabo-musulmane est dû notamment à l'Å“uvre d'assimilation forcée menée par des élites éblouies par le degré d'avancement des sociétés Occidentales et qui sont passées sous les fourches Caudines de leurs réactions spontanées à l'élan moderniste et de leur volonté précipitée d'enfourcher le cheval du progrès. Toute Å“uvre humaine bien accomplie requiert de la patience, de la perspicacité et de la conscience.

Certes, la modernité est un travail de fond qui nécessite des approches analytiques différentes de la vie sociale, intellectuelle et politique des pays arabo-musulmans avant d'entreprendre une quelconque réforme ou aménagement dans leurs soubassements, mais il n'en demeure pas moins qu'elle ait aussi et surtout recours à des philosophies concordantes, cohérentes et interactives. En ceci, elle a le mérite d'éclairer les nations mais aussi et fort dramatiquement, elle a un pouvoir de nuisance énorme capable de les tuer dans leur fÅ“tus surtout si le penchant de leurs intelligentsias respectives à se scinder et à se diviser en de multiples castes et groupuscules hétéroclites s'avère plus que probant. C'est pourquoi, l'on remarque bien qu'il y a à l'origine de cette déliquescence du Monde Arabe, deux tendances culturelles et politiques fort conflictuelles qui ont fait leur apparition au début du XVIII siècle et qui ont tenté un mouvement d'hégémonie sociale d'envergure: «les triomphalistes» et «les défaitistes». Les premiers, en surestimant la valeur éthique, culturelle, philosophique et scientifique du patrimoine arabo-musulman furent, à leur grand malheur, écrasés sous la botte exaltatrice des «retours intempestifs du passé sous ses mille formes d'utopies régressives» pour reprendre à mon compte l'excellente expression du sociologue français Sami Nair. Quant aux seconds, ils ont, par sublimation ou crainte de l'héritage Occidental ou colonial, fait la sale besogne de (singer, mimer et répéter) à l'identique l'archétype Occidental. Autrement dit, ils ont facilité le travail de mise en conformité de leur culture ancestrale, leurs coutumes et us traditionnels à un «idéal-type» exogène à leur assise sociale. Ce qui l'a, au demeurant, détourné de son fleuve authentique et de sa source première. En opérant de la sorte, ce fut le propre même de la société archaïque que ces élites frelatées et zélées voudraient bien revigorer. Laquelle ne permettrait plus «une régénération» et une récréation de sa sève mais se confine tout bonnement dans des schémas obsessionnels, répétitifs et rétrogrades en rupture de ban avec les lumières de la modernité. En un mot comme en mille, l'on saurait dire que ni «la modernité régressive» des premiers, ni encore moins «la régression moderniste» des seconds n'était en mesure de faciliter voire de favoriser «une approche pragmatique» de la culture de la société-mère, arabo-musulmane s'entend. Pire, ces courants-là ont demeuré pour très longtemps prisonniers de clichés réducteurs et de poncifs destructeurs des élites politiques aux desseins inavoués qui les auraient manipulés comme bon leur semblait. La deuxième remarque digne d'intérêt est que les remèdes fortifiants à même de soigner une modernité «boiteuse» sont quasi inexistants. Ce qui a rendu la tâche de «kinésithérapie intellectuelle» inopérante face à un malaise intérieur ravageur et fort contaminant. Mais, le printemps révolutionnaire des peuples saurait-il aménager en son giron «une pépinière idéelle» pour les élites arabo-musulmanes afin de pouvoir y remédier au plus vite? Réponse: l'espoir est permis...!

*Universitaire.








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